Chapitre 3 — La Gueule des Profondeurs

Le jour se leva sur la ville de Narthoréa, baignée par une

lumière bleutée filtrée par les brumes des montagnes voisines. Ma-Théo quitta

le dortoir sans un mot, son insigne « F » accroché à sa ceinture, le regard

déterminé malgré la faim qui lui tordait l’estomac.

La vieille taverne se trouvait à l’Est, dans un quartier délabré. Des volets

branlants claquaient au vent, et une odeur de renfermé flottait dans l’air.

Personne ne semblait vivre ici. Devant la bâtisse, un homme au ventre rebondi,

le visage mangé par une barbe noire, l’attendait.

— C’est toi, la chasseuse envoyée pour les rats ? demanda-t-il d’une voix

bourrue.

— Oui. Où sont-ils ?

Il ricana, dévoilant des dents jaunes.

— Dans la cave. Mais fais gaffe, c’est pas des rats normaux. Ils ont muté.

Mangeurs de chair, qu’on dit. Bonne chance.

Il la guida vers une trappe grinçante. Une odeur de moisi et de pourriture

s’échappa dès qu’elle l’ouvrit. Une échelle descendait dans l’obscurité.

— Pas d’arme ? T’es sérieuse ?

— Je me débrouillerai.

Il haussa les épaules et referma la trappe derrière elle.

L’humidité la saisit immédiatement. Les murs de pierre suintaient. Le sol

était jonché de détritus et d’os rongés.

« Analyse du terrain en cours… Activité magique : Faible. Présence :

Anormale. »

« Maîtrise actuelle du Nexus Évolutif : 4%. Première pulsation

magique imminente. »

Ma-Théo s’avança lentement. Le silence était pesant.

Puis elle entendit un couinement.

Et un autre. Puis des dizaines.

Des ombres bougèrent au fond du couloir. Des yeux rouges scintillèrent.

— Ils sont… plus gros que des chiens…

L’un d’eux bondit.

Elle roula sur le côté, évitant de justesse les crocs. Puis un autre surgit.

Elle frappa avec le poing. L’impact fut plus fort qu’attendu : le rat géant fut

projeté contre le mur.

« Force accrue (x1.4) activée — adaptation musculaire temporaire. »

— Hein…?

Un autre bondit. Elle saisit un tesson de bois, le planta dans l’œil de la

créature. Un cri bestial résonna.

Ils étaient six. Peut-être plus.

Elle respira lentement. Son cœur battait à tout rompre.

— Je dois survivre…

L’un d’eux sauta vers sa gorge.

— Non… pas aujourd’hui !

Et là, ce fut comme une étincelle.

Une vague invisible s’échappa de son corps, balayant les rats proches. Les

torches murales s’allumèrent comme par magie, révélant la scène.

« DÉCLENCHEMENT SPONTANÉ D’ESSENCE.

Élément primaire détecté : VENT — Niveau : 1

Technique instinctive générée : Souffle d’Évitement.

Temps d’activation : 3 secondes. »

Elle chancela. Son souffle était court, mais les rats semblaient troublés,

reculant légèrement.

— Du… vent ? C’est moi ?

« Affirmatif. Premier fragment de magie élémentaire activé.

Synchronisation avec l’Essence du Vent établie. »

— Je… je peux utiliser de la magie ?

« Faiblement. Encore. Mais ce n’est qu’un commencement. »

Un rat plus gros que les autres surgit. Sa gueule difforme portait des

traces de chair humaine.

— Le chef ?

Elle serra les poings. Pas de recul.

Elle courut, glissa sous sa mâchoire, sauta sur son dos, saisit le tesson de

bois, et planta avec force dans sa nuque.

Un hurlement guttural. Des spasmes. Puis le silence.

Les autres rats fuirent.

Elle resta un long moment immobile, haletante, les genoux dans la crasse.

« Mission accomplie.

Récompense potentielle : 3 pièces d’argent.

Statut : Non blessée – Énergie magique : faible mais

stable.

Progression système : 6%.

Capacité débloquée : Perception des flux d’air (passive).

