La noyade

Bien avant mes yeux, ce sont mes oreilles qui s'ouvrent, enchantées par le chant matinal d'oiseaux dont je ne connais probablement pas l'espèce. Du moins leur voix ne m'est pas familière. Tout m'est étranger dans cette forêt, si bien que j'ai décidé d'oublier tout ce que je connaissais, et d'accepter les nouvelles étrangetés comme elles viennent. Difficile de rester sain d'esprit autrement.

De quel genre d'oiseau peut-il s'agir ? Ont-ils quatre ailes ? Deux becs ? Six pattes ? Peut-être ont-ils de la fourrure plutôt que des plumes ? Peut-être brillent-ils dans le noir, ou bien creusent dans la terre comme des taupes pour déloger les petits vers. Peut-être tout ça à la fois ?

Ironiquement, mon imagination débordante aura été la cause de mon réveil. Mes yeux s'ouvrent lentement dans l'espoir de voir une de ces drôles de créatures perchée à mon chevet, chantant frénétiquement son récital pour mon exclusivité. Évidemment, rien de tel ne m'apparaît. La lumière bleutée qui plisse mes yeux ne provient pas d'un oiseau luminescent, mais des innombrables pierres de Mystra qui parsèment les troncs de la forêt, comme autant de modestes soleils qui inondent le dortoir de leur souffle de vie.

Je me redresse sur mon matelas douillet et jette un regard nouveau sur le dortoir que j'avais seulement vaguement observé la veille, dans l'obscurité, avant de m'écrouler de fatigue. Une pièce simple et charmante, constituée de quatre murs et un toit, ainsi que quelques poutres pour le soutenir. Rien de plus, rien de moins, si ce n'est la fenêtre ronde par laquelle s'infiltrent les messagers de lumière, et les quelques hamacs tendus entre les poutres. L'absence d'armoire, de placard, ou d'objets traînant au sol m'interpelle.

Ces gens ne possèdent-ils aucun bien ?

Le sol est aussi dénudé que les murs, uniquement tâché par ma présence. Les autres futons ont tous été pliés un peu vite et déposés le long des murs, signe que les habitants d'ici sont bien matinaux, ou que j'ai dormi bien plus longtemps qu'ordinaire. La cabane est faite en bois clair, légèrement vieilli par endroits, et…

Tiens ? Pourquoi mes joues sont-elles humides ? Se pourrait-il que… j'ai pleuré ? Mais pourquoi donc ? Je me rappelle avoir fait un rêve cette nuit, mais je ne crois pas qu'il s'agissait d'un mauvais rêve. Il me semble que j'étais dans la cabane avec le vieil homme et… C'est inutile, je ne me souviens pas du reste.

C'est très rare que je me souvienne d'avoir rêvé. D'habitude, mes nuits sont ponctuées de cauchemars atroces, ou bien de réveils brusques, alerté par mon sens du danger. Maintenant que j'y pense, c'est aussi la première fois que je me sens en sécurité depuis que j'ai quitté la cabane. C'est sans doute ça qui a provoqué mon débordement de rire hier soir, et qui m'a permis de dormir plus longtemps que le soleil ce matin, et…

Que se passe-t-il encore ? Est-ce la rosée du matin qui fait couler ces perles le long de mon visage ?

En temps normal, je serais affolé de m'être réveillé aussi tard, mais ce matin, peut-être pour la première fois de ma vie, rien ne me presse. Je suis presque tenté de rester comme ça un peu plus longtemps, pour savourer ce calme, et ces larmes… Mais je me rappelle soudain que je ne suis pas chez moi, et que mes hôtes sont déjà levés. J'ai promis à Clarence qu'on finirait notre conversation ce matin, et il serait inconvenable de la faire attendre après qu'elle m'ait si généreusement accueillie.

Je me lève et fais quelques pas vers la cavité ronde qui sert de fenêtre. Les premiers arbres délimitant la clairière sont malheureusement trop loin pour que je puisse vérifier mes théories sur les oiseaux de la forêt. En regardant plus bas, j'aperçois un toit rond d'une dizaine de mètres de diamètre, recouvrant une dalle en pierre plate. J'avais aperçu cette étrange construction la veille mais c'est seulement maintenant que j'en comprends l'utilité. Les Shinzuites y sont rassemblés, assis en méditation dans le plus grand des calmes. Depuis ma tour, j'aperçois notamment Natsuki, et suis surpris de constater le sérieux avec lequel il se prête à l'exercice. Quelques pas devant lui se trouve Kana, sage comme une image. Elle a quitté la table tel un ouragan la veille, mais il semble que les nuages se sont dissipés pendant la nuit. À les voir méditer aussi assidûment, ça me donne envie de m'entraîner, moi aussi.

