Un silence lourd, épais, encore chargé des échos de l’effondrement, des hurlements de métal arraché et des battements précipités d’un cœur poussé à l’extrême. L’air était saturé de poussière, d’un mélange âcre de gravats et de sang séché. Yuri inspira profondément, chassant le poids de l’adrénaline qui pulsait encore dans ses veines. Chaque muscle de son corps vibrait sous la fatigue, ses vêtements collaient à sa peau, imprégnés de sueur, d’hémoglobine et de cendres. Mais ils étaient en vie. Il baissa les yeux vers Charlie, toujours là, épuisée, mais debout. Il n’y avait plus rien à dire. Pour la première fois depuis son arrivée ici, il sentit la tension dans son corps s’atténuer légèrement. ‘’Le plus dur était passé’’. Il tourna la tête vers le couloir en pente et aperçut enfin la sortie.
— À partir de maintenant, c’est simple.
Elle cligna des yeux, dubitatif, figée une seconde comme si elle venait d’entendre la pire bêtise possible.
— On va jusqu’à la cage d’escalier, on grimpe jusqu’au toit et on escalade l’immeuble d’à côté.
Charlie leva un sourcil, sceptique. Elle connaissait maintenant sa définition du mot « simple », et elle n’aimait pas ça.
— C’est ça, ton « simple » ?
Yuri haussa les épaules, un demi-sourire en coin, cet air à la fois détendu et provocateur qui la rendait folle.
— Après tout ce qu’on vient de traverser ? Il fit un geste vague vers les ruines derrière eux. Ouais. Comparé à ça, c’est une putain de promenade de santé.
Il passa un bras sous son épaule pour la soutenir et ils avancèrent ensemble, marchant sur les murs penchés, Lucky trottant à leurs côtés.
Yuri lâcha Charlie un instant pour évaluer l’état de la cage d’escalier. Ils étaient si proches de la sortie. Juste un dernier effort, quelques étages à grimper et ils seraient dehors. Il avança d’un pas prudent vers l’ouverture, scrutant la structure. Il s’apprêtait à faire demi-tour quand un craquement sinistre résonna sous ses pieds. ‘’Merde’’.
Puis tout chavira en un instant.
Un claquement funeste déchira l’air, comme un râle métallique annonçant la catastrophe avant même qu’elle ne se produise. Charlie vit le sol sous Yuri frémir, se courber sous son poids, et en un battement de cils, l’espace où il se tenait encore une seconde plus tôt s’effondra.
— PUTAIN ! Cria Charlie.
Le trou s’ouvrit d’un coup, aspirant son corps dans un gouffre noir. Le cri du Yuri fut bref, plus un souffle surpris qu’un hurlement, et il disparut. Avalé par les ténèbres, avant même qu’elle n’ait le temps de tendre la main.
Le silence retomba, brutalement.
Charlie resta figée, son cœur cognant violemment dans sa poitrine, son regard rivé sur le vide où il venait de disparaître comme s’il n’avait jamais été là. ‘’Non. Non, non, non, pourquoi.’’ L’instant d’après, un bruit. Un choc. Du verre qui craque, lentement, dangereusement. Elle s’élança vers le bord, se jetant presque à plat ventre pour voir ce qu’il y avait en dessous. Yuri était là. Suspendu dans l’obscurité, son corps projeté contre une large fenêtre encore intacte… mais qui ne tiendrait pas longtemps. Les fissures s’étendaient sous lui comme une toile d’araignée prête à se briser d’un seul coup.
Il ne bougeait pas. Le souffle coupé, Charlie sentit une vague de panique glacée lui broyer la poitrine.
— Ne bouge pas ! Lança-t-elle, sa voix éraillée par l’urgence.
Elle ne savait même pas s’il l’avait entendue. S’il était seulement conscient. Elle n’avait pas le temps de réfléchir. Elle devait le sortir de là.
Un tressaillement glacial parcourut l’échine de Yuri, son poids fissurant immédiatement la surface du verre fendu. Il s’immobilisa instinctivement, son souffle coupé, écoutant le silence angoissant autour de lui.
— TU M’ENTENDS !!
Le hurlement de Charlie transperça l’air. Son visage déformé par l’horreur. Elle s’accrocha au bord et se pencha, son regard frénétique balayant l’espace sous elle.
— PUTAIN ! Réponds-moi !
Un silence de quelques secondes. Puis, une voix grave et agacée monta du vide.
— Tu me casses les oreilles, j’suis pas sourd.
Elle laissa échapper un souffle tremblant, entre soulagement et agacement.
— Ne bouge pas ! Cria-t-elle, sa voix trahissant son angoisse. La vitre va céder si tu fais un mouvement de trop !
Yuri jeta un regard autour de lui. Le mur était à peine à un mètre, mais s’il tentait de se lever, le poids de son corps briserait le verre, et il chuterait dans le vide. Il baissa les yeux. Sous lui, plusieurs dizaines mètres de vide, du béton et des décombres déchiquetés. S’il tombait, il ne survivrait pas.
Charlie, paniquée, cherchait désespérément une solution. Elle n’avait pas beaucoup de temps. Elle devait agir, et vite. Puis, une idée.
— Reste là ! Hurla-t-elle. J’ai un plan !
Yuri leva un sourcil, moqueur malgré la situation.
— Oh, bordel, ça promet.
Charlie ignora le pique et serra les dents, résolue. Elle se souvenait qu’à l’étage du dessous, dans la cage d’escalier, une lance d’incendie était accrochée au mur. Si elle pouvait l’atteindre, elle pourrait lui envoyer un moyen de grimper hors de là.
Elle recula du trou avec difficulté, sa jambe en feu à chaque mouvement, puis se hissa vers la cage d’escalier avec ce qui lui restait de forces. Chaque pas était une torture, chaque geste arrachait un frisson de douleur, mais quelque chose en elle refusait d’abandonner.
Une force insoupçonnée, brutale, incontrôlable. Une sensation qu’elle ne comprenait pas, qu’elle ne pouvait pas nommer, mais qui l’embrasait de l’intérieur. Un instinct pur, viscéral, plus fort que la douleur, plus fort que la peur. Elle ne pouvait pas le laisser mourir. ‘’Je peux pas’’. Son corps réagissait avant même qu’elle ne réfléchisse. Ses muscles endoloris obéissaient à une urgence qui la dépassait, son esprit déchiffrait son environnement en une fraction de seconde, analysant chaque prise, chaque mouvement, chaque possibilité. Tout son être se mobilisait vers un seul but : Le sauver.
