Aniaba était de retour au village, sa détermination renouvelée par la révélation des Loas. Il savait que chaque choix compterait et que l'avenir des marrons reposait sur leurs décisions stratégiques. C'est dans cet état d'esprit qu'il accueillit Jean-Baptiste, qui venait d'amener Marceau devant lui, Victor et Marie-Louise. Un conseil se forma pour juger si le mage pouvait être utile, s'il pouvait rester parmi eux et sous quelles conditions.
Marceau prit la parole, conscient du scepticisme qui pesait sur lui. Il parla de son expérience, de l'ordre mystérieux dirigé par Montclair qui maintenait son emprise sur les autorités, de Mme Hubert et de ses expériences abominables. Il décrivit avec précision l'armée de morts-vivants rassemblée et cachée sous les habitations, prête à frapper. Son récit glaça l'assemblée. La menace était bien plus grande qu'ils ne l'avaient imaginé.
Derrière Marie-Louise, le spectre de Nyala écoutait, invisible à tous. Lorsque Marceau évoqua Armand de Lignac, elle laissa échapper une expression de surprise : "Par les Loas... un soukounian !"
Marie-Louise demanda silencieusement à son mentor ce qu'était un soukounian.
"C'est un individu qui a fait un pacte avec un démon. En échange, il obtient un pouvoir immense : une force et une rapidité surnaturelles, la capacité de se transformer et une quasi-immortalité tant qu'il peut boire le sang des vivants. Il n'existe aucun mur qu'il ne puisse traverser, aucun obstacle qui puisse le retenir. Dans les légendes d'Europe, on les appelle vampires, mais contrairement à eux, un soukounian n'a pas de faiblesse face au soleil ou aux lieux sacrés. Celui-ci, en plus, est un puissant nécromancien. C'est inquiétant... cet ennemi est extrêmement dangereux."
Marie-Louise sentit un frisson lui parcourir l'échine. Armand de Lignac, malgré toutes ses fanfaronnades, n'était qu'un sous-fifre de Montclair. Si ce monstre était sous les ordres de Montclair, alors quel pouvoir détenait leur véritable ennemi ?
Jean-Baptiste fut le premier à réagir a la fin du rapport du mage. Son pragmatisme lui disait que Marceau pouvait être utile, mais la présence d'un homme blanc parmi les marrons était une épine qu'il ne pouvait ignorer. Il n'était pas contre Marceau en tant qu'homme — après plusieurs jours de voyage ensemble, il le trouvait même plutôt sympathique — mais stratégiquement, c'était une prise de risque inconsidérée. Il aurait préféré attendre avant de prendre une décision, mais la situation en ville était telle qu'il n'avait pas eu le choix. Montclair avait renforcé la répression, multipliant les exécutions publiques, marquant au fer rouge ceux qui osaient défier son autorité. Chaque jour, de nouveaux corps étaient pendus aux arbres, exposés en avertissement. Il était impératif que les marrons agissent vite.
Victor, de son côté, restait indécis. Son cœur de médecin lui dictait d'aider un homme en détresse, peu importaient ses origines ou son passé. De plus, les informations de Marceau étaient précieuses et ne pouvaient être ignorées. Il savait que la guerre qui approchait ne ferait pas de quartier, et un allié de plus, même imparfait, pouvait faire pencher la balance en leur faveur.
Aniaba, lui, voyait surtout l'intérêt stratégique. Marceau n'avait peut-être pas sa place dans un camp marron, mais s'ils parvenaient à le placer dans la flotte qu'ils comptaient créer, il deviendrait une ressource plutôt qu'un fardeau. Une solution qui répondait aux inquiétudes de Jean-Baptiste tout en permettant de tirer parti des compétences du mage.
Marie-Louise, quant à elle, était entièrement favorable à sa présence. À ses yeux, c'était une opportunité unique d'étudier la magie élémentaire. Comprendre son fonctionnement, apprendre à s'en défendre, voire même l'utiliser. Sa soif de connaissance primait sur le danger qu'il représentait, bien qu'elle sache que garder Marceau parmi eux était une entreprise risquée.