Je descends une à une les marches taillées à même le tronc tout en m'émerveillant devant ce travail d'orfèvre. Entreprendre de tailler des couloirs à même ce pilier végétal requiert une audace qui force l'admiration. Une fois redescendu sur Terre, je trouve un coin discret, à l'ombre d'une racine, et entame mes exercices habituels : Toujours commencer par échauffer ses articulations. Puis faire des pompes jusqu'à ce que le sol décide de lui-même de m'écraser la figure. Ensuite, faire des squats jusqu'à ce que le ciel ne m'aplatisse au sol. Et enfin, me suspendre à une branche par les jambes et lever mon torse pour toucher la branche, avant de me déplier et de recommencer jusqu'à ce que soit la branche, soit ma tête ne s'écrase au sol en premier. Une fois fini, recommencer. C'est le vieil homme qui m'a appris cette routine d'exercice que je ne saurais recommander, et quand je n'en pouvais plus et que je questionnais l'utilité de cet entraînement, il me répétait toujours ces mots :

– Mon garçon. Si tu veux survivre dans la nature, il faut que tu deviennes plus fort qu'elle. Mais pour la simple raison que c'est la nature qui nous a fait, il nous est impossible de surpasser la nature. Il ne nous reste donc qu'à nous entraîner tous les jours de notre vie jusqu'au dernier. Tu comprends, Ishizora ?

Quand je lui demandais alors pourquoi il ne s'entraînait pas comme moi, il me répondait qu'il était déjà mort une fois, et que c'est le privilège des morts que de se la couler douce. Il disait beaucoup de choses ayant très peu de sens, et même si je ne comprenais qu'un dixième de ses paroles, il me manque d'écouter sa voix. Après sa mort, ses paroles ont fini par trouver leur sens dans mon esprit, et j'ai réalisé l'utilité de cet entraînement : Il est impossible de vivre dans la nature, on ne peut qu'espérer y survivre, et cela nécessite un entraînement spartiate, ainsi qu'une grosse part de chance.

Je chasse ces souvenirs de mon esprit alors que j'entame ma deuxième série de pompes, ne pensant plus qu'à mes biceps et pectoraux qui se contractent à intervalles réguliers. Je focalise mon esprit sur la douleur pour l'empêcher de prendre le dessus sur ma volonté. J'ai appris à la dompter, depuis le temps. Au début, rien que d'y penser me passait l'envie de m'entraîner, mais à force, elle m'est devenue familière. Chaque fois que je ressens cette douleur, je me sens rassuré, car cela signifie que mon corps fonctionne comme il faut. Rien de plus dangereux que lorsqu'on ne ressent rien. Elle me procure également une certaine satisfaction, comme si je me battais contre mon propre corps, et que je parvenais à le vaincre. Enfin, cela me rappelle les jours passés dans la hutte du vieil homme. Si je venais à oublier cet épisode de ma vie aussi, je pense que la solitude finirait par avoir raison de moi.

Une fois que mes bras flageolent et que mon torse s'écrase lourdement au sol, la voix de Natsuki retentit jusque sous mon toit végétal. Il semble me chercher, criant mon nom à plein poumon. Je pousse ma voix hors de ma gorge pour l'avertir de ma position, mais étant dans l'obscurité, et lui dans la lumière, je lui demeure invisible jusqu'à ce qu'il fasse un pas dans mon humble demeure. Aussitôt qu'il me voit allongé au sol, peinant à me relever, il arbore un visage horrifié, comme s'il venait de découvrir une scène de crime.

– Alors comme ça je suis arrivé trop tard, me dit-il affolé.

– Quoi ? Mais enfin, de quoi parles-tu ?

– On m'a dit que Kana te cherchait, alors je voulais te prévenir du danger… il met une main devant sa bouche pour cacher son effroi. Mais il semble que le mal soit déjà fait. Si seulement j'avais fait plus vite… Je n'osais penser qu'elle irait jusque-là.