C’était instinctif, immédiat, comme si son existence elle-même dépendait de celle de Yuri. Comme si laisser tomber n’était simplement pas une option. Son souffle était haché, son cœur cognait comme un tambour de guerre, mais elle continuait, poussée par une force plus grande qu’elle, une volonté inébranlable. Parce que ‘’cet abruti’’ n’allait pas mourir, pas aujourd’hui. Pas sous ses yeux. Pas tant qu’elle respirait.
Arrivée en bas, elle trouva la lance. Elle la décrocha de son support et repartit aussi vite que possible. Elle revint au bord du trou et lança la lance d’incendie vers Yuri.
‘’Mais merde ! Il manque deux mètres’’.
— Putain ! Jura-t-elle.
Yuri tendit la main, mais c’était ‘’inutile’’. Il ne pouvait pas l’atteindre. Sous lui, la vitre commençait à craquer. Une fissure remonta brutalement sous son dos. ‘’Je vais tomber’’. Il pensa une seconde à lâcher prise, accepter sa chute, c’était peut-être plus simple que de voir Charlie souffrir en essayant de le sauver. Mais alors, avant qu’il ne puisse prendre une décision, Charlie fit l’impensable. Sous l’effet de l’adrénaline pure, elle sauta, s’accrochant de ses mains ensanglantées à la lance d’incendie. Yuri ouvrit les yeux, dilatés de stupeur. ‘’Bordel !’’.
— T’ES MALADE ?!
— SAUTE !! Hurla-t-elle à pleins poumons.
Il n’hésita pas. Ce n’était pas un instinct comme les autres. Pas celui qui le poussait habituellement à agir par nécessité, par simple réflexe de survie. Cette fois, c’était différent. L’instinct de vivre… ‘’pour elle ?’’. La vitre explosa sous son poids, projetant une pluie d’éclats scintillants dans le vide. Dans un dernier élan, il bondit. Son corps se tendit, chaque muscle prêt à absorber l’impact. Il visait la lance d’incendie. Mais il ne l’attrapa pas. ‘’Merde !’’.
Le vide l’aspirait déjà quand Charlie réagit en un éclair. Sa main blessée se referma sur son poignet. Un cri déchira sa gorge. Une douleur atroce lui vrilla la main, remonta dans son bras comme un incendie sous la peau. Un choc fulgurant, un réseau de nerfs à vif, un courant électrique foudroyant chaque terminaison nerveuse, déchirant la chair de l’intérieur. Elle saignait. Elle souffrait. Mais elle le tenait.
Yuri était suspendu dans le vide, ses pieds flottant au-dessus d’un sol absent. Il leva les yeux vers Charlie. Son visage était crispé, déformé par l’effort et la douleur. Elle tremblait, à bout de forces, son bras meurtri prêt à céder sous son poids. Il était trop lourd. Il sentait son corps tirer sur elle, lui arracher encore plus de souffrance. ‘’Tout ça à cause de moi...’’. L’idée de lâcher lui traversa l’esprit une nouvelle fois. ‘’Elle ne tiendra pas. Pourquoi lui infliger ça ?’’. Mais avant qu’il ne puisse ouvrir la bouche, elle hurla de rage, comme si elle avait deviné exactement ce qu’il s’apprêtait à faire.
— SI TU LÂCHES, JE TE DÉFONCE LA GUEULE, ABRUTI !!
Yuri serra les dents, impressionné par sa force, par ce courage presque inhumain. Alors, il s’agrippa à elle de toutes ses forces. D’abord son poignet, puis son bras, remontant centimètre par centimètre, ses doigts s’accrochant à chaque prise. Il sentait ses muscles se contracter violemment sous lui, son souffle erratique effleurant sa peau. Enfin, il atteignit la lance d’incendie et, dans un même élan, il l’attrapa fermement tout en saisissant Charlie par la taille pour la soutenir. Elle lâcha un cri, un mélange brut de douleur et de soulagement. Sans réfléchir, elle serra ses bras autour de son cou, son étreinte violente, désespérée, son corps tremblant sous l’effort.
Lui, gardant son emprise sur elle, raffermit sa prise au point de marquer sa peau. Son souffle court, brûlant, il approcha son visage de son oreille et murmura, sa voix rauque et essoufflée.
— Monte sur mon dos.
— Quoi ?!
— Maintenant ! Je vais nous tracter jusqu’en haut !
Charlie, tremblante, obéit. Elle hissa son corps meurtri sur son dos, un bras autour de son cou, l’autre sous son aisselle pour se maintenir. Yuri serra sa mâchoire, sentant leurs deux poids combinés peser sur ses muscles. C’était infernal. Mais il ne pouvait pas échouer maintenant.
Il agrippa la lance de toutes ses forces, prit une grande inspiration, puis commença à grimper. Ses jambes trouvaient appui sur les surfaces penchées, ses bras tirant leur poids vers le haut, mètre par mètre. Chaque mouvement était une épreuve, mais il tenait bon. Après plusieurs minutes d’effort, ils atteignirent enfin le niveau supérieur, là où Lucky les attendait, aboyant de panique.
Yuri se hissa en dernier, poussant Charlie pour l’aider à passer. Elle roula sur le sol en haletant, son corps à bout de forces. Épuisée, elle s’effondra sur le ventre, le front pressé contre le béton poussiéreux, son souffle court et saccadé, ses bras tremblants sous l’effort.
À côté d’elle, Yuri, à genoux, les mains ancrées sur le sol fissuré, le corps tendu par l’adrénaline. La sueur ruisselait sur son visage, collant ses mèches sombres à sa peau. Il inspira profondément, puis cracha au sol dans un grognement rauque, secouant la tête comme pour chasser l’épuisement qui menaçait de l’engloutir.
— Putain… On a failli crever. Charlie, les yeux rivés sur Lucky, jeta un regard affolé vers Yuri avant de sortir un petit rire nerveux. Yuri roula des yeux et se laissa tomber sur le dos à côté d’elle.
