Fils invisibles

Le troisième jour de cours.

À peine entamée, la routine s'était déjà installée. Le lycée avait trouvé sa forme : des visages rangés en cercles, des itinéraires répétés, des dialogues préfabriqués.

Les groupes s'étaient formés, comme des plaques figées sur une mer tiède. Les voix avaient leurs territoires. Les gestes étaient devenus réflexes.

Et les erreurs aussi. Toujours les mêmes.

Nous traversions un de ces couloirs à 10h10.

Hypnos, au centre, flottait légèrement hors de la réalité, comme s'il avançait en rêve. À sa droite, Héméra rayonnait d'un calme attentif, droite comme toujours, présente sans chercher à briller. Elle captait les éclats de conversations sans y répondre, absorbant l'ambiance sans se laisser happer.

Moi, je marchais quelques pas derrière. Pas pour m'exclure. Mais parce que l'écart s'impose, même sans y penser.

C'est à ce moment qu'elle est apparue. Elle venait d'un autre couloir, les yeux baissés sur un carnet ouvert, un stylo en main. Elle écrivait tout en marchant, les lignes prenant forme à mesure que ses pas la guidaient sans qu'elle les regarde.

Les autres élèves, habitués à ses absences visuelles, la contournaient naturellement, comme on contourne un banc sur le trottoir.

Mais nous, nous ne suivions pas leur rythme. Et surtout, lui, non.

Leur trajectoire les a amenés à se croiser. Le choc fut minime. Un froissement d'épaule. Assez pour que le carnet tombe au sol. Assez pour qu'Hypnos recule d'un demi-pas.

Elle releva la tête immédiatement. Ses yeux se fixèrent sur lui avec une netteté involontaire. Il n'y avait pas de peur, ni de gêne. Juste une surprise pure, limpide.

Elle le reconnut sans hésiter. Et resta immobile.

Hypnos, fidèle à lui-même, sourit comme si la scène avait été écrite pour lui.

— T'as tué une idée ? lança-t-il doucement, désignant le carnet au sol d'un geste du menton.

Elle cligna des yeux, une fois, puis deux. Son regard alla du carnet à lui, puis de nouveau au sol.

— Pardon… je… j'écrivais en marchant.

Sa voix avait exactement le même timbre que les jours précédents. Douce, basse, mais portée par une sincérité sans filtre. Elle ne savait pas se faire entendre plus fort — mais elle ne cherchait pas à disparaître non plus.

Héméra, en avance d'un pas, s'était retournée. Elle posa une main sur le bras de son frère, comme pour l'ancrer dans l'instant.

— C'est dangereux, ça, murmura-t-elle avec un sourire. Les idées te mènent droit dans les murs.

Maëlys esquissa un sourire en retour. Il n'était pas large, ni forcé. Juste là, comme une réponse timide venue de très loin. Elle se pencha pour ramasser le carnet, mais Hypnos avait déjà bougé.

Il s'était accroupi, l'avait pris, et le lui tendait maintenant.

Leurs doigts se frôlèrent brièvement. Elle rougit. À peine .Mais je le vis. Un détail qui n'existait que pour ceux qui regardent comme moi. Je m'étais arrêté quelques mètres plus loin, en retrait. Non pas pour éviter la scène, mais pour mieux la voir se dérouler. Je l'observais comme on observe une goutte d'eau glisser sur un fil. Ce n'était pas un piège. Pas encore.

Mais déjà, une tension. Un fil. Elle reprit sa marche. Plus lente. Moins centrée.

Hypnos tourna la tête vers moi avec ce sourire de ceux qui savent ce qu'ils déclenchent.

— Elle est comme une mélodie douce, tu trouves pas ?

Je ne répondis rien. Il ne s'attendait pas à ce que je réponde. Il voulait juste qu'elle l'entende. Et elle l'avait entendu.

12h30. La lumière était plus blanche qu'à onze heures. Plus verticale. Moins vivante. Elle entrait par les fenêtres en larges lignes, découpait les tables, projetait nos ombres vers le tableau.

Personne d'autre dans la salle. Seulement nous trois.

