Les gens hurlent et courent dans tous les sens. La chaleur et la fumée qui s’échappent des bâtiments rendent l’air irrespirable. Le village brûle, tout brûle autour de moi, tandis que je demeure immobile, recroquevillé sur le sol d’une ruelle étroite, les mains plaquées contre les oreilles. Je pleure.
Soudain, une main m’attrape fermement par le bras et m’aide à me relever. Malgré la situation, la voix de mon sauveur est douce, et son visage tout autant, mais l’urgence se lit dans ses yeux. Il me tend un bout de tissu à plaquer devant ma bouche et me dit de courir. J’obéit aussitôt, faisant de mon mieux pour suivre ses grandes foulées d’adulte, lorsqu’une voix grave retentit soudain loin derrière nous, s’adressant à tous les villageois en panique.
— Ne reculez pas !! Ici est notre seul et unique foyer ! C’est ici que nous sommes nés et avons toujours vécu, et c’est ici que nos ancêtres sont enterrés ! Si nous les abandonnons maintenant, comment leur ferons-nous face après la mort ?
D’autres voix retentissent en écho, semblant adhérer à ces paroles, mais le jeune homme qui me tient fermement par le poignet ne s’arrête pas, loin de là, il accélère.
— Ces abrutis, marmonne-t-il, si seulement ils m’avaient écouté… Je dois à tout prix en sauver un maximum. Dépêchons-nous, Cyan !
J’essaie ! je fais violence à mon corps pour gagner ne serait-ce qu’un centimètre à chaque nouvelle foulée. Mon corps est habitué à la course, je le sens, mais chaque respiration est douloureuse, si bien que j’hésite à cesser de respirer. Si je fais cela, je n’arriverai pas à tenir la cadence qui m’est fixée par le jeune homme. Et ce qui me fait le plus peur en ce moment, ce ne sont pas les flammes, mais d’être laissé derrière. Alors je me force à ouvrir la bouche, quitte à sentir mes poumons se faire transpercer par mille aiguilles.
Puisque mes yeux me piquent également, je ne les ouvre qu’occasionnellement pour m’assurer que la main qui me tient est toujours celle du jeune homme, et non le fruit de mon imagination. Ainsi, lorsqu’il s’arrête soudain au bord d’une rivière, sa prise ferme sur mon bras me fait éviter de peu le grand plongeon.
— Venez ! Dépêchez-vous, nous presse une femme debout sur une barque.
— Je dois retourner auprès des villageois, Cyan, me dit le jeune homme en s’accroupissant devant moi, parlant toujours avec la même douceur. C’est ma responsabilité. Tu n’es peut-être pas en mesure de le comprendre maintenant, mais un jour, tu comprendras. Je t’aime fort, Cyan, dit-il avant de m’enlacer.
— Vite ! Le temps presse ! insiste la femme, prête à lâcher la corde qui retient la barque au rivage.
Le jeune homme me soulève avec ses grandes mains avant de me déposer à l’intérieur de la boîte flottante. Aussitôt, la femme lâche la corde et nous commençons à dériver lentement.
— Il y a deux choses que tu ne dois surtout pas oublier, Cyan ! me dit le jeune homme alors qu’il rétrécit déjà et que la chaleur de ses mains m’est désormais hors de portée. La première, c’est que tu dois absolument devenir plus fort, plus que n’importe qui d’autre. Promets-le-moi !
Il me semble qu’une larme coule sur sa joue, mais mes propres larmes qui ne cessent de couler brouillent ma vision, tandis que la distance nous séparant ne fait que s’agrandir. Il essaye de me dire une deuxième chose, mais je n’entends plus rien, et finalement, il tourne les talons et m’abandonne en courant. Oui, c’est le cas, il m’abandonne, lui en qui j’avais placé toute ma confiance, et dont la seule présence suffisait à me réconforter. Il m’a abandonné. Je hurle à m’en déchirer les poumons, et pour la première fois, j’entends ma propre voix, tandis que je me réveille en sursaut.