— Bordel… Pourquoi tout part toujours en couilles avec toi princesse ?
Elle tourna la tête vers lui et haussa un sourcil.
— Je pourrais dire la même chose, abruti.
Lucky sauta entre eux et leur lécha le visage, heureux de les retrouver. Ils étaient en vie. ‘’Mais bordel… jusqu’à quand ?’’. Yuri se redressa légèrement, reprenant son souffle, avant de balayer la pièce du regard. L’adrénaline lui collait encore à la peau, mais maintenant qu’ils étaient en relative sécurité, un autre sentiment monta en lui en fixant une partie du couloir. L’épuisement, la tension nerveuse accumulée, tout ça devait bien ressortir d’une manière ou d’une autre. Alors, sans prévenir, un rire sec s’échappa de sa gorge. Puis un autre. Jusqu’à ce qu’il éclate de rire pour de bons. Un vrai rire, puissant, incontrôlable.
Charlie, toujours étalée sur le sol, tourna brusquement la tête vers lui, complètement interloquée.
— Qu’est-ce qui te prend, putain ?!
Yuri ne répondit pas immédiatement, trop occupé à rire comme s’il venait d’entendre la meilleure blague du siècle. Charlie, elle, sentit une vague d’exaspération l’envahir. Elle se redressa d’un coup, fronçant les sourcils.
— Non, sérieux, t’as une case en moins ou quoi ?! On a failli crever, crétin !
Son ton sec ne fit qu’amplifier le rire de Yuri, qui secoua la tête avant de poser son regard sur elle, brillant d’une lueur moqueuse.
— Une case en moins ? C’est moi qui ai un problème ? Il se redressa lentement, toujours avec ce sourire insupportable aux lèvres. Bordel, mais t’es vraiment la blague la moins marrante du monde, princesse.
Il glissa sur ses genoux, réduisant la distance entre eux. Son regard s’ancrant au sien, une lueur amusée dans ses yeux bleus glacés. D’un geste rapide, il attrapa son menton entre ses doigts, l’obligeant à tourner légèrement la tête. Son pouce effleura sa peau, mais il n’y avait rien de doux dans son geste. Juste une fermeté, un contrôle absolu.
— Regarde.
Charlie suivit la direction qu’il lui imposait, et son estomac se tordit immédiatement. Juste en face d’eux, à quelques mètres du gouffre où Yuri avait failli tomber, pendait une seconde lance d’incendie, attachée à un mur fissuré. Une lance qu’elle n’avait pas vue.
— Putain… Le murmure lui échappa avant même qu’elle ne puisse se retenir. Yuri, lui, souria encore plus.
— Donc en fait… tu voulais vraiment me buter, c’est ça ? Tu t’es dit « tiens, et si j’éliminais ce pauvre con en le forçant à tomber dans le vide » ?
Charlie rougit instantanément. Un rouge vif, incontrôlable. La honte lui serra la gorge. Comment elle avait pu ne pas voir ça ?! Si elle avait juste levé les yeux une seconde de plus, si elle avait vu cette lance, Yuri aurait pu l’attraper immédiatement, et ils auraient évité cette scène de cascade suicidaire.
Elle ouvrit la bouche pour répliquer, pour trouver une excuse, mais aucun son ne sortit.
— T’as rien à dire, hein ? Souffla Yuri, moqueur. Puis, incapable de se retenir plus longtemps, il naquit un véritablement sourire cette fois. Bordel, princesse, t’es vraiment unique toi. Mais d’un ton presque doux, il la fixa avant d’ajouter. Mais merci… Ta folie m’a sauvé.
Il recula enfin, la laissant digérer l’information. Charlie, elle, resta figée un instant, encore rouge de honte et de frustration. Lucky, indifférent à la tension, secoua la tête avant de lécher la main de Charlie comme pour l’apaiser. Mais le moment ne dura pas. La réalité les rattrapa violemment.
— Bon, faut qu’on bouge. Annonça Yuri en reprenant son sérieux.
Il attrapa Lucky sous les cuisses arrière et, avec un grognement d’effort, le hissa jusqu’à la cage d’escalier.
— Allez, à toi maintenant.
Charlie, encore agacée, attrapa la rambarde et grimpa à son tour, Yuri l’aidant à se stabiliser. Une fois debout, ils échangèrent un regard rapide, et sans un mot de plus, ils montèrent les marches aussi vite qu’ils le pouvaient.
Mais un élément détonnait dans l’ensemble. Chaque pas résonnait trop fort. La structure sous eux tremblait légèrement.
— C’est pas bon… Gronda Yuri, instinctivement aux aguets.
Les murs vibrèrent, un grincement sinistre se fit entendre, puis un léger craquement juste en dessous d’eux.
— MERDE !
D’un seul coup, l’escalier tangua violemment. L’immeuble bougeait.
— COURS !
Ils accélérèrent, poussant leurs corps à l’extrême, Lucky bondissant devant eux avec une agilité impressionnante. La cage d’escalier tremblait sous leurs pas, les marches se fissuraient, certaines s’effondraient juste derrière eux. Chaque seconde comptait.
Et enfin, ils atteignirent le toit.
Charlie fut la première à sortir avec l’aide de Yuri, essoufflée, les poumons en feu. Yuri la suivit immédiatement, avant de claquer la porte derrière eux. Elle posa ses mains sur ses genoux, reprenant son souffle. Mais dès qu’elle leva les yeux, son cœur se figea.
— T’es en train de te foutre de moi…
Yuri releva la tête, intrigué. Il suivit son regard… et sentit son estomac se retourner. Devant eux, la pente vertigineuse, et à son sommet, l’immeuble voisin. Un mur droit, haut, lisse. Même en tendant les bras au maximum, il ne pourrait pas l’atteindre, ça avait changer...
Charlie tourna lentement la tête vers lui, une expression de pure panique sur le visage.
— C’est une putain de blague ?