Hypnos. Héméra. Moi.

Trois tables rapprochées. Un cercle discret. Pas un carré. Pas un alignement. Un arc. Un repli. Une zone où le reste du monde ne passe pas.

Hypnos était assis en tailleur sur sa chaise. La boîte en bois posée devant lui, ouverte comme une offrande. Fruits secs. Tartelettes. Morceaux de brioche aux raisins. Il picorait sans ordre, au hasard. Comme s'il écoutait la nourriture pour savoir ce qu'il devait prendre. Héméra buvait à petites gorgées. Une eau citronnée. Elle avait sorti un petit bento parfaitement rangé : légumes vapeur, riz, tranches de pomme. Les compartiments étaient nets, précis. Son repas ressemblait à sa pensée : organisé, coloré, sans débordement.

Je n'avais rien. Et je n'avais pas faim. Mais je ne suis pas parti. Le silence était suffisant.

— Tu devrais goûter celui-là, dit Hypnos en poussant une datte vers moi.— Elle est fourrée aux amandes, ajouta Héméra.— C'est presque sucré, mais pas lourd.

Je n'ai pas tendu la main. Mais ils ne l'ont pas retirée. J'ai pris la datte. Je ne l'ai pas mangée. Au début du moins. Je l'ai laissée dans ma paume. Elle était tiède. Collante. Trop réelle. Hypnos laissa tomber un grain de grenade dans sa bouche, puis pencha la tête vers la fenêtre, comme s'il devinait un mouvement derrière le reflet.

— Tu crois qu'elles mangent dehors, les deux filles ? Sa voix était posée, vague. Il ne nomma pas Maëlys ni Zoé. Il n'en avait pas besoin.

Héméra releva les yeux de son bento. Elle mâcha lentement, puis sourit.

— Les deux filles ? Tu parles souvent d'elles, toi, depuis trois jours. Elle planta ses baguettes dans le riz, doucement.— Tu t'intéresses à Maëlys, c'est ça ?

Hypnos ne répondit pas tout de suite. Il regarda le plafond. Puis ses doigts. Puis rien. Un sourire très léger passa sur ses lèvres.

— Elle est… paisible.— Mmh.— C'est rare ici.

Héméra hocha la tête, comme si elle validait l'information. Mais son regard glissa vers moi.

— Et toi, Thanatos ?

Je la fixai sans cligner. Elle savait déjà que je ne répondrais pas.

Mais elle tenta quand même.

— Tu ne les trouves pas intéressantes, toi aussi ? L'une, l'autre ?Une pause. Puis :— Zoé t'a regardé deux fois ce matin. Trois, peut-être.

Je n'ai pas détourné le regard. Je n'ai pas froncé les sourcils. Je n'ai rien dit.

Héméra sourit.

— Tu n'aimes pas qu'on remarque les regards.

— Il les voit tous, pourtant, ajouta Hypnos en tendant une figue.

Je ne l'ai pas prise. Et le silence reprit. Naturellement.

La salle était calme. À cette heure-là, la plupart des élèves préféraient le bruit de la cour, les bancs trop chauds au soleil, les discussions bruyantes autour d'un sandwich mal emballé.

Ici, les murs filtraient le tumulte. Le silence avait du poids, mais pas de tension.

Et c'est dans ce calme là qu'elle est entrée. Maëlys. Elle s'était arrêtée un instant sur le seuil. Pas surprise de nous voir là. Plutôt… incertaine. Elle tenait son carnet dans une main, et dans l'autre, un crayon déjà prêt, le capuchon mordu. Ses yeux balayèrent la pièce, hésitants, puis se posèrent sur nous.

Nous n'avions pas bougé. Hypnos leva simplement les yeux vers elle, avec un demi-sourire, comme si sa venue était attendue. Héméra referma doucement son bento. Moi, je ne fis rien.

Elle n'avait pas besoin d'invitation. Mais elle en cherchait une, dans le moindre détail. Elle choisit une table. Celle juste devant celle d'Hypnos. Elle s'y assit avec précaution, comme si la chaise pouvait se plaindre de son poids. Elle posa son carnet. Aligna son crayon. Inspira.