– Quoi ? Non, Natsuki, il y a mépri—

– N'essaye pas de la couvrir, m'interrompt-il sèchement. Cette fois, elle est allée trop loin. Même si je dois y laisser ma peau, je jure que je te vengerai !

Sur ces paroles, prononcées comme si elles étaient ses dernières, Natsuki s'en va aussi rapidement qu'il était apparu.

— J'espère qu'il ne finira pas blessé par ma faute…

Ne pouvant rien faire face à la spontanéité maladive de Natsuki, je continue mon entraînement en essayant de ne plus y penser, bien qu'une part d'inquiétude persiste à troubler ma concentration. J'entame alors ma seconde série d'abdos perchés, la douleur ne tardant pas à effacer toute pensée parasite de mon esprit... enfin presque.

Kana me cherche ?

En temps normal j'aurais dû retourner au dortoir pour l'y attendre sagement, mais je ne suis pas sûr de savoir comment lui faire face sans savoir ce qui l'a mise en colère contre moi la veille. J'espère que toutes les filles ne s'énervent pas ainsi sans en expliquer la raison... Et puis, de toute façon, l'entraînement est prioritaire. Elle peut bien attendre un peu.

— Hu-hum !

Tiens ? Est-ce une voix humaine que je viens d'entendre ? Ou le craquement du morceau de bois qui me sert de perchoir ?

— Hum ! Hum !

J'interromps mon mouvement pour tourner la tête dans la direction du bruit et, bien qu'à l'envers, devine la silhouette de Kana qui m'esquive du regard, les bras croisés. Fidèle à mon prénom, je m'écrase au sol comme une pierre. Devant cette embarrassante démonstration d'agilité, Kana laisse s'échapper un rire qu'elle s'empresse d'étouffer. Je me relève aussi vite que mes muscles engourdis me le permettent, et essuie mes vêtements comme si ça suffirait à donner l'illusion qu'il ne s'est rien passé.

— Tu me cherchais à ce qu'il paraît ? dis-je hâtivement pour ne pas lui donner le temps de se moquer.

— Oh ? Tu le savais et tu es quand même resté ici ? Se pourrait-il que tu aies peur de moi ? dit-elle d'un ton amusé.

Mince, en essayant de dissimuler une bourde, j'en ai fait une autre…

— H-hum, c'est Natsuki qui est venu me prévenir au milieu de mon entraînement. Je pensais venir à ta rencontre aussitôt celui-ci terminé, promis-juré !

— Hummm, si tu le dis… répond-elle très peu convaincue.

— Natsuki ! je m'exclame, venant de trouver un nouveau moyen de changer le sujet. Il était parti à ta rencontre il me semble. L'as-tu croisé ?

— Ah, c'était donc ça ? J'ai vu quelqu'un l'emmener à l'infirmerie après qu'il a failli s'assommer en trébuchant sur une branche. C'est pas faute de l'avoir prévenu cent fois de ne pas courir dans le Sylvheim.

Visiblement, la maladresse de Natsuki éclipse de loin la mienne. Il faudra que j'aille le remercier plus tard.

— Et donc, pourquoi me cherchais-tu ?

— Mère m'a demandé de t'emmener la voir, alors rhabille-toi en vitesse et suis-moi, m'ordonne-t-elle en jetant un regard furtif en direction de mon ventre, avant de détourner le regard en rougissant.

Depuis qu'elle est arrivée, elle évite clairement de regarder dans ma direction. Je prenais ça pour du dédain mais se pourrait-il que… ce soit de la timidité ? Réalisant que je la regarde, elle rougit à nouveau et se tourne aussitôt dos à moi, confirmant mon hypothèse. Je souris devant ce côté mignon que je ne soupçonnais pas, et me dépêche d'enfiler ma chemise avant de la rejoindre.

— Dis… commence-t-elle timidement, faisant des efforts notables pour ne pas me regarder, je suis désolée pour ce qui s'est passé.

— Oh, tu n'as pas à t'en faire pour ça. J'ai juste glissé. Et puis je ne me suis rien cassé en tombant.

— Je ne parlais pas de ça ! hausse-t-elle soudain la voix, avant de démarrer d'un pas rapide.