Et pour une fois, Yuri ne trouva rien à répondre. ‘’Pourquoi, merde.’’ Il n’avait pas du tout pensé à ça. Il observa la pente, l’angle, la hauteur de l’autre toit. C’était impossible. Même s’il réussissait à grimper, soulever Charlie et Lucky simultanément relevait d’un tout autre défi. Il se passa une main sur le visage, réfléchissant à toute vitesse. Charlie, elle, l’observait. Et dans son regard, il vit qu’elle venait de comprendre. Il ne savait pas comment s’en sortir. Il ne savait pas comment faire.
Un silence tomba. Puis, Yuri grogna, se frotta la nuque et souffla entre ses dents.
— Fait chier…
Le sol vibrait sous leurs pieds, un grondement funeste montant des entrailles de l’immeuble. Les fissures s’élargissaient, déchirant la structure comme une bête prête à s’effondrer sous son propre poids. Ils n’avaient plus le temps.
Charlie le comprit la première. Sans perdre une seconde, elle balaya du regard le toit dévasté et aperçut un morceau de bois, une planche arrachée à l’immeuble qui traînait là. Elle s’en empara rapidement, serrant l’objet dans ses doigts crispés.
Yuri fronça les sourcils.
— C’est pas le moment de bricoler, Princesse.
Elle lui lança un regard glacial, un de ceux qui ne laissaient aucune place à la discussion. Puis, sans lui répondre, elle se tourna vers Lucky. Yuri cligna des yeux, abasourdi, alors qu’elle agitait la planche devant le chien, l’excitant comme si elle lançait un jeu anodin.
— Bordel, tu fais quoi là ?! T’as le sens des priorités toi !
Charlie ignora encore une fois sa remarque, tendant soudainement le bout de bois à Yuri. Lucky, trépignant d’impatience, fixait l’objet, sa queue battant l’air avec force.
— Lance-le sur l’autre toit. Ordonna-t-elle, sa voix ferme et tranchante.
Yuri la fixa comme si elle venait de perdre l’esprit.
— Quoi ?!
— Lance-le. Dit Charlie sans ciller.
Il ne comprit pas vraiment, mais s’exécuta. Yuri ouvrit la bouche pour protester, mais il vit l’expression de Charlie et se ravisa. ‘’Si je dois mourir aujourd’hui, il était hors de question qu’il parte avec moi’’ pensa-t-elle. Lucky devait passer en premier. Il prit le morceau de bois et le secoua sous le nez du berger. Le chien, surexcité, remuait frénétiquement, prêt à bondir. Yuri jaugea la distance, sentit la tension dans ses muscles, puis il lança de toutes ses forces.
Le morceau de bois fusa dans les airs, traversant l’espace entre les deux immeubles. Lucky ne réfléchit pas. Il fonça. Ses pattes frappèrent le sol en un éclair, son corps propulsé par l’inclinaison du toit. Il bondit vers le mur de l’autre immeuble, y posa ses pattes et, en quelques foulées comme suspendues dans l’air, il prit appui et sauta.
Charlie retint son souffle. Yuri, figé, observa le miracle. Lucky atterrit sur l’autre toit dans un roulement parfait, son corps se redressant immédiatement après l’impact. Le chien secoua la tête, puis attrapa la planche avec fierté, trottinant joyeusement en cercle.
Yuri n’en revenait pas.
— C’est quoi ça ?!
Charlie esquissa un sourire fier, ses yeux brillants d’une lueur satisfaite.
— Lucky est génial. Déclara-t-elle avec assurance. Il a gagné des concours de saut en hauteur. Un mur comme ça ! C’est rien pour lui.
Yuri secoua lentement la tête, encore sous le choc.
— … Bordel.
Mais avant qu’ils puissent savourer l’instant, un craquement titanesque les ramena brutalement à la réalité. L’immeuble trembla violemment. Charlie sursauta, paniquée. Par pur réflexe, elle attrapa le poignet de Yuri et le serra de toutes ses forces. Yuri, surpris, baissa les yeux vers elle. Son visage était blême, ses yeux verts largement ouverts sous l’effroi. Ses doigts s’étaient accrochés à son avant-bras comme une ancre de survie, ses ongles s’y enfonçant violemment. Il sentit la douleur. Mais il ne broncha pas.
Le sol sous eux se tordait, prêt à céder sous leur poids. Chaque craquement résonnait comme une menace imminente. Charlie tremblait, secouée par une panique brute, incontrôlable. Ce n’étaient pas des larmes contenues, pas des sanglots maîtrisés, mais une peur pure, viscérale, qui lui échappait totalement. Elle ne voulait pas mourir. Elle était terrifiée.
Yuri la fixait toujours, incapable de détourner les yeux. Son cœur battait violemment, pas à cause du danger, mais à cause d’elle. À cause de cette main tremblante, accrochée à lui, de cette chaleur fébrile qui se rependait sur sa peau. Et soudain, une image vive, incongrue, s’imposa à lui. Charlie, debout au sommet de la Tour Eiffel, le soleil illuminant ses cheveux roux, ses yeux pétillants de malice. ‘’Ce souvenir n’a rien à foutre là’’. Pourquoi son cerveau lui envoyait ça maintenant ? Il n’eut pas le temps d’y réfléchir. Charlie serrait son bras de plus en plus fort, ses ongles s’enfonçant dans sa peau sans qu’elle ne s’en rende compte. Une douleur vive remonta le long de son bras, un pic de souffrance qui aurait dû l’agacer. Mais au lieu de ça, un sourire en coin étira ses lèvres. Il souffla, sarcastique.
— T’as un problème avec ma peau, ou t’as décidé de la massacrer centimètre par centimètre ?
Charlie ne réagit pas. Elle était tétanisée. Mais dans ses yeux, une supplication muette envers Yuri « Fais quelque chose ». Il ouvrit la bouche, cherchant quoi dire pour la rassurer. Mais une voix l’interrompit.
— SAUTEZ !
Ils tournèrent violemment la tête. En haut de l’autre immeuble, une silhouette familière. Le lieutenant Moreau. Il se tenait droit sur le rebord, une corde enroulée sur la rambarde. Et avant qu’ils ne puissent dire quoi que ce soit, il jeta la corde vers eux. Un mince espoir leur explosa dans le cœur. Ils pouvaient s’en sortir.
Il n’y avait plus de temps pour réfléchir, plus d’options à peser. Juste agir. Yuri serra la main de Charlie avec une urgence silencieuse. Il la tira violemment vers l’avant.