Puis, avant de tracer quoi que ce soit, elle se retourna légèrement, le dos encore droit, les yeux fuyants.

— Excuse-moi… pour tout à l'heure, murmura-t-elle.

Sa voix était douce. Presque floue. Elle parlait comme on glisse une pensée en marge, sans attendre de réponse.

Hypnos pencha légèrement la tête, sans quitter son ton léger.

— Si chaque idée perdue méritait des excuses, je serais en dette depuis des siècles.

Elle sourit à cette réponse. Un vrai sourire, cette fois. Bref, mais vivant. Puis elle se retourna, et ouvrit son carnet à une page blanche. Le crayon s'anima, presque aussitôt. Des lignes apparurent. Un rythme. Une respiration. Nous ne disions rien. Et pourtant, à cet instant précis, nous étions quatre. Pas trois.

Le crayon glissait sur la page avec une assurance tranquille. Pas de croquis préparatoire. Pas d'esquisse hésitante. Juste un trait, puis un autre, chacun trouvant sa place sans bruit.

Maëlys dessinait comme elle marchait : sans forcer, mais sans jamais s'arrêter. Elle ne regardait personne. Mais son attention était présente. Elle savait qu'on était là. Hypnos s'était légèrement avancé sur sa chaise, les coudes posés sur la table, la tête inclinée dans la direction du carnet. Il ne parlait pas, mais ses yeux suivaient le crayon. Elle s'en rendit compte au bout de quelques minutes. Elle ne le regarda pas directement, mais sa main ralentit. Puis elle demanda, sans se tourner :

— Tu veux voir ?

Sa voix était douce, mais cette fois, elle portait un peu plus. Comme si elle s'autorisait à exister un peu plus fort.

Hypnos sourit, un peu plus franchement.— Seulement si c'est un oui, pas un "tu veux peut-être que…"

Maëlys tourna enfin la tête. Elle leva le carnet, pas tout à fait vers lui, pas tout à fait contre elle. Une offrande prudente.

Il tendit la main. Mais ne prit pas le carnet. Il se contenta de regarder. Un paysage. Des arbres courbés. Des oiseaux à peine esquissés. Et, en arrière-plan, trois silhouettes. L'une debout, droite comme une ligne. L'autre assise, la tête penchée vers le ciel. La dernière, un peu à l'écart, floue, presque fondue dans le décor.

Il ne demanda pas si c'était nous. Il le savait.

— Tu captes bien les silences, dit-il.

Elle baissa le carnet.

— C'est plus facile à dessiner qu'à dire.

Héméra observait sans intervenir. Son regard allait de l'un à l'autre, tranquille, attentif. Elle n'interrompait pas. Elle laissait faire. Je ne bougeais pas non plus. Mais je comprenais. Quelque chose s'était passé. Pas grand-chose. Pas un basculement. Juste cette chose infime que les humains appellent parfois "connexion".

Hypnos reprit une figue, la fit tourner entre ses doigts.

— Tu dessines depuis longtemps ?

Maëlys hocha la tête.

— Depuis que je dors mal.

Il pencha légèrement la tête.

— Alors tu dois avoir beaucoup de carnets.

— Oui.

Elle sourit. Et lui aussi.

Le carnet était resté ouvert entre eux. Hypnos, penché légèrement vers l'illustration, commentait des détails à mi-voix. Des choses que seuls deux rêveurs peuvent se dire. Maëlys répondait par des hochements, quelques mots, un sourire parfois.

Héméra, de son côté, avait posé son bento fermé à côté d'elle, les coudes sur la table, les mains croisées sous le menton. Elle les regardait, attentive, mais pas passive. Son regard brillait d'un intérêt sincère, et son sourire n'était pas celui de l'observatrice distante. C'était un sourire doux, chaud, presque complice.

La lumière la frôlait de côté. Elle semblait absorber les rayons et les renvoyer en nuances calmes. Et moi, je restais là. Je regardais tout ça comme on regarde un phénomène naturel — sans l'interrompre, mais sans chercher à le rejoindre. Puis des pas, dans le couloir. Réguliers. Vifs. Accompagnés d'un bruit léger. Un frottement, suivi d'un petit claquement. Le bruit d'une sucette cognant contre les dents.