— Cette fille me laisse décidément perplexe, dis-je à voix basse. Un coup elle s'excuse, et la seconde d'après, elle s'énerve à nouveau…

Je me dépêche de la rejoindre puisqu'elle n'a pas l'air de ralentir le pas, mais fais bien attention à rester une foulée derrière elle. Je suis surpris lorsqu'elle s'éloigne d'Elvijkiar pour me guider en direction de la forêt, mais je garde le silence, même lorsque nous pénétrons dans la dense végétation pourtant dénuée de chemin ou de tracé sur le sol.

Où peut-elle bien m'emmener comme ça ? Ne me dites pas que Natsuki avait raison… Clarence était-elle un prétexte pour pouvoir m'isoler et se débarrasser de moi ?

Je n'ose pas croire que Kana en arriverait là, mais je reste néanmoins sur mes gardes. Si ce n'est pas elle, un des loups de l'autre jour pourrait me bondir dessus à tout moment sans que je l'aie vu venir. Comme pour confirmer mes craintes, un buisson se met soudain à frémir. Par réflexe, je déplie mon bras en protection devant Kana, l'arrêtant ainsi dans sa course, et pose mon autre main sur le manche de ma dague. En un éclair, un loup féroce bondit hors du buisson et attaque Kana à la jambe. J'allais réagir quand je réalise que le loup en question n'est pas plus haut que trois pommes, que ses griffes acérées dépassent à peine de ses coussinets duveteux, et que ses minuscules canines font place à une langue pendante qui fait des allers-retours sur la jambe de Kana, tandis que sa queue balaye frénétiquement le sol.

— Akaaa ! s'exclame Kana avec un enthousiasme évident, avant de repousser mon bras et de s'abaisser pour prendre le jeune louveteau dans ses mains.

Et voilà maintenant qu'elle s'extasie devant un chiot telle une adolescente ordinaire. Cette fille est une vraie girouette !

Je me sens privilégié d'assister à ce phénomène probablement rarissime, où l'obscurité se fait repousser par le sourire d'enfant de Kana. Le louveteau au pelage roux, assortit aux cheveux de cette dernière, lui rend son enthousiasme à coups de gourmandes léchouilles. Je me sens presque jaloux devant ces touchantes retrouvailles entre, semble-t-il, des amis de longue date. Je déglutis pour faire rappeler ma présence, et Kana me présente enfin à l'élu de son cœur. Le petit s'appelle Aka, et fait partie de la meute de loups protecteurs qui me poursuivaient l'autre jour. Il s'agirait même du fils héritier de leur chef. Difficile d'imaginer que cette boule de poils adorable ait un quelconque lien de parenté avec un de ces loups en surcroissance. Son pelage roux est paraît-il extrêmement rare même au sein de la meute, et il s'agirait d'un symbole de la descendance du loup originel, Varandir. En l'espace d'une minute, la créature que je ne voyais que comme une adorable boule de poils est devenue le prince d'une lignée de loups légendaires, et l'élu d'une créature mystique respectée à travers le continent. Je m'agenouille pour présenter mes hommages à la légendaire peluche. Si je lui manquais de respect d'une quelconque manière, je n'ose imaginer jusqu'où ses copains me poursuivraient.

— Qu'est-ce que tu fais ? me demande Kana, visiblement très amusée par ma prosternation. Tu vois bien que ce n'est qu'un bébé. En plus, cette histoire d'élu au pelage roux n'est jamais qu'une légende qui se transmet au sein de la meute.

Alors comme ça les loups sont aussi superstitieux ? Attends, il y a plus important…

— Tu veux dire que tu arrives à comprendre le langage de ces loups ?

— Bien sûr. Il dit que tu as l'air appétissant, dit-elle comme si c'était aussi mignon qu'un enfant salivant devant une vitrine de boulangerie.

Voyant ma réaction effrayée, elle rit à nouveau avant de me rassurer. Apparemment il s'agirait d'un compliment au sein de leur meute, sous la superstition que dévorer une créature puissante permet de s'approprier sa force. Pour résumer, c'est sa façon de me dire que j'ai l'air fort.

J'espère que ce n'est qu'une légende, car autrement je n'ose même pas penser à ce qu'ils ont dû avaler pour devenir les tas de muscles à quatre pattes qui ont failli avoir raison de moi.