— Cours !
Son corps se mit en mouvement avant même que son cerveau ne lui en donne l’ordre. Il sprinta à travers le chaos, entraînant Charlie avec lui. L’immeuble se disloquait sous leurs pieds, chaque pas les rapprochant d’un effondrement inévitable. Le béton craquait, des morceaux de structure s’arrachaient, tombant dans le vide avec des grondements assourdissants. Le monde s’écroulait autour d’eux. ‘’Vivre ou mourir’’, rien n’était sûr.
Charlie trébucha, manquant de s’effondrer. Yuri raffermit sa prise sur sa main.
— Reste debout, merde !
Elle peinait à suivre. ‘’La pente est une saloperie à descendre, surtout avec son corps en miettes’’. Mais il ne pouvait pas la laisser s’arrêter. ‘’Pas maintenant. La corde’’. Elle oscillait légèrement sous le vent, leur seule issue possible. Yuri l’attrapa sans hésiter et la tendit à Charlie.
— Monte ! Vite !
Charlie s’immobilisa. ‘’Monter à une corde ?’’ Même en pleine possession de ses moyens, c’était impossible pour elle.
— Je peux pas… Je vais jamais y arriver !
Yuri ferma les yeux et souffla longuement. Puis, sans surprise, il pesta.
— Bordel… T’es vraiment une emmerdeuse !
Avant qu’elle ne puisse répliquer, il saisit sa main et la posa sur son épaule. Puis, pivotant légèrement, il baissa la tête juste assez pour qu’elle comprenne ce qu’il attendait d’elle.
— Monte.
— Quoi ?! Dit Charlie restant figée.
— Monte et surtout… Il expira brusquement. Ne me lâche pas… et ne m’étrangle pas non plus, compris !
Charlie écarquilla les yeux.
— Tu vas… nous hisser tous les deux ?!
Le regard glacial de Yuri la transperça.
— On n’a pas le temps pour tes conneries, Princesse. Grimpe.
Un grondement plus fort que les autres secoua la structure. L’immeuble ne les attendrait pas. Sans plus discuter, Charlie obéit. Elle s’agrippa à Yuri de toutes ses forces, enroulant ses bras autour de ses épaules, calant ses jambes autour de sa taille. Et il commença à grimper. Un effort titanesque. La corde plia légèrement sous leur poids, oscillant au moindre mouvement. Chaque muscle de Yuri se contracta instantanément, brûlant sous l’effort. Ses bras se tendaient, ses épaules encaissaient une tension atroce, son dos portait le poids déséquilibré de Charlie. Ses doigts s’agrippaient à la corde rugueuse, chaque centimètre gagné déchirant ses muscles. La douleur n’était pas juste musculaire. Chaque traction envoyait une décharge électrique dans ses épaules, son dos, ses abdos. Ses avant-bras hurlaient, son souffle devenait erratique, sa peau se couvrait de sueur sous la pression. Charlie sentait chaque mouvement. Elle pouvait entendre le grognement sourd qu’il retenait à chaque montée, le tremblement infime de son corps sous l’effort. Elle n’avait jamais vu quelqu’un se battre contre son propre corps de cette façon. Et pourtant, il continuait.
Un mètre.
Deux.
Trois.
Le lieutenant tendit la main vers Charlie en premier.
— Attrape-moi !
Elle se tendit en avant, tendant désespérément son bras. Il l’attrapa fermement et la hissa sur le toit. Elle roula sur le béton, haletante, incapable de dire quoi que ce soit. ‘’Mais Yuri…’’. Il était toujours sur la corde. Il prit appui sur le rebord du mur avec son pied. ‘’Un dernier effort idiot…’’. Il s’apprêta à se hisser quand un craquement retentit. Un bloc de béton se détacha. Le pied de Yuri glissa. Et il tomba. ‘’YURI !!!’’. Charlie n’eut même pas le temps de hurler. Son cri resta bloqué dans sa gorge. À côté d’elle, le lieutenant s’élança.
— ANDREEV !!
La corde vibra violemment. Un souffle brutal. Un choc. Un sursaut. Yuri s’était raccroché à la corde à la dernière seconde. Mais la friction le blessa immédiatement. Ses mains brûlèrent au contact, la peau se déchirant sous l’effort. Des traces rouges sanglantes marquèrent son passage. La douleur explosa dans ses nerfs. Il serra les dents. Son souffle était un feu dans sa gorge. Mais il ne lâcha pas.
— Putain… Grogna-t-il entre ses dents serrées.
Charlie et le lieutenant se penchèrent aussitôt. Ils attrapèrent ses bras, l’agrippant avec toute leur force. Un effort communal. Le lieutenant tirait violemment. Charlie le soutenait aussi, malgré son corps endolori.
— Tire !! Hurla Charlie.
Un dernier coup d’épaule. Un dernier élan. Et Yuri passa enfin le rebord. Il tomba violemment sur le sol, haletant, son dos irradiait de souffrance, les muscles en tensions douloureuses. Il était en vie. Ils étaient en vie. Charlie s’effondra juste à côté de lui, épuisée. Yuri, lui, haletait encore, son regard fixant le ciel au-dessus d’eux, étonnamment clair et lumineux. Sa main, rouge et ensanglantée, tremblait légèrement.
Le lieutenant se redressa, secouant la tête.
— La vache… T’es un vrai taré.
Un silence. Puis Charlie éclata de rire. Un rire nerveux. Un rire surréaliste après tout ce ‘’merdier’’. Yuri tourna la tête, encore à bout de souffle.
— Pourquoi… tout part toujours en couilles avec toi, princesse ? Grogna-t-il encore une fois.
Charlie tourna lentement le visage vers lui, essuyant une larme de fatigue. Elle haussa un sourcil et murmura, moqueuse.
— Je pourrais dire la même chose, abruti.