Je suis assis sur un lit, le visage en sueur, et frappé d’une sacrée migraine. J’essaie de bouger mon corps mais aucun de mes muscles ne répond. Pris de panique, je force un peu, lorsqu’une douleur intense me poignarde le corps entier. Juste à ce moment, Kana pénètre dans la chambre et s’empresse de venir poser sa main sur mon torse pour me forcer à me rallonger.
— Tu ne penses pas que tu en as déjà assez fait comme ça ? Tu dois avoir des crampes à tous tes muscles alors reste couché tu veux bien ?
Elle pose un deuxième oreiller sur le premier pour que je puisse garder la tête surélevée.
— Cet endroit… se pourrait-il que…
— C’est l’infirmerie du Sylvheim. Mai t’a emmené ici après t’avoir trouvé inconscient dans la forêt, m’explique-t-elle en me tournant le dos. Comment diable t’es-tu retrouvé dans un état pareil ?
— Il me semble que je m’entraînais, quand soudain mon corps est devenu léger et… je me suis senti voler, dis-je dans un état presque second.
— Les humains ne volent pas, et encore moins quand ils ne sont même pas capables de lever un bras, dit-elle sèchement en me touchant le biceps du bout du doigt, m’infligeant une douleur vive qui ne manque pas de me faire grimacer. Tu as compris ? Alors arrête de raconter des bêtises et mange !
J’essaie d’attraper la pomme lancée à mon intention, mais puisque mes bras ne m’appartiennent plus, celle-ci rebondit sur mon front avant de rouler sur le lit. Dans mon impuissance, je réalise soudain que la sensation étrange dans mon estomac n’est autre que la faim qui me ronge de l’intérieur depuis que je suis réveillé. Je me rappelle finalement que je n’ai rien avalé de toute la journée d’hier, et tourne un regard languissant vers la pomme à quelques centimètres de moi.
— Euh, tu ne comptes pas me la découper gentiment et m’aider à la manger… par tout hasard ?
Puisque Kana semble pensive, face à la fenêtre, je fais violence à mon corps pour essayer de saisir la pomme à seulement quelques centimètres de mon visage, mais en vain. Mon corps a décidément cessé de m’écouter, au point de me faire douter qu’il s’agit bien là du mien. Il semble que j’en aie fait un peu trop la nuit dernière.
— Dis, tu n’as aucune idée de quand tu auras besoin de te battre n’est-ce pas ? demande calmement Kana sans quitter la fenêtre du regard.
J’abandonne la pomme et reste silencieux. Je vois tout à fait où elle veut en venir, et j’aimerais être d’accord avec elle, mais au fond de moi je sens que cette décision n’est pas uniquement mienne. Je porte malgré moi des responsabilités qui me furent imposées par les spectres de mon passé, et il m’est difficile de m’en séparer alors que ce sont les seules reliques de ma tendre enfance.
— Alors pourquoi es-tu aussi pressé ? continue-t-elle en me faisant enfin face. Tu pourrais devenir un Shinzui si tu le voulais. Tu serais bien traité et aurais une famille, des amis. Tu t’entraînerais tous les jours et tu progresserais, lentement mais sûrement.
À l’extérieur de la fenêtre, une rafale de mystra souffle dans les branches où des oiseaux essaient de faire la sieste tandis que de jeunes loups chahutent dans les fourrés.
— Merci, je dis enfin.
— Ne va pas croire que je dis ça parce que j’ai envie que tu nous rejoignes, nie-t-elle en détournant le regard.
— Au fond de moi, je souhaite aussi rejoindre la Geika Shinzui. Tout le monde ici m’a accueilli à bras ouverts et accepté tel que je suis. C’est un endroit fabuleux où je pourrai enfin avoir une famille.
— Alors pourquoi—
— Mais je ne peux m’empêcher de penser que j’ai encore une famille qui vit quelque part, et qu’elle est constamment menacée. Si je devais prendre mon temps, m’amuser, et finalement arriver trop tard, je ne me le pardonnerais jamais.