— Hu-hum. Si je me rappelle bien, tu les as appelés loups protecteurs, je demande pour cacher mon embarras. Êtes-vous liés par une sorte de contrat ?

— Les contrats n'existent pas dans la nature. Disons simplement que notre relation est profitable pour nos deux camps. Les animaux sont des espèces simples tu sais, ils ne feraient jamais quelque chose qui ne soit pas dans le bénéfice des leurs. C'est cette simplicité et cette honnêteté dans leur façon de veiller l'un sur l'autre que j'admire tant, m'explique-t-elle sans relâcher son attention sur le louveteau qui jubile sous les gratouilles incessantes.

La Kana d'hier m'aurait sûrement répondu froidement que ce ne sont pas mes affaires. Comme quoi, il lui arrive aussi d'être de bonne humeur. C'est probablement grâce à ce jeune loup. Merci, divin messager au pelage roux !

— Si je comprends bien, cette forêt est simplement leur habitat naturel, et ils la protègent en même temps que vous ?

— Ce n'est pas faux, mais pas tout à fait juste. Comme je l'ai dit, notre relation est à double sens, donnant-donnant. Notre Geika maintient depuis toujours une barrière invisible autour de la forêt.

— Une barrière ? Quel genre de barrière ?

— Elle déroute les esprits, faisant perdre le sens de l'orientation et, pour les plus simples d'entre eux, les fait revenir de là où ils viennent, m'explique-t-elle le nez collé au museau du louveteau. Pour résumer, c'est une barrière anti-monstre.

— Une telle chose est-elle possible ?! Mais la forêt est immense ! C'est incroyable de parvenir à maintenir une telle barrière en permanence…

— Tout comme l'a prouvé notre rencontre, la barrière est loin d'être parfaite. Les monstres les plus intelligents et les humains peuvent toujours pénétrer dans la forêt, et comme ils perdent leur sens de l'orientation, il faut quelqu'un pour les guider vers la sortie, dit-elle pendant qu'Aka fais des aller retours sur ses épaules.

— Et c'est là que les loups interviennent ! je m'exclame pour prendre le relais. Ainsi, ils peuvent élever leurs petits à l'écart du danger, du moment qu'ils s'occupent de repousser les éventuels intrus.

— De plus, la barrière faiblit avec le temps. Il faut donc quelqu'un qui se charge de surveiller son état. Ça, c'est mon boulot.

Aka, de retour dans le creux de ses main, lui lèche les joues comme si c'était une friandise.

— Lourde responsabilité.

— Bof, pour être honnête, c'est juste un bon prétexte pour pouvoir m'amuser avec Aka, dit-elle en déposant doucement le jeune Aka sur le haut de sa tête, où il se fond comme un caméléon. Hein mon grand ?!

À l'entendre japper, on dirait que le jeune prince est satisfait de son nouveau trône. En écho à ses couinements de satisfaction répond un hurlement lointain. C'est son père qui le cherche, m'explique Kana, comme s'il était naturel de pouvoir reconnaître un loup à son hurlement. Elle m'explique aussi que malgré ses responsabilités, le jeune héritier est téméraire et ne pense qu'à s'amuser, causant bien du souci à ses parents. Une fois les au revoir terminés, le jeune Aka disparaît dans la dense végétation, et je me retrouve à nouveau seul avec Kana.

— C'est plutôt calme par ici, hein, dis-je bêtement avant que le silence ne devienne trop gênant.

— Allons-y, répond-elle simplement avant de tourner les talons.

Elle avait l'air ouverte à la discussion une minute plus tôt, et aussitôt que le loup s'en est allé, voilà qu'elle redevient la princesse de glace… Mais je ne m'avoue pas encore vaincu !

— Dis, où est-ce que tu m'emmènes comme ça ?

— Tu verras.

Je m'en doutais, mais ça valait la peine d'essayer. Changeons de méthode…

— Dis, est-il vrai qu'il a dit que j'avais l'air appétissant ? je demande sans succès, aucune intention de répondre ne semblant animer Kana. Je me disais juste que s'il me trouve appétissant, ça explique pourquoi il salive autant devant toi.

— Qu'est-ce que tu veux dire par là ? demande-t-elle, une pointe d'irritation dans la voix.

Il fallait s'y attendre… Il faut dire que c'est la première fois que j'essaye de formuler un compliment à partir de bave d'animal.