Ils avaient réussi. ‘’Vivre ou mourir ? Vivre !’’. Mais ils n’avaient pas le temps de se reposer. À peine avaient-ils retrouvé un semblant de stabilité que le sol sous leurs pieds trembla de nouveau, un grondement sourd s’élevant des entrailles de la ville, annonçant un nouveau désastre imminent. L’immeuble de Charlie venait de s’effondrer, précipitant dans sa chute un chaos de poussière et de gravats. L’autre bâtiment, déjà fragilisé par l’impact, oscilla dangereusement, son ossature ébranlée menaçant de céder à son tour. Le poids de l’immeuble de Charlie, dont la structure s’écroulait dans un fracas sinistre, exerçait une pression colossale sur l’autre bâtiment. Un équilibre précaire maintenait encore l’édifice, mais ils savaient que cela ne durerait pas. Si l’un tombait, l’autre suivrait. Il fallait fuir, et vite.
Yuri fut le premier à bouger. Son corps et son esprit réagirent simultanément, instinct et analyse fusionnant en une seule impulsion face au danger. D’un bond, il se redressa et tendit la main vers Charlie. Son bras était maculé de sang, sa peau entaillée par la friction brutale de la corde, des écorchures profondes courant le long de ses doigts jusqu’à sa paume. La douleur devait être insupportable, et pourtant, son visage ne trahissait rien. Juste ce regard, perçant et sûr, qui la fixait avec cette même détermination inflexible.
Charlie frissonna en voyant l’état de sa main, une vague de culpabilité et de tristesse lui tordant le cœur. Il souffrait, mais ne disait rien. Son expression était toujours aussi calme, rassurante, comme s’il voulait lui faire comprendre qu’il tiendrait bon.
Elle inspira profondément, chassant l’émotion qui menaçait de la submerger, et posa sa main dans la sienne. Il la tira avec force, l’aidant à se remettre sur pied en un seul mouvement fluide. Avant qu’elle ne puisse vaciller, son bras glissa fermement autour de sa taille, l’ancrant contre lui pour stabiliser ses pas. Charlie ne dit rien, trop épuisée pour objecter. Elle se laissa entraîner, son propre corps devenu un fardeau, une charge qu’elle n’avait plus la force de porter seule.
Le lieutenant Moreau ouvrait déjà la voie, Lucky trottant nerveusement à ses côtés, flairant l’angoisse et l’urgence qui pesaient sur eux. Chaque pas devait être calculé, chaque respiration contrôlée, car le moindre faux mouvement pouvait leur coûter la vie. L’air était toujours saturé de poussière, épais et difficile à respirer, des morceaux de plafond tombaient autour d’eux, éclatant en gerbes de gravats sous leurs pieds. Ils devaient aller plus vite.
Yuri maintenait son rythme, son bras toujours solidement accroché à Charlie, mais elle sentait son corps la trahir. L’effort était trop grand, son souffle devenait saccadé, irrégulier, une chaleur suffocante lui brûlait les poumons. Elle n’en pouvait plus. Chaque marche descendue était une torture, son épaule lui lançait des élancements douloureux, sa jambe blessée refusait d’obéir. Elle ralentissait, laissant le lieutenant prendre de l’avance, incapable de forcer davantage son corps épuisé. Elle leva les yeux vers Yuri, cherchant son regard, espérant qu’il comprendrait, qu’il verrait qu’elle n’arrivait plus à suivre.
Mais il ne la regardait pas.
Son regard restait fixé droit devant lui, concentré sur la descente, sur la seule chose qui importait : sortir vivants. Ses traits étaient tendus, son souffle court, mais rien dans son attitude ne laissait penser qu’il faiblissait. Il la tenait, déterminé, et cette force implacable, ce lien d’acier, lui fit ressentir quelque chose qu’elle ne comprenait pas totalement. Un mélange de soulagement, de réassurance… et de ‘’culpabilité ?’’. Parce que s’il mourait ici, ce serait à cause d’elle. Parce qu’il s’accrochait à elle, parce qu’il refusait de la lâcher. ‘’Je suis un poids mort’’. Une pensée violente, brutale, terrifiante. Sa vision se troubla. Les larmes montèrent, envahissant son regard avant qu’elle ne puisse les retenir, puis roulèrent sur ses joues sans un bruit. Elle détestait ça. Elle détestait se sentir impuissante. Elle détestait être un obstacle à sa survie.
Yuri perçut son changement d’état, sans même la regarder, comme s’il pouvait sentir ses doutes, ses peurs, sa panique grandissante. Il parla, sa voix grave et posée se frayant un chemin à travers le tumulte des murs qui tremblaient autour d’eux.
— Pleurer ne sert à rien. Sa prise sur elle se raffermit légèrement. Je ne vais pas t’abandonner.
Elle ferma les yeux un instant, son souffle tremblant. Ses mots résonnaient au plus profond d’elle, brisant les dernières barrières de sa résistance émotionnelle. Elle savait qu’il disait la vérité. Il ne lâcherait pas. Mais cela ne la fit pas avancer plus vite.
Le temps semblait s’étirer à l’infini. La plus longue descente de leur vie. Chaque seconde passée dans cet enfer était une éternité de souffrance et d’efforts. Puis enfin, ils virent le hall d’entrée. Mais la terre trembla violemment sous eux.
L’instant d’après, Yuri ne réfléchissait plus. Il serra encore plus fort sa poigne sur Charlie et accéléra brutalement, la soulevant presque du sol, imposant un rythme qu’elle ne pouvait pas suivre seule. Ses foulées grandes et puissantes forçaient son corps à suivre son élan, elle s’accrocha désespérément, sentant qu’il n’était plus question d’hésiter.
Moreau et Lucky étaient déjà dehors. Pas loin d’eux.
— ATTENTION !! Hurla le lieutenant.
Yuri se retourna. Et vit l’enfer. L’immeuble s’effondrait. Un bruit assourdissant, un fracas déchaîné, une avalanche de béton, de métal et de verre qui se précipitait vers le sol dans une danse cataclysmique. Les fondations explosaient sous le choc, la structure entière s’effritait, avalée par un chaos incontrôlable. Le sol se fissura. L’air se compressa autour d’eux, comme aspiré par la chute titanesque.
Puis, l’impact.
Une onde de destruction balaya la rue dans un hurlement de ruines. Le choc de l’explosion fit vibrer toute la rue, un tremblement de terre artificiel projetant une vague de poussière et de débris dans toutes les directions. Le souffle les frappa de plein fouet. Yuri sentit son corps basculer, arraché du sol, emporté dans la bourrasque infernale. Charlie fut soulevée, comme une feuille dans une tempête. Leurs silhouettes volèrent dans l’air, emportées sans résistance, s’écrasant au sol sans ménagement.