Zoé.

Elle passait devant la salle quand elle vit que la porte n'était pas entièrement fermée. Elle s'arrêta sans forcer. Recul d'un demi-pas. Regard rapide à l'intérieur. Et elle nous vit.

Moi, toujours à l'écart. Hypnos, détendu, penché sur un carnet. Maëlys, assise, droite, concentrée. Héméra, rayonnante de calme.

La sucette changea de côté dans sa bouche. Elle poussa la porte d'un geste du bout des doigts.

— Oh, c'est ici que vous vous cachez, vous quatre ?

Sa voix était claire, portée, mais pas intrusive. Juste assez pour être entendue, pas assez pour briser l'équilibre. Elle entra sans hésiter, les mains dans les poches, sa sucette dépassant d'un coin de ses lèvres comme une ponctuation vivante.

Héméra lui adressa un vrai sourire — ouvert, sincère, presque curieux. Hypnos leva les yeux et esquissa un "tiens donc" silencieux. Maëlys, elle, sursauta à peine. Puis se redressa, prise dans un mélange d'incertitude et de retenue.

Zoé fit quelques pas vers le centre de la pièce. Elle n'allait pas s'asseoir. Pas encore. Mais elle était là pour rester.

— Je me disais bien que je n'avais pas encore réussi à vous capter, vous quatre.

Elle balaya la salle du regard, rapide mais précis. Elle s'arrêta brièvement sur Maëlys.

— Et toi aussi. Je crois qu'on ne s'est même pas croisées correctement depuis la rentrée. C'est triste, non ?

Maëlys baissa brièvement les yeux, puis hocha doucement la tête. Zoé continua, posée, à son rythme.

— Du coup… puisque le destin vous a tous mis dans la même pièce, j'me suis dit que c'était peut-être le moment de faire ce qu'aucun prof n'a encore fait depuis trois jours.

Elle avança d'un pas et tendit la main, sans solennité.

— Zoé Lemoine. Je suis dans la classe. Plain milieu. J'ai pas de super-pouvoirs, mais je retiens les noms des gens que j'aime bien.

La sucette se déplaça encore une fois dans sa bouche, comme un point final décalé. Et cette fois, elle attendit une réponse.

Zoé attendait. Sa main était toujours tendue, pas trop haut, pas trop sûre, juste assez pour dire : je suis là si tu veux prendre contact.

Ce fut Héméra qui bougea en premier. Elle se leva, doucement, lissa sa jupe machinalement, puis s'approcha avec ce port calme et digne qui la rendait impossible à ignorer sans provoquer un manque.

— Héméra Minas. Enchantée.

Elle serra la main de Zoé, sans mollesse ni tension. Puis elle ajouta, avec un sourire :

— On t'a remarquée, tu sais. Depuis le premier jour.

Zoé sourit, surprise.

— Oh ? Qu'est-ce qui m'a trahie ?

— La façon dont tu es entrée dans la salle. Comme si elle t'appartenait déjà.

Zoé rit doucement, un vrai rire, pas une esquive.

— C'est pas de l'arrogance. J'ai juste horreur de me faire oublier.

— Tu n'as pas à t'en inquiéter, répondit Héméra. Personne ici ne t'a oubliée.

Hypnos s'était levé à moitié, penché en avant, la main posée sur la table, son regard toujours un peu ailleurs.

— Moi c'est Hypnos, dit-il. Tu m'as déjà vu dormir en classe, probablement.

— Trois fois, répondit Zoé sans hésiter. Mais à chaque fois t'as quand même répondu juste quand on t'interrogeait.

— Je m'adapte.

Elle le fixa un instant.

— Vous avez tous des noms qui sonnent comme des énigmes.

— C'est le principe, souffla Hypnos. On est là pour troubler.

Elle gloussa, puis se tourna vers Maëlys.

— Et toi ?

Maëlys mit un peu plus de temps à réagir. Elle baissa légèrement le carnet, leva la tête, et chercha ses mots.