— Je me disais juste qu'il devait te trouver irrésistiblement alléchante. Après tout, tu es bien plus forte que moi.

Elle interrompt soudain sa marche le temps de quelques secondes, sans pour autant se retourner vers moi. Difficile à dire si les flatteries ont fonctionné ou l'ont, au contraire, énervée, mais au moins j'ai réussi à la faire réagir.

— Pourquoi penses-tu cela ? demande-t-elle d'une voix neutre après avoir repris la marche. Nous ne nous sommes pas encore affrontés il me semble.

— Vois-tu, lorsque l'on voyage seul, il est crucial d'apprendre à jauger ses adversaires. Autrement, le chasseur pourrait rapidement devenir le chassé.

— Et si tu m'avais rencontré pendant un de tes voyages et que je bloquais ta route, qu'aurais tu fait ?

— J'aurais cherché un autre chemin, quitte à faire un gros détour.

— Tu aurais bien fait, dit-elle après un petit moment de silence. Nous sommes arrivés, alors cesse de raconter des bêtises, dit-elle tout en retenant une fougère pour m'ouvrir le passage, révélant ainsi une tache de lumière à travers la végétation.

Lorsque je passe à côté d'elle, Kana prend congé sous prétexte qu'elle a d'autres choses à régler. J'avance d'un pas lent, déçu que la conversation que j'avais enfin réussi à démarrer arrive à une fin aussi abrupte, et passe à travers l'interstice de lumière en protégeant mes yeux avec mes bras. La végétation qui était pourtant si dense jusqu'ici, s'écarte complètement pour laisser place à ce qu'on appellerait une clairière—si tant est qu'une clairière puisse posséder un toit végétal. La lumière n'y est pas si intense que ça—il n'y a en réalité aucun endroit qualifiable d'éblouissant dans cette forêt mystique—mais venant de sous-bois particulièrement sombres, mes yeux restent plissés un instant. Je suis soudain frappé de nostalgie, comme si j'avais déjà vu cette clairière quelque part, et après un rapide scan des environs, je comprends pourquoi. Au centre de la clairière se dresse l'iconique petit pommier où j'ai rencontré Kana. La vue de cet arbuste me fait étrangement plaisir, comme si c'était un compagnon de longue date. Il faut dire qu'il fut le témoin de ma première interaction avec un humain en six ans. Cette fois-ci également, quelqu'un s'y trouve, un panier à la main. Pas besoin de loucher pour reconnaître celle qui m'a convoqué en ces lieux.

Alors que je me presse de rejoindre Clarence, je m'amuse à comparer le jeune pommier avec Elvijkiar, le pilier de la forêt. Ces deux arbres, pourtant diamétralement opposés, ont comme seul point commun leur triste solitude, qu'ils semblent tous deux assumer avec fierté. Peut-être que si j'éprouve cette proximité envers le petit pommier, c'est parce qu'il me rappelle ma propre solitude.

Clarence m'accueille avec un sourire radieux, l'air de particulièrement bonne humeur. Décidément, aujourd'hui a l'air d'être une bonne journée pour tout le monde, à part peut-être pour Natsuki. Je dois avouer que cet endroit est plutôt agréable. Je n'y avais évidemment pas prêté attention lors de ma première visite, mais le pommier est particulièrement bien illuminé, tandis qu'une brise rafraîchissante semble le caresser en permanence. 

— Si je peux me permettre, pourquoi m'avoir donné rendez-vous dans un endroit aussi reculé ? Si c'était juste pour discuter, le grand hall aurait fait l'affaire, non ?

— Si on avait discuté dans cette grande pièce froide, tu n'aurais pas pu te détendre, je me trompe ? De plus, cet endroit est spécial, dit-elle en s'approchant du pommier pour en caresser le tronc, les yeux fermés.

— Spécial ? Je suppose que ça a quelque chose à voir avec cet arbre…

— En effet. Ishizora, je te présente Istandür, l'héritier de la forêt de Varandir !

Que veut-elle dire ? Ce petit pommier de rien du tout aurait été choisi pour succéder à l'autre monstruosité ? Ça expliquerait pourquoi les autres arbres ne l'approchent pas, mais il a l'air si frêle, et son prédécesseur si… robuste. Tandis que ses branches juvéniles ploient sous le poids d'une pomme mûre, est-il vraiment capable de porter le poids de la forêt ?