Puis le monde sembla se briser en mille morceaux.
Tout était flou, indistinct, comme si son esprit flottait entre l’éveil et l’inconscience. Un voile de douleur sourde pulsait à travers son corps, l’ancrant au sol, mais il ne savait pas depuis combien de temps il était là, étendu dans la poussière, sonné par l’impact. Il aurait pu rester ainsi des secondes, des minutes, peut-être plus, mais une pensée perça le brouillard dans son esprit et envahit chaque fibre de son être. ‘’Charlie’’. Ses yeux s’ouvrirent d’un coup, comme si son corps avait été électrocuté. Il inspira violemment, tentant de redresser son torse, mais une douleur atroce lui transperça le flanc, lui arrachant un grognement rauque. Tout lui faisait mal. Chaque muscle était crispé, chaque articulation semblait broyée sous le choc. Son corps était couvert de sang, des entailles zébraient sa peau, des bleus déjà noirs marquaient ses bras et ses jambes. Pourtant, rien de cassé.
Sa première réaction fut de scruter les alentours, cherchant des repères dans ce paysage ravagé, ‘’Charlie ?’’. À sa gauche, Moreau était étendu sur le sol, inconscient, son corps immobile, mais son souffle perceptible dans la poussière encore suspendue. Il vivait. Un bruit attira soudainement son attention. Un jappement. Un gémissement désespéré. ‘’Lucky’’. Le chien pleurait, trottant nerveusement, le museau levé, jappant comme s’il appelait à l’aide. Le bruit frappa Yuri comme un coup de fouet. Son cœur manqua un battement alors qu’il tourna brusquement la tête, suivant l’origine du bruit.
À quelques mètres, elle était là. Charlie, étendue au sol, son corps immobile, son visage barré de sang, son souffle imperceptible. Lucky tournait autour d’elle, la léchant frénétiquement, son corps tremblant sous l’inquiétude. Yuri se leva d’un coup. Une douleur fulgurante transperça son ventre, lui arrachant un cri, mais il l’ignora. Il marchait déjà. Son corps réagissait avant même que son esprit ne puisse formuler une pensée cohérente. Il boitait légèrement, son équilibre vacillant, mais il avançait. Il devait avancer.
Il atteignit Charlie en quelques secondes, tombant à genoux à côté d’elle. Ses mains tremblaient légèrement alors qu’il balaya son corps d’un regard fébrile, absorbant chaque détail avec une précision douloureuse. Elle était blessée. ‘’Sérieusement’’. Sa tête saignait, une plaie à son cuir chevelu dégoulinait le long de sa tempe, se mêlant aux mèches rousses désormais collées à sa peau. Sa jambe, sa main, des entailles rouvertes, le sang suintant lentement, traçant des sillons sombres sur la poussière de sa peau. Des éraflures parsemaient son menton, ses bras, ses jambes, des coupures superficielles mais innombrables. Et c’est alors qu’il remarqua. ‘’Ses pieds. Rouges. Écorchés’’. Le sang maculait sa peau nue, trahissant les dizaines de coupures qui parsemaient la plante de ses pieds. ‘’Le verre. Les débris. L’acier’’. Yuri sentit un frisson fiévreux lui parcourir l’échine. ‘’Quel idiot’’, il n’y avait même pas pensé.
Leur fuite à travers l’immeuble en ruines, la course effrénée dans les escaliers jonchés d’éclats de verre brisé, la poussière camouflant chaque piège au sol… Elle avait traversé tout ça pieds nus. Elle avait couru, sautée, s’était battue, sans jamais se plaindre. Et maintenant elle était là, couverte de sang et de poussière, la chemise de Yuri trop grande pour elle, accrochée à son corps comme une seconde peau, ses cheveux roux éparpillés autour de son visage pâle, son souffle à peine perceptible.
Yuri sentit quelque chose basculer en lui. Un sentiment inexplicable, une tension insupportable. Il posa une main sur son ventre et colla son oreille contre sa poitrine, écoutant. ‘’Un battement. Lent. Régulier’’. Elle respirait. Yuri ferma les yeux une seconde, et un soulagement brutal le traversa comme une onde de choc. Son cœur récupéra un rythme normal, sa respiration se stabilisa légèrement. Il resta ainsi quelques instants, la joue posée contre elle, immobile, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde. Comme si, dans ce chaos absolu, c’était la seule mélodie qui l’apaisait. Puis une voix, faible mais tranchante, fendit l’air.
— Abruti, t’es trop lourd. Bouge.
Yuri se redressa immédiatement, comme un réflexe, et leva les yeux vers elle. Elle était réveillée. Un mélange d’étonnement et d’exaspération traversa ses traits, avant qu’un sourire en coin ne vienne étirer ses lèvres.
— Bordel, t’es bien en vie.
Charlie cligna des yeux, encore sonnée, puis sa bouche s’entrouvrit, prête à répliquer.
— Déception, hein.
Yuri la fixa, un rictus accroché à son visage, mais dans ses yeux, une supplique silencieuse, un éclat d’affection brut, sincère.
— Carrément. J’étais déjà en train de penser à ce que j’allais dire à ton chien.
Elle roula des yeux, à bout de forces, mais sa main glissa légèrement sur le sol pour toucher Lucky, qui s’était collé contre elle, soulagée. Un silence. Puis, sans prévenir, un éclat de rire. D’abord un souffle, nerveux, décalé, absurde après tout ce qu’ils venaient de vivre. Puis un second. Un vrai. Et bientôt, ils éclatèrent tous les deux d’un rire incontrôlable, un fou rire insensé, un rire sincère, libérateur, un rire qui n’avait rien à faire là, et pourtant inévitable.