Essence du Vent — 2%. »

« Tu as réveillé un fragment. D’autres t’attendent. »

— Je… Je suis vraiment vivante.

Elle remonta lentement l’échelle, le corps en sueur, les vêtements sales,

mais les yeux brillants.

Le tavernier la fixa, bouche bée.

— T’es revenue vivante ? Toute seule ?

Elle tendit la preuve de la mission accomplie : une oreille noire et griffue

du chef des rats.

Il lui donna à contrecœur trois pièces d’argent.

— Tu sais quoi ? T’es pas si inutile que t’en as l’air.

Elle hocha la tête, ne cherchant pas la reconnaissance.

Puis elle retourna à la Guilde.

Ma-Théo poussa les lourdes portes de la Guilde. La chaleur de l’intérieur la

frappa aussitôt, tout comme les regards.

Le silence tomba.

Quelques chasseurs se retournèrent, les conversations s’interrompirent, et

des yeux la détaillèrent de haut en bas : ses vêtements en loques, maculés

de sang séché, de poussière et de griffures. Dans sa main, une bourse de toile,

serrée fermement.

— C’est

la fille classée F, non ? murmura un jeune homme à sa table.

— Elle

est allée pour la mission des rats géants… Ils disaient que c’était un nid

infesté.

— Elle

est pas morte ? Comment c’est possible ?

Ma-Théo avança sans un mot, le visage fermé. Chaque pas semblait éveiller de

nouveaux chuchotements.

— Elle

a pas d’arme, elle a même pas d’équipement… c’est une mendiante ou quoi ?

— Elle

a dû fuir et mentir sur l’extermination.

— Ou alors c’est une chanceuse. Les rats sont peut-être partis d’eux-mêmes.

La réceptionniste, Lyana, releva la tête depuis son guichet. Sa plume s’arrêta

net.

— Oh.

C’est… toi ?

Ma-Théo s’approcha, leva lentement la bourse, et la déposa sur le comptoir.

Un ploc sourd. L’odeur fétide se dégagea aussitôt.

Lyana fronça les sourcils, ouvrit prudemment. Son visage se figea.

— C’est…

l’oreille du chef de meute ?

— Oui.

Il est mort. Les autres ont fui.

Un chasseur derrière elle étouffa un rire nerveux.

— Impossible…

Y’a des gars rang E qui s’y sont cassé les dents la semaine dernière !

Un autre s’approcha, grand, musclé, le regard suspicieux.

— Hé,

la nouvelle. T’as trouvé ça par terre ? Ou t’as laissé quelqu’un le faire

à ta place ?

Elle le fixa droit dans les yeux.

— Je

l’ai tué. Seule.

Le silence revint, plus pesant cette fois.

Lyana reprit ses esprits, tapa nerveusement sur son registre.

— La preuve est authentique. Mission validée. Récompense de trois pièces d’argent.

Félicitations… euh… Ma-Théo.

Elle tendit la récompense avec hésitation, scrutant son visage sale et son

regard vide mais stable.

— Tu devrais… aller te reposer. Et te changer aussi. On peut te prêter une tenue

propre pour la soirée.

Ma-Théo hocha la tête, s’empara calmement des pièces, et s’éloigna sans un

mot, contournant les tables bondées.

Des chuchotements reprirent à mi-voix.

— Elle

est bizarre, cette fille.

— Peut-être

qu’elle cache son rang.

— Non,

son aura est presque inexistante.

— Alors

comment elle a fait ?

Personne ne le savait.

Et Ma-Théo, elle, s’assit à l’écart, dos au mur, un bol de soupe tiède entre

les mains et une cape usée sur les épaules que Lyana lui avait tendue.

Dans son esprit, la voix du monde résonna à pein.

Ø 

« Ils ne te comprennent pas. Mais tu es bien

plus qu’eux. Et un jour, ils s’en souviendront. »

Elle ferma les yeux un instant. Une journée terminée. Une victoire

minuscule. Mais la première d’une longue série.

Et ce soir-là, pour la première fois, elle sourit.

Parce qu’au fond d’elle… quelque chose s’était éveillé.

Fin du Chapitre 3