— Je sais ce que tu penses, me dis Clarence le sourire aux lèvres. Malgré les apparences, cet arbuste deviendra un jour aussi grand qu'Elvijkiar, voire même encore plus.

Je lève les yeux vers la voûte végétale, essayant de m'imaginer le pommier grandir jusqu'à l'atteindre.

— Ça n'arrivera pas avant des milliers d'années, cela dit, ajoute-t-elle avec un regard absent, comme si elle venait de se projeter dans le futur dont elle parle.

— Pourquoi vous préoccupez-vous d'un avenir si lointain qu'il n'y restera plus aucune trace de notre existence ? je demande, perplexe.

— Très bonne question, répond-elle avec un sourire en coin, m'ayant probablement poussé à poser cette question à mon insu. Quelle est la plus grande différence entre l'Homme et les animaux selon toi ?

— Quoi ? Pourquoi cette question tout à coup ?

— Parce que c'est important, répond-elle simplement.

— Eh bien, je dirais que c'est l'intellect. Notre capacité à utiliser notre environnement pour construire des pièges, des outils, des maisons, …

— Tu t'approches, mais ce n'est pas tout à fait ça. Ce qui nous rend si différents des animaux, c'est notre capacité à nous projeter dans l'avenir. La peur de demain nous a fait bâtir des maisons, des villages, et puis des villes, tandis que l'espoir de demain a forgé nos cultes. L'Homme pense sans arrêt à une façon d'améliorer son avenir, sans jamais se complaire dans le présent. C'est cette insatisfaction qui a poussé notre société à se développer, et elle continue à le faire. Et toi Ishizora, as-tu pensé à ton avenir ?

Pourquoi ai-je le sentiment que toute cette histoire de pommier n'était qu'un prétexte pour en arriver à cette question ? J'ai l'impression de me faire manipuler depuis l'instant même où elle m'a souhaité bonjour, un grand sourire aux lèvres. Quelle femme terrifiante…

— Je dois vous avouer quelque chose.

— Je suis tout ouïe, dit-elle en posant son panier en osier. Marchons un peu tu veux bien ?

Je la suis jusqu'à la forêt, et pendant notre promenade, je lui parle de la voix qui hante régulièrement mes rêves. Cette voix que je ne reconnais pas, et qui m'est pourtant si familière. Cette voix qui m'appelle par un prénom que je ne connais pas. Cette voix qui est si douce, si réconfortante, et pourtant si triste. Cette voix qui m'exhorte à devenir plus fort que n'importe qui, sans pour autant me donner de raison. Cette voix qui éveille en moi des émotions que je ne comprends pas. Clarence m'écoute cérémonieusement, sans jamais m'interrompre.

— … Je suis convaincu que j'ai une famille qui m'attend quelque part, et qu'elle a besoin de moi. Pour quelle autre raison m'auraient-ils abandonné en m'urgeant de devenir plus fort ? Pourquoi, alors que j'ai oublié mon propre nom, me souviens-je de cette mission qui m'a été donnée ? Il faut à tout prix que je trouve les réponses à ces questions, mais tel que je suis aujourd'hui, j'ai peur d'être très loin de la force que j'ai promis d'atteindre.

— C'est sûr que les enfants ne poussent pas dans les arbres, dit enfin Clarence avec son iconique sens de l'évidence. Je comprends que tu aies envie de savoir d'où tu viens et pourquoi tu as dû te séparer de ta famille, mais ce n'est pas de ça que j'aimerais te parler aujourd'hui. Seul le temps peut raviver la mémoire, après tout, et chercher ta famille aveuglément à travers le continent est voué à l'échec.

— Si vous ne m'avez pas convoqué ici pour parler de mon passé, de quoi donc voulez-vous me parler ?

— Du futur, Ishizora ! Du futur… , répète-t-elle pensivement tandis qu'un torrent interrompt notre route. Si je te poussais dans ce torrent, vers quelle direction nagerais-tu ?

— Pardon ?

Bien qu'elle ne semble pas animée de mauvaises intentions, je recule d'un pas par précaution.

— Ce n'est qu'une question théorique, ne t'en fais pas. Je n'ai aucune intention de te jeter à l'eau. Alors, que choisirais-tu ? Essayerais-tu de remonter le courant pour me retrouver et te venger, ou au moins me faire avouer mes raisons ? Ou bien te laisserais-tu aller, oubliant la trahison subie, et continuerais-tu ton voyage en te faisant porter par le courant ?