Yuri passa une main sur son front, les épaules secouées, essuyant la poussière et le sang, secouant la tête dans un mélange d’incompréhension et de soulagement. Charlie, allongée, sentait chaque muscle de son corps protester à la moindre secousse. Rien que l’idée de rire lui faisait mal partout, une douleur lancinante irradiant chacun de ses mouvements, mais elle ne pouvait tout simplement pas s’arrêter. Lucky, lui, les regardait sans comprendre, la queue battant contre le sol, avant d’aboyer doucement, comme s’il voulait participer à cette étrangeté de pulsion irrépressible. Ils venaient de frôler la mort. Et pourtant, ils riaient. Parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Parce qu’ils étaient encore là. Parce qu’ils avaient survécu. Et peut-être, juste peut-être, parce que c’était la première fois que la vie leur paraissait aussi importante.
Puis un bruit les interrompit. Un toussotement. Un râle rauque, laborieux, suivi d’un hurlement de douleur. Yuri tourna immédiatement la tête, son rire coupé net, son regard glacé se posant sur la silhouette du lieutenant qui, étendu au sol quelques mètres plus loin, reprenait conscience.
D’abord, ce fut un frémissement. Puis son corps se tendit brusquement. Il roula sur le côté, suffoquant, comme s’il venait de refaire surface après avoir été plongé sous l’eau trop longtemps. Il ouvrit les yeux, hébété, cherchant un repère dans l’environnement chaotique autour de lui. Ses mains s’accrochèrent au sol, tremblantes, ses jambes eurent un sursaut maladroit en tentant de bouger. Puis, soudainement, il se mit à hurler. Un cri brutal, profond. Il tremblait de tout son corps, ses yeux écarquillés fixant les ruines autour de lui, son torse se soulevant dans un rythme erratique. Il se tourna violemment, comme un animal traqué, son regard affolé cherchant quelque chose, ou quelqu’un dans ce paysage dévasté. Puis il bascula à genoux, ses mains couvrant son visage, et il s’effondra en sanglots.
Charlie et Yuri ne dirent rien. Ils restèrent là, immobiles, observant cet homme se briser sous le poids de l’horreur. Charlie se redressa légèrement, son regard passant de Moreau à Yuri. Son expression changea immédiatement. Yuri ne réagissait pas. Il n’avait pas un soupçon de compassion sur son visage. Au contraire, son agacement était visible. Il le regardait avec une exaspération à peine voilée, ses mâchoires contractées, ses doigts crispés contre son propre genou blessé. ‘’Il n’aime pas ce type’’, et ça se voyait. Finalement, après de longues secondes de silence pesantes, il tourna son regard vers Charlie et lâcha d’une voix sèche.
— On bouge.
Charlie cligna des yeux, surprise par son ton tranchant.
— Quoi ?
— On doit se mettre à l’abri.
Son regard balaya les ruines autour d’eux, puis il souffla lentement avant d’ajouter.
— Il faut trouver un endroit stable. Un tunnel de métro serait l’idéal. On sera en sécurité sous terre, loin des immeubles qui menacent encore de s’effondrer.
Charlie fronça les sourcils, frappée par quelque chose qu’elle n’avait pas encore réalisé.
— Attends… Sa voix était plus faible, plus hésitante. C’est pas juste mon immeuble qui s’est écroulé ?
Elle n’avait aucune idée de ce qui venait de se passer. Yuri l’observa un instant, ses yeux cherchant à comprendre à quel point elle ignorait l’ampleur du désastre. Puis il détourna le regard, serrant les dents, réfléchissant à ce qu’il pouvait dire et surtout à ce qu’il devait éviter de dire. Finalement, il secoua légèrement la tête.
— Non. Sa voix était presque lasse, comme s’il ne voulait pas entrer dans les détails. Ce n’est pas juste ton immeuble.
Charlie le fixa, son cœur battant plus vite.
— Alors c’est quoi ? Parle putain !
Yuri soupira, puis finit par céder.
— Paris s’effondre. Il marqua une pause, puis précisa. Une série d’effondrements. En quelques heures, la ville entière a basculé dans le chaos. Du moins de ce que j’en ai vu.
Le silence qui suivit lui parut interminable. Charlie ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Son cerveau tentait d’assembler les pièces, mais rien n’avait de sens. Yuri, lui, écourta immédiatement la conversation. Il n’avait ni l’envie ni le temps de lui donner plus d’explications. Il se leva en grimaçant, ses muscles brûlant sous l’effort, puis tendit la main vers Charlie. Elle la prit, et il l’aida à se redresser. Mais ses jambes flanchèrent immédiatement. Elle n’avait plus de force. Elle bascula légèrement contre lui, et sans hésiter, Yuri raffermit sa prise, la stabilisant contre son flanc.
— Je te tiens.
Elle ne répondit pas. Juste un bref hochement de tête. Puis, alors qu’ils commençaient à avancer, Yuri prit une direction opposée à Moreau. Charlie s’arrêta brusquement, l’insultant presque par réflexe.
— Tu fais quoi, là ?!
Le souffle court, observant Yuri avec une incompréhension teintée d’agacement. Il ne s’arrêta même pas, continuant son chemin sans un regard pour elle, la traînant de force avec lui, son expression fermée, comme si ce qui l’entourait n’avait plus d’importance.
— Je nous rapproche d’un lieu sûr.
Son ton était sec, expéditif. Charlie fulmina, serrant brusquement son bras pour le stopper net.
— T’es idiot ou tu le fais exprès ?! Pourquoi tu l’aides pas ?!
Sa voix tremblait légèrement sous l’émotion. Elle n’en revenait pas. Comment pouvait-il rester aussi indifférent ? Yuri serra les dents, sa mâchoire se crispant sous l’effet de la tension. Ses nerfs étaient déjà à vif, son contrôle sur lui-même tenu par un fil.
— Parce que c’est un lâche. Son regard était dur, glacial. Il parlait d’un ton froid, tranchant comme une lame, un verdict sans appel. Et j’ai pas envie de l’aider.
Charlie sentit une vague de colère pure la submerger, son estomac se tordre sous l’indignation. ‘’Comment il peut dire ça ?! Comment il peut décider de qui vaut la peine d’être sauvé ?!’’
— Espèce d’enfoiré, il vient de survivre à l’enfer ! Il est juste sous le choc ! Il nous a sauvés ! T’es vraiment qu’un connard, un putain d’enculer prétentieux, égoïste, un putain de sociopathe, espèce de connard, putain, mais quel enfoiré…