— Maëlys… Delorme.

Sa voix manquait d'assurance, mais pas de sincérité.

Zoé ne chercha pas à combler ce vide. Elle hocha la tête, simple, puis dit :

— J'aime bien ton style. Tu dessines comme si tu essayais de réparer le silence.

Maëlys ouvrit légèrement la bouche, surprise, mais ne répondit pas.

Zoé ne s'en offusqua pas. Elle se contenta de faire un pas de côté.

Et c'est là qu'elle posa enfin les yeux sur moi. Pas de recul. Pas d'hésitation. Mais pas non plus cette insistance que certains ont quand ils veulent prouver qu'ils n'ont pas peur.

Juste un regard direct.

— Et toi… Thanatos, c'est ça ?

Je ne répondis pas. Pas par hostilité. Parce qu'elle n'avait rien demandé. Elle n'insista pas.

Elle se contenta de dire, en laissant la sucette tourner dans sa bouche :

— Je suppose que tu parles pas beaucoup. Mais si tu changes d'avis, je suis pas difficile à trouver.

Et elle alla s'asseoir. Pas loin. À la table juste à coté d'Héméra. Un choix. Ni trop proche. Ni trop distant. Un équilibre. Zoé s'assit comme si la chaise l'attendait depuis toujours. Elle garda sa sucette au bord des lèvres, la tenant entre deux doigts comme un équilibre de tension — mi-détente, mi-défi.

Elle nous regardait. Pas comme les autres élèves. Pas avec cette curiosité inquiète ou cette admiration gênée. Elle observait pour comprendre, pas pour juger.

— Alors… vous quatre, dit-elle, le ton léger.

Elle laissa flotter les mots avant de les rattraper.

— C'est quoi l'histoire ? Vous vous connaissiez avant la rentrée ?

Hypnos haussa les épaules sans lever les yeux.

— On a commencé à se parler… cette semaine.

Héméra ajouta, douce :

— Le premier jour, c'était juste des présences dans la même pièce.

Zoé releva les sourcils.

— Honnêtement, on dirait que vous formez une équipe depuis des mois.

Elle tourna la tête vers Maëlys.

— Même toi.

Maëlys se raidit un peu. Elle gardait le carnet sur ses genoux, mais ses doigts avaient cessé de bouger. Elle ouvrit la bouche. Referma. Puis souffla, plus qu'elle ne parla :

— Non… pas vraiment.

Sa voix se coinça à moitié dans sa gorge. Elle regardait le sol, comme si les mots s'étaient échappés avant qu'elle n'ait eu le temps de les filtrer. Zoé ne rit pas. Ne relança pas. Elle accepta la réponse incomplète comme on accepte une main hésitante.

— En tout cas, t'as un style à toi.

Maëlys leva les yeux, juste un instant.

— Je… merci.

Elle retourna presque aussitôt au carnet, mais n'y toucha pas.

— Tu devrais rejoindre le club d'art, proposa Zoé, sans pression. Il y a de supers gens. Et… je crois qu'ils aimeraient ce que tu fais.

Maëlys secoua la tête. Pas brusquement. Plutôt comme quelqu'un qui le sait depuis longtemps.

— Non. C'est… trop. Trop de monde. Trop de bruit. Trop de…

Elle n'acheva pas. Mais personne n'avait besoin qu'elle finisse. Héméra la regardait, les coudes posés sur la table, les doigts croisés. Elle ne disait rien, mais elle l'écoutait, entière.

Zoé, elle, hocha la tête avec une compréhension surprenante.

— Je comprends.

Puis elle sourit.

— Bon, ben au pire, on inventera un club du calme.

Hypnos leva la tête.

— Club du silence rêveur. Uniquement sur invitation.

— Vous êtes votre propre club, non ? lança Zoé en regardant autour.

Hypnos sourit.— Non. On est des points qui ne cherchent pas à se rejoindre.

Zoé tourna enfin les yeux vers moi. Je n'avais pas bougé. Pas parlé. Mais elle savait que je suivais tout.

— Et toi ?

Sa voix ne forçait rien. Elle ne cherchait pas à casser le mur.