— Laisse-moi t’apprendre quelque chose, dit-elle, une pointe d’émotion dans la voix, le regard à nouveau absorbé par l’extérieur. Il y a des cas où son propre foyer est un enfer d’une obscurité abyssale. Il y a des foyers où les propres parents, au lieu de protéger leur enfant, les blesse continuellement. Il y a des personnes que l’on souhaite profondément ne jamais revoir, qu’ils soient liés par le sang ou non. Pourtant, dans bien des cas, il est impossible pour le frêle enfant de sortir de cet abysse. Et pour ceux qui y parviennent, il n’est pas garanti que l’enfer soit plus tendre ailleurs. Alors laisse-moi te donner un conseil. Quand tu trouves un foyer aimant où l’on t’accepte tel que tu es, ne te soucies pas de détails comme la couleur de ton sang.
Le regard à présent baissé, elle paraît plus vulnérable qu’un louveteau blessé et abandonné par sa meute. Il est évident qu’elle a vécu elle-même cette souffrance qu’elle décrit. Pas étonnant qu’elle s’énerve en me voyant pourchasser mon passé tandis qu’elle a toujours essayé d’enterrer le sien. Ma simple présence doit lui rappeler des souvenirs bien trop lourds à porter.
— Tu… Je ne savais pas… Pardon, dis-je maladroitement.
— Non. C’est à moi de m’excuser, répond-elle à ma plus grande surprise avant de prendre une grande respiration. J’ai déchargé ma colère sur toi alors que tu ne savais rien. Comment aurais-tu pu savoir... De plus, qui suis-je pour te dire ce que tu dois faire de ta vie…
Elle pose délicatement sa main contre la vitre, pensive, et reste silencieuse pendant un moment. N’osant interrompre ses pensées, j’attends ses prochaines paroles sans la quitter du regard. Elle a l’air d’être en plein conflit intérieur.
— Mère a peut-être raison, il est peut-être temps d’oublier pour de bon. Mais pour ça, il faut que j’affronte mon passé une dernière fois, déclare-t-elle avant de pousser un long soupir qui alourdit l’atmosphère dans la pièce. Ce que je m’apprête à raconter n’est pas une histoire, mais un combat, dit-elle en tournant la tête pour me regarder dans les yeux, me dévoilant son visage terrifié. Pense-y comme à un conte de fée, et considère que je me parle à moi-même, car à partir de cet instant, j’ai oublié ta présence dans cette pièce. Enfin, si tu tiens à la vie, ne raconte surtout à personne ce que tu vas entendre.
Je déglutis, et m’agrippe à mon lit comme si je risquais de m’en faire éjecter. Mes yeux sont maintenant hypnotisés par sa silhouette de profil étrangement immobile, semblable à un spectre qui disparaîtra à l’instant où les rayons dorés du matin cesseront de caresser ses contours. Elle se met à raconter, et je suis d’abord surpris par le ton de sa voix. Légèrement plus aigu que d’habitude, mais néanmoins reconnaissable, c’est comme si la jeune femme avait laissé place à l’enfant qui l’habite.
« Lorsque soudain parle le cœur
La nature se tait, et écoute
Les émotions qui, telles des milliers de gouttes
Plongent celle-ci dans la stupeur
Et dans ce mutisme assourdissant
Où tout vibre, mais rien ne bouge
Subrepticement et à l’abri du temps
Entre les cœurs, se tisse le fil rouge »
Une fois son histoire terminée, je me sens noyé dans le silence le plus total, tous les oiseaux de la forêt semblant être entrés dans un deuil silencieux, à tel point que j’arrive à entendre mes propres battements de cœur.
∼ À moins que ce soient les siens ?
Je sens soudain un malaise, et réalise que ma respiration s’était arrêtée. Je ne sais pas combien de temps je suis resté en apnée, mais visiblement plus longtemps que je ne l’aurais pu en essayant consciemment. Si son récit m’a mis dans un tel état, je ne peux m’imaginer ce qu’elle ressent en ce moment. Je m’attendais à voir quelques gouttes de rosée perler sur ses joues, mais ces dernières sont aussi sèches qu’un glacier. Ironiquement, ce sont mes joues qui me semblent soudain humides.
À ma grande surprise, Kana se tourne finalement vers moi et s’approche, un canif à la main. Bien que la panique me monte à la gorge et que tout mon être sente l’odeur du danger, le mieux que j’arrive à tirer de mon corps est un gain de deux centimètres vers la sortie. D’ordinaire, Kana est déjà imprévisible, mais dans son état actuel, c’est un véritable volcan capable de tout détruire à la moindre secousse. Elle avance lentement, le menton assez baissé pour dissimuler son regard derrière sa frange. Une fois assez proche, elle pose un genou sur le lit pour placer son buste en hauteur du mien, avant d’approcher lentement la lame de mon visage.
∼ Elle compte me faire taire maintenant que je connais son passé ?! Je n’y peux rien moi, si j’ai fini par écouter son histoire. C’est pas comme si j’avais la possibilité de quitter la pièce !
— Euuh tu n’avais pas dit que tu ferais comme si je n’étais pas là ?! Je promets de garder ton secret jusqu’à la tombe ! Si tu ne me crois pas, coupe-moi la langue, mais pas la gorge. Non, pas la gorge, je supplie pitoyablement en tirant la langue, les yeux fermés pour ne pas assister à la scène.
Je sens soudain le contact froid de la lame caresser mon visage, répétant les va-et-vient avant de descendre jusque ma gorge. Impuissant, je ferme les yeux plus fort que jamais, et me prépare mentalement à la douleur. Lorsque la sensation désagréable de la lame contre mon larynx disparaît enfin, je me demande d’abord si c’est bon ou mauvais signe. Lorsque je rouvre enfin les yeux, et constate que ma gorge est encore intacte, Kana est assise à l’autre bout du lit, concentrée sur la pomme qu’elle épluche religieusement.
∼ Est-il possible que ce qui vient de se passer soit le fruit de mon imagination ? Je pensais qu’au moins ma tête fonctionnait encore correctement…
— Tu es faible, dit-elle soudain sans relâcher sa concentration du fruit.
Il semble que l’état actuel de mon corps serve d’excuse parfaite pour changer de sujet. Rien d’étonnant après qu’elle m’ait révélé des choses aussi personnelles. Je peux bien lui offrir ça. Je me prends soudain à imaginer que je suis la pomme entre ses mains, et que ma peau se fait lentement arracher, lambeau par lambeau. Cela aura au moins eu l’effet de réveiller un spasme dans mes jambes. Le vieux Tak avait peut-être raison, mon imagination peut faire des miracles parfois.
— Tu penses être capable de te battre dans l’état dans lequel tu es ? commence-t-elle sur un ton abrasif. Tu es couvert de bleus et d’égratignures, une crampe dans chaque muscle. Quand je t’ai vu la première fois, tu avais le visage creusé par la faim et la soif. En voyant tes jambes trembler quand tu as essayé de me protéger des loups, je pensais que c’était par peur, mais maintenant je comprends que c’était par fatigue. Tu ne sais pas te battre, tu n’as pas de pouvoir particulier et n’es pas particulièrement intelligent. Comment espères-tu affronter ton destin dans de telles conditions ?
— Toi, tu n’y vas pas par quatre chemins. Mais tout ce que tu dis est vrai, admis-je en regardant mes mains alors que je grimace de douleur à essayer de les refermer. J’ai essayé de paraître fort, mais en fin de compte, je n’arrête pas de me faire sauver. Je suis lamentable, n’est-ce pas ?
— Alors pourquoi t’entêtes-tu à vivre aussi dangereusement ? demande-t-elle d’une voix presque criante par laquelle s’échappent ses émotions, les fissures dans la coquille se faisant enfin visibles. J’ai obtenu ma force d’aujourd’hui parce que j’en avais besoin pour survivre, mais toi tu as le choix ! Et quand bien même ta véritable famille t’attendrait quelque part, comment comptes-tu les secourir dans ton état ?
— Malgré tout…
— UNE FOIS MORT ON NE PEUT PLUS PROTEGER PERSONNE !!
Ses mots résonnent dans la pièce, dont je suis d’ores et déjà le seul occupant, rendant le silence aussi pesant que la voûte céleste.
∼ La voir aussi calme après tout ce qu’elle m’a raconté paraissait presque surnaturel, mais il s’agissait bien d’un volcan prêt à exploser après tout, et je lui ai fourni la secousse.
Bien qu’il ne bouge toujours pas d’un pouce, je peux sentir mon corps entier vibrer, comme rongé par une fièvre invisible. Et puis il y a cette douleur nouvelle dans ma poitrine. Même les murs ne me paraissent plus aussi robustes qu’un instant plus tôt, et je prends soudain pleinement conscience de mon état de vulnérabilité. Moi qui me suis toujours débrouillé seul, pour une fois, je donnerais cher pour que des mains chaleureuses viennent serrer les miennes.
∼ Kana a sans doute raison après tout. La solitude finira par me mener à ma perte. Je pense que je sous-estimais le monde, à bien des égards…
— Comment tu te sens ? me demande soudain une voix douce que je reconnaîtrais parmi mille.
Mai se tient à l’entrée de la pièce, apportant des draps et un sourire—plus qu’il n’en faut pour me sentir rassuré.
— Mai ! je crie presque, tellement je suis heureux de la voir.
— Alors marmotte, bien dormi ?
Ce brin de femme a, en seulement quelques secondes, entièrement nettoyé la pièce de toutes les émotions négatives qui y circulaient. C’est un véritable soleil matinal. La douleur à ma poitrine n’a cependant pas disparu, et elle m’empêche de formuler une réponse. Constatant mon silence, Mai soupire avant de poser les draps sur la chaise et de venir s’asseoir sur le bord du lit.
— N’en veut pas trop à Kana s’il te plait. Elle traverse une période… difficile.
— Par période, tu veux parler de sa vie entière jusqu’à aujourd’hui ?
— Que veux-tu dire ?
— Kana m’a raconté son passé, j’avoue sans oser la regarder dans les yeux. Tout est ma faute. Je n’aurais jamais dû venir ici.
— Rien de tout cela n’est ta faute ! dit-elle en entourant mes mains des siennes et en regardant droit dans mes yeux.
— Mai ? Qu’est-ce qui te pr—
— Ça ne peut pas être ta faute. Après tout, si tu es arrivé trois fois de suite dans le Sylvheim sans le souhaiter, c’est que la trame du mystra converge en ce point. Le fil de ton destin est déjà entremêlé aux nôtres, et on ne défait pas un nœud de mystra… enfin, je crois.
— Même si tu as raison. Même si je décidais de rester parmi vous, je n’abandonnerais jamais la mission qui m’a été donnée, et Clarence a dit que—
— Mère réfléchit toujours trop lorsqu’il s’agit de protéger ses enfants. Tu peux penser ce que tu veux, suivre le chemin que tu veux, il n’y a personne ici qui t’en voudra pour ça.
— Pourtant, ma simple présence a déjà fait du mal à Kana alors que je lui suis redevable. Si elle souhaite que je m’en aille, alors j’y vais sur-le-champ ! dis-je en essayant péniblement de me relever.
Mon corps entier me fait toujours souffrir comme si transpercé par un millier de poignards, mais au moins j’arrive un peu à le bouger maintenant.
— Qu’est-ce que ça peut être têtu, un homme !
Mai s’incline vers moi, et avant que je ne le réalise, ses lèvres se posent délicatement sur mon front. Ce contact inattendu me fige sur place et remplace le brouhaha qui sévissait dans ma tête par un blanc infini et immaculé.
— T’es vraiment pas bien futé, toi, dit-elle en me forçant doucement à me rallonger. Si elle ne voulait pas que tu sois ici, elle ne se serait pas levée en plein milieu de la nuit pour aller te secourir sous la pluie en chemise de nuit.
— Quoi ?!
— J’ai essayé de l’arrêter mais elle n’écoute jamais personne. C’est un miracle qu’elle n’ait pas choppé la crève. Et puis pourquoi penses-tu qu’elle t’a raconté son passé qu’elle et Clarence sont les seules à connaître.
— Pardon ?!
Les yeux écarquillés, le regard fixe, la bouche grande ouverte, je nage à présent dans la confusion la plus totale.
∼ Ce n’est pas Mai qui est venue à mon aide ?! Pourquoi Kana m’aurait-elle menti ? Et plus important, comment savait-elle où j’étais ? Et comment savait-elle que j’étais évanoui en plein milieu de la nuit ? Et pourquoi a-t-elle soudain décidé de me raconter son passé, à moi et moi seul ? Il y a trop de choses que je dois lui demander.
— Oups, j’y suis peut-être allé un peu fort… murmure Mai en constatant l’état léthargique dans lequel elle m’a plongé. Ecoute-moi bien. Le passé des gens est un sujet tabou dans le Sylvheim. Tout le monde ici est un orphelin qui a vécu des choses plus ou moins horribles, pendant plus ou moins longtemps, mais personne n’en parle, et personne ne demande. C’est la règle numéro un des Shinzuites. Et entre nous, j’ai toujours pensé que Kana était la moins disposée à en parler. Alors estime-toi chanceux, honoré, ce que tu veux, mais ne me fais pas croire qu’elle a fait tout ça dans le but que tu t’en ailles !
— Je… je ne savais rien de tout ça, dis-je pour moi-même.
— Si ce n’est pas un ami qui nous dit la vérité, qui le fera ? demande-t-elle avec son sourire taquin qui ne manque pas de me réchauffer de l’intérieur.
— Une amie… je murmure en un pincement de cœur.
— Je vais essayer de convaincre Mère, dit-elle en s’éloignant. Je suis certaine qu’elle saura se montrer compréhensive.
— Mai ! je l’interromps tandis qu’elle s’apprêtait à sortir.
— Qu’y a-t-il ?
— Merci beaucoup ! Je te revaudrai ça !
— Pour ça, il va falloir que tu restes vivre ici, me dit-elle toujours avec le même sourire, accompagné cette fois d’un petit clin d’œil qui fait mouche.
Une fois Mai partie, le silence qui était si pesant un instant plus tôt est maintenant aussi apaisant qu’une douce brise. Si je ferme les yeux, je pourrais presque me croire allongé dans de l’herbe fraîche à l’ombre d’un cyprès. Je découvre soudain que sur le bord de mon lit, et à portée de mains, se trouve la pomme qu’avait apporté Kana, épluchée et découpée en quartiers.
∼ Quand a-t-elle… ?
Je me mets à fixer le fruit comme s’il s’agissait d’un trésor d’une valeur inestimable. Ça peut paraître un détail sans importance, mais en tant que voyageur solitaire, c’est toujours moi qui découpais mes pommes.
∼ Est-ce donc ça une famille ? Des personnes qui vous aident et qui vous soignent sans jamais rien demander en retour ?
C’est presque comique qu’un geste aussi simple me fasse réaliser quelque chose d’aussi important.
— Vivre ici…, dis-je comme dans un songe. Après tout, ça ne peut pas faire de mal de se poser pendant quelques temps.
Je sens soudain de la chaleur s’échapper d’une petite zone sur mon front, là où se sont posé les lèvres de Mai, et je commence à me sentir étrange.
∼ Ai-je toujours été aussi facilement influençable ?