Pendant que le conseil débattait, Philomène agitait les esprits en coulisses. Il savait à qui parler, quels mots choisir pour faire germer la colère et la peur. Il s'adressait aux guerriers blessés, aux femmes ayant perdu maris et enfants sous la violence des chasseurs d'esclaves. Il n'avait qu'à poser les bonnes questions pour faire naître la révolte.
"Pourquoi leur faire confiance ? Ont-ils déjà pleuré nos morts ? Se sont-ils jamais battus pour nous avant aujourd'hui ? Ne voyez-vous pas ? Ils cherchent à nous vendre aux Blancs. Ils nous conduisent à notre perte."
Il exploitait Marceau comme un levier, présentant le mage comme un danger, un espion, un émissaire venu négocier leur reddition sous couvert de chercher refuge. Il attisait la haine envers l'homme blanc, exploitant les craintes et les traumatismes des marrons pour creuser un fossé entre eux et leurs dirigeants.
La révolte couvait, silencieuse mais inexorable. La peur et la méfiance se propageaient comme une traînée de poudre. Et quand le conseil finit par décider d'accepter Marceau à condition qu'il quitte le village rapidement, la foule s'était déjà réunie devant la case d'Aniaba, exigeant des réponses.
Les visages étaient tendus, les poings serrés. Certains réclamaient la mise à mort du mage, d'autres exigeaient qu'il soit livré aux Français. La tension était palpable, prête à exploser.
Philomène, tapi dans l'ombre, écoutait, satisfait. Peu importait comment Aniaba réglerait cette crise. Par la diplomatie ou par la violence, le doute s'était installé. Le ver était dans la pomme et bientôt son autorité s'effilocherait. Il n'avait plus qu'à attendre le bon moment pour se poser en sauveur.
Aniaba sortit de la case, son regard balayant la foule avec calme et autorité. Il savait que le moindre mot, le moindre geste déciderait de l'issue de cette confrontation. Derrière lui, Jean-Baptiste et Victor se tenaient prêts à intervenir si la situation dégénérait. Marie-Louise, elle, observait la scène en silence, sentant la présence de Nyala peser sur son épaule comme un murmure invisible.
Alors qu'il s'apprêtait à parler, Marie-Louise s'avança et posa une main sur l'épaule d'Aniaba. Il la regarda, surpris, mais elle ne lui prêta pas attention, murmurant une prière à voix basse. Soudain, sous les yeux de tous, une silhouette spectrale se matérialisa lentement. Nyala, sous son apparence de vieille femme, flottait au-dessus du sol, son regard empli de sagesse et de gravité.
— Bonjour, main des Loas. En tant que Mambo, je fais confiance à ton jugement.
Elle avait joué un coup subtil mais redoutable. En une simple phrase, elle venait de rappeler à tous non seulement son autorité en tant que Mambo, mais aussi celle d'Aniaba en tant que main des Loas. Son message était clair : si Aniaba n'était pas digne de diriger, alors aucun d'entre eux ne l'était. Il n'avait pas été choisi par des hommes, mais par les Loas eux-mêmes.
Un frisson parcourut la foule. L'apparition de Nyala imposait le respect, et un silence pesant s'installa. Ceux qui étaient prêts à basculer dans la révolte hésitaient désormais, ébranlés par cette présence surnaturelle. L'atmosphère se chargea d'une tension presque palpable.
Puis, à cet instant précis, une deuxième silhouette se matérialisa. Un jeune homme au visage juvénile, dont les traits portaient encore l'innocence de la jeunesse.
— Aimé...— murmura Aniaba, abasourdi.
Le spectre esquissa un sourire serein.
— Maître Aniaba, ne soyez pas triste. Je suis heureux d'avoir aidé. Nous avons vaincu ce monstre, comme je vous l'avais promis.
La foule, d'abord figée dans la stupeur, recula lentement, la colère se muant en incompréhension et en crainte. L'équilibre de cette nuit allait basculer.
Puis, peu à peu, d'autres âmes apparurent, une à une. D'abord les guerriers tombés lors de l'attaque de Roche, puis les femmes espionnes exécutées sur la place publique de Port-au-Prince, et enfin d'innombrables autres figures disparues. La vieille femme à la machette, Tâta Gigi, fit un signe et un clin d'œil complice à Jean-Baptiste.
— Tâta Gigi... Je suis navré de t'avoir ainsi envoyée à la mort,— sanglota Jean-Baptiste. — Si tu savais comme je m'en veux...
Malgré sa carrure imposante et son apparente dureté, Jean-Baptiste portait lui aussi ses fantômes. Il n'était pas insensible, et chaque perte lui pesait lourdement.
— Ti Jean, tu es toujours aussi niais,— répondit-elle en riant doucement. — Je serais allée avec ou sans ta permission, tu le sais bien. Allez, au boulot ! Tu dois encore écorcher vif celui qui m'a fait ça, je compte sur toi.
Puis elle se tourna vers Aniaba.
— Et toi, main des Loas, bien joué. J'étais là, tu te souviens ? Le mage sera utile, j'ai vu ce dont il est capable. Mieux vaut l'avoir avec nous que contre nous. C'est une simple logique pragmatique. Et qui d'autre que toi peut lutter si d'autres monstruosités comme celle que nous avons affrontée existent encore ?
Elle se retourna ensuite vers la foule et, avec un sourire féroce, pointa du doigt plusieurs Marrons au hasard.
— Est-ce toi, peut-être ? Pourras-tu affronter les armées des Blancs tout seul ?
Elle pointa un autre homme, un grand gaillard à l'air sévère.
— Ou alors toi ? Peut-être as-tu la force pour pourfendre un adorateur du démon ?
Enfin, son regard s'arrêta sur une femme qui se trouvait tout à l'avant, l'une des plus virulentes contre Aniaba.
— Ou bien est-ce toi ?— dit-elle, sa voix tranchante comme un couperet. — Si tu écartes les cuisses assez grand, peut-être pourras-tu sauver tes enfants ? N'est-ce pas ce que tu souhaites ? Avec un peu de chance, si c'est les fesses que tu écartes, peut-être mettras-tu fin à l'esclavage directement ?— reprit-elle avec un rire méprisant. — Quelle héroïne...
Un silence de plomb tomba sur la foule. La femme recula, contrite, le visage crispé de honte et de rage muette. Partout, les visages des Marrons reflétaient la même prise de conscience. C'était vrai : sans Aniaba, que pouvaient-ils faire ? Ils avaient vu de leurs propres yeux la puissance des colons. Le mage Marceau, bien qu'étranger, était une preuve vivante que leurs ennemis possédaient des forces bien au-delà de simples mousquets et épées. Ce n'était pas quelques armes volées qui allaient leur assurer la victoire.
Jean-Baptiste, resté silencieux jusque-là, se tourna vers Aniaba.
— Je n'aime pas ça, dit-il à voix basse. Ce pouvoir que nous avons ne repose que sur la foi de ceux qui nous suivent. Si un jour elle vacille...
— C'est à nous de nous assurer qu'elle ne vacille jamais, répondit Aniaba d'une voix ferme. Il y a des fauteurs de troubles parmi nous, dit-il en jetant un regard appuyé à Jean-Baptiste. Celui-ci comprit tout de suite le message mais ne dit rien, se contentant de hocher subtilement la tête.
À l'arrière, Philomène bouillait intérieurement. Son plan parfait, si minutieusement élaboré, venait de s'effondrer à cause d'un simple tour de passe-passe.
Cependant, il n'était pas homme à abandonner. Il lui restait du temps. Il savait que la peur et la haine sont des graines qui germent lentement mais sûrement. Ce n'était que partie remise...
Et la prochaine fois, il s'assurerait qu'il n'y ait plus de miracles pour s'opposer à lui.
Aniaba prit alors la parole :
— Ce mage reste avec nous, considérez le comme un mercenaire travaillant pour moi.
Il avait changé son fusil d'épaule envoyer Marceau ailleurs était une solution de facilité qui ne permettait pas d'exploiter le potentiel du mage au maximum.
Personne de protesta, en tout cas pas expressément mais Aniaba savait que ce n'était pas la fin ... loin de là.