— Tu restes en dehors par choix ou par principe ?

Je ne répondis pas. Elle attendit deux secondes. Trois. Puis haussa légèrement les épaules, sans amertume.

— OK, j'aime bien les spectateurs silencieux.

Elle aurait pu s'arrêter là. Mais Héméra la devança, posant calmement une main sur la table, ses yeux tournés vers Zoé avec bienveillance.

— Il n'est pas très bavard. Pas parce qu'il vous rejette.

Elle laissa passer un silence, puis ajouta, un peu plus bas :

— Mais… les gens trop vivants, parfois, ça fait du bruit là où lui cherche le calme.

Zoé haussa un sourcil, mais elle ne le prit pas mal.

— J'essaierai de ne pas crier, alors.

Hypnos étira un sourire vague.

— Tu viens de gagner un point.

— Cool. À combien on débloque l'entrée officielle dans le club du silence ?

— À cinq. Mais on n'a pas encore défini les critères.

— Parfait. J'adore les jeux sans règles.

Elle se pencha légèrement en arrière, mains croisées derrière la nuque. Et cette fois, même si rien n'avait été conclu, elle était installée. La lumière avait changé. Moins tranchante qu'à midi. Un peu plus dorée, un peu plus longue. Le silence, lui, restait stable. Mais il n'était plus exactement le même.

Zoé s'étira doucement, redressant le dos comme si elle sortait d'un rêve trop court. Elle reprit sa sucette restée au bord de la table, la coinça entre ses lèvres, puis se leva.

— Je vais devoir filer. Y'a des gens qui vont me chercher si je reste trop longtemps sans parler.

Elle parlait avec cette aisance tranquille qui ne demande jamais la permission, mais qui n'impose rien non plus. Elle se retourna vers la porte, la main déjà sur la poignée, puis lança :

— J'reviens dans deux minutes. Me laissez pas la meilleure place.

Elle referma doucement la porte derrière elle. Le silence reprit aussitôt sa place. Pas pesant. Juste… suspendu. Maëlys baissa légèrement le carnet. Elle ne dessina pas tout de suite.

— Elle m'a parlé.

Ce n'était pas une question. Pas une surprise bruyante. Plutôt une pensée sortie à voix basse, comme si elle n'était pas sûre que ça s'était vraiment produit.

Héméra, sans quitter sa posture droite, lui sourit doucement.

— Bien sûr qu'elle t'a parlé.

— Non mais… vraiment. À moi.

Elle regardait la porte, toujours fermée.

— Elle connaît tout le monde. Elle parle à tout le monde. Moi, personne ne me parle jamais la première.

Hypnos, coude sur la table, menton dans la main, répondit sans lever les yeux :

— Tu es quelqu'un qu'on remarque doucement.

Maëlys cligna des yeux.

— C'est une façon polie de dire que je suis invisible ?

— Non. C'est une façon poétique de dire que tu es restée immobile assez longtemps pour qu'on comprenne que tu avais quelque chose à dire.

Maëlys ne répondit pas. Mais elle sourit.

Héméra reprit, tranquille :

— Zoé remarque les gens qui ne crient pas.

— Mais elle, elle parle beaucoup.

— Oui.

— Alors pourquoi elle m'a vue ?

Héméra réfléchit une seconde. Puis dit :

— Parce qu'elle fait du bruit. Pas pour se faire entendre. Mais pour que personne ne se sente seul dans le silence.

Et Maëlys, cette fois, garda le silence. Pas parce qu'elle fuyait. Parce qu'elle pensait. Le silence avait repris sa place. Pas tout à fait le même qu'avant, mais assez proche. Et c'est là que j'ai parlé. Une phrase. Rien de plus.

— Elle a déplacé trop d'air.

Pas dit sèchement. Ni fort.

Juste… constaté.

Hypnos leva les yeux vers moi, amusé.

— Tu préfères quand l'air reste figé ?

— Il est plus lisible.

Héméra étouffa un sourire derrière sa main.

— Ce que mon frère essaie de dire, ajouta-t-elle doucement, c'est qu'il n'aime pas quand quelqu'un remue l'eau trop vite.

Hypnos ajouta, moqueur :

— Et encore, elle n'a même pas tapé dans les vagues.

Maëlys les regardait tour à tour. Puis elle posa les yeux sur moi, brièvement. Elle ne dit rien. Mais je vis l'étonnement passer dans son regard. Pas de peur. Pas de jugement. Juste cette surprise spécifique à ceux qui viennent d'entendre quelqu'un formuler à voix haute ce qu'eux n'auraient jamais osé penser.

Le soleil avait déjà commencé à pencher. La lumière, plus basse, entrait dans les vitres à l'horizontale, étirant les ombres comme des souvenirs persistants. La journée touchait à sa fin. Les élèves quittaient leurs salles dans un flux désordonné. Sac sur l'épaule, blagues à demi-murmurées, fatigue dissimulée sous de faux éclats de voix.

Nous, comme toujours, étions restés en retrait. Pas parce qu'on attendait. Juste parce qu'on n'avait pas besoin de se presser. Maëlys remettait doucement ses affaires dans son sac, prenant soin de caler son carnet entre deux livres pour ne pas corner les coins.

Héméra, debout à côté d'elle, lui souriait.

— Tu rentres toute seule ?

— Oui… je prends le bus.

Héméra hocha la tête.

— On est dans le même. Il passe par la place centrale, non ?

— Oui, arrêts 6 et 7.

Hypnos, assis sur le bureau derrière, balançait légèrement ses jambes comme un enfant détendu.

— Alors on fera le chemin ensemble demain.

Maëlys leva les yeux, surprise.

— Vraiment ?

— Pourquoi pas ? répondit Héméra en ajustant la sangle de son sac.

Elle ajouta, avec un sourire plus large :

— J'adore mes frères, tu sais. Mais avoir une autre fille dans le groupe, ça me ferait du bien.

Le ton était léger, sans pression, mais sincère. Maëlys sembla hésiter. Pas par refus. Plutôt parce qu'elle n'était pas sûre de ce qu'on lui proposait. Elle regarda Hypnos. Puis Héméra.

Puis… moi.

Je n'avais pas bougé. Mais je l'avais sentie, cette hésitation.

Hypnos se pencha vers elle, toujours souriant, les mains croisées sur son sac.

— S'il ne voulait pas que tu sois là… crois moi, tu l'aurais su.

Elle cligna des yeux. Et un sourire, fragile mais réel, s'installa sur ses lèvres.

— D'accord.

Elle serra un peu plus fort la lanière de son sac. Et, pour la première fois, elle ne se sentait pas seul. Le feu était allumé. Pas très fort. Juste assez pour danser doucement sur les briques sombres. J'étais dans mon refuge, au bord du foyer. La couverture m'enveloppait jusqu'aux chevilles. Les coussins formaient un rempart mou autour de moi. J'y étais presque invisible. Volontairement flou.

Devant moi, les flammes. Derrière moi, la vie.

Dans la cuisine ouverte, Mère préparait le dîner, les gestes précis, rythmés. Héméra et Hypnos l'aidaient, mais comme à leur habitude, ils parlaient plus qu'ils ne cuisinaient.

— …elle a vraiment accepté, dit Héméra en coupant des herbes. Demain, elle prendra le bus avec nous.

— Elle semblait contente, ajouta Hypnos. Même si elle ne l'a pas dit.

Mère sourit — je ne la vis pas, mais je l'entendis dans le souffle de sa voix.

— Elle était seule, ces derniers jours. C'est bien qu'elle vous ait trouvés.

— Elle nous a surtout trouvés à travers Zoé, répondit Hypnos.

— Ah oui… la tornade, fit Héméra en riant doucement.

Mère posa quelque chose sur le plan de travail.

— Elle vous a parlé longtemps ?

— Oui. À tous.

Un très léger silence. Puis Hypnos ajouta :

— Même à lui.

— À Thanatos ? fit Mère en relevant la tête.

— Il a répondu par un silence très éloquent.

Héméra, sans se retourner, souffla :

— Il a dit qu'elle avait "déplacé trop d'air".

Mère se figea une seconde. Puis elle reprit ses gestes, lentement.

— C'est pour ça qu'il est plus… silencieux ce soir ?

— Peut-être, dit Hypnos. Il cogite.

— Ou alors elle a réveillé un truc, ajouta Héméra. Mais il n'aime pas quand quelque chose bouge trop vite autour de lui.

Moi, je n'avais pas bougé. Mais je les entendais. Et je savais qu'ils ne disaient rien au hasard. Je restais là. Dans mon cocon de tissus lourds et de lumières basses.

Jusqu'à ce qu'elle arrive. Oizys.

Pieds nus. Silencieuse comme une pensée. Elle tenait sa peluche contre elle. Elle ne dit pas un mot. Elle vint s'installer à côté de moi, dans l'ouverture du cercle de plaids. Elle s'allongea, doucement, sa tête contre mon bras, sa respiration calée sur la mienne. Je ne tournai pas la tête. Mais je la sentis. Présente. Inébranlable. Nous étions deux. Deux à regarder le feu. Deux à n'avoir besoin de rien d'autre que ça.

Et ce soir-là, même Mère ne dit rien. Elle nous laissa là. Ensemble, dans le silence que personne n'avait cherché à combler. La maison s'était lentement vidée de ses bruits.

Les voix familières avaient laissé place à une respiration plus lente, plus feutrée. Dans la grande pièce commune, le feu achevait de brûler, sa lumière oscillant à peine sur les murs. Les ombres ne bougeaient presque plus.

Je n'avais pas quitté mon refuge de plaids et de coussins. La chaleur du foyer était douce, constante, comme suspendue dans le temps. Oizys, longtemps blottie contre moi, avait fini par se lever sans bruit.

Elle m'avait regardé une dernière fois, les paupières déjà lourdes, avant de disparaître à l'étage, sa panthère de peluche sous le bras.

Je pensais être seul. Mais Mère était là. Je ne l'avais pas entendue arriver.

— Tu ne dors pas.

Sa voix, toujours calme, était tombée dans le silence comme une goutte d'eau dans un lac lisse.

Elle ne s'approcha pas immédiatement. Puis elle s'assit dans le grand fauteuil près du feu, celui qu'elle prenait souvent quand elle voulait parler, ou juste veiller. Elle croisa les jambes lentement, le regard posé sur les flammes, sans chercher le mien.

— Ils m'ont dit que tu avais parlé aujourd'hui. Ou du moins se que tu a pensé de cette fille… Zoé.

Elle marqua une pause.

— Que tu as trouvé qu'elle avait "déplacé trop d'air".

Elle répéta les mots comme s'ils portaient un sens ancien, un symbole oublié.

— Tu n'aimes pas ça, n'est-ce pas ? Quand les choses bougent trop vite autour de toi. Quand une présence arrive sans prévenir et laisse des traces, même en parlant fort.

Elle ne souriait pas. Elle ne jugeait pas. C'était juste une vérité qu'elle posait là, pour qu'elle existe ailleurs que dans ma tête.

— Mais parfois, Thanatos, ce n'est pas la vitesse qui est le problème. C'est ce qu'elle réveille en nous.

Elle tourna à peine la tête vers moi.

— Et ce n'est pas toujours une menace.

Le feu, devant nous, se consumait lentement. Il restait quelques braises, quelques reflets de lumière. Mère resta encore quelques instants, sans bouger, puis se leva.

— Tu peux rester dans le silence aussi longtemps que tu en as besoin.

Elle marcha jusqu'à la porte, posant la main sur la poignée.

— Mais tu n'as pas à y rester seul.

Elle fit un pas, puis s'arrêta une dernière fois, dos à moi.

Et là, je parlai.

— Ce n'est pas le silence qui me pèse.

Ma voix était plate. Aucune chaleur. Aucun trouble.

— C'est l'agitation. Elle est partout. Elle entre même quand la porte est fermée.

Elle ne répondit pas. Mais je la sentis sourire. Puis elle sortit, et referma doucement la porte. Le feu était presque éteint. Et moi, je restai là, parfaitement immobile, dans une pièce trop vivante pour être oubliée.