— Eh bien, il me semble évident que je nagerai vers la rive la plus proche.

— Et pourquoi cela ?

— Je ne vous ferais pas l'affront de revenir vous demander vos raisons. Vous êtes mon aîné et je respecte vos décisions. Mais je n'apprécie pas non plus que mon chemin soit tracé à l'avance. Plutôt que de me laisser entraîner par le torrent, je préfère tracer ma propre route.

— Je m'attendais à cette réponse de ta part. Seulement Ishizora, tu es, et as toujours été plongé dans la rivière du Vahna, depuis ta naissance. Tu n'en as simplement pas conscience, mais tes décisions n'ont jamais été tiennes. Et mon garçon, une fois plongé dedans, on ne remonte jamais le courant. Le Vahna, tout comme le temps, est à sens unique. Nager à contre-sens est voué à l'échec, et ne ferait que t'épuiser jusqu'à la noyade.

— Pourquoi me dites-vous tout cela ? Que voulez-vous de moi au juste ?

— Le courant t'a amené jusqu'à ma porte, et il y a forcément une raison à cela. Je pense que c'est la volonté du Vahna que tu rejoignes notre Geika. Plutôt que de ressasser un passé dont tu ne te souviens pas, ne voudrais-tu pas te pencher sur ton avenir ? Qu'est-ce que tu veux faire demain ? Que veux-tu faire de ta vie ? Y as-tu déjà réfléchi ? Si tu restes parmi nous, je te traiterai comme l'un de mes enfants, et tu pourras dormir dans un lit douillet tous les soirs, sans jamais avoir à te soucier du moindre danger. Tu pourras devenir plus fort parmi nous, et même fonder ta propre famille, mais à une condition. Tu dois tirer un trait sur ton passé, abandonner ta lutte insensée et ouvrir les bras à un nouvel avenir. C'est une épreuve que tous mes enfants ont dû traverser, et elle est aussi difficile que nécessaire.

En entendant ses propos, selon lesquels mon libre-arbitre n'aurait jamais été qu'une illusion, je sens une boule se former dans ma gorge avant de descendre jusqu'à mon nombril. J'ai l'impression que mon corps se réchauffe de l'intérieur, et avant que je ne le réalise, tous les muscles de mon corps sont sous tension.

Serait-ce donc ça que l'on appelle la colère ?

Lorsque je réalise ce qui m'arrive, je ferme les yeux quelques secondes et me concentre sur cette nouvelle sensation pour ne pas l'oublier, puis je prends une grande inspiration et détends mes muscles un à un. Mon corps finit par retrouver sa température normale, et la boule dans mon estomac disparaît.

— Je vous remercie pour la proposition, mais vous oubliez qu'avant de pouvoir tirer un trait sur mon passé, encore faudrait-il que je m'en souvienne. On ne peut effacer une ardoise que l'on a perdue en chemin. Je suis désolé, mais je ne peux pas accepter. Même si mes chances de retrouver ma famille sont infimes, même si mon voyage est vain, je continuerai à devenir plus fort jusqu'à honorer ma promesse, car j'en ai décidé ainsi.

— Même si cette promesse n'est peut-être qu'un tour que te joue ton esprit ? Même si la personne dans ton rêve n'est peut-être plus de ce monde ?

Je hoche simplement la tête.

— Tu choisis donc la noyade…

— J'en suis parfaitement conscient.

— Dans ce cas, je ne te retiens pas. Tu es libre de reprendre ton voyage. Je m'excuse pour t'avoir fait perdre du temps précieux.

— Ce n'était pas une perte de temps. Cela fait bien longtemps que je ne m'étais pas confié à quelqu'un. Merci de m'avoir accueilli parmi les vôtres. Je dois avouer que vous avez des enfants formidables, et un foyer des plus chaleureux.

— Ils sont ma fierté, dit-elle les yeux rivés sur le torrent, avant de se tourner vers moi en posant une main sur mon épaule. Allez, va ! De mon côté, je prierai pour que tu trouves les réponses à tes questions, et pour qu'un jour nous nageons dans la même direction. Ce jour-là, mon foyer sera également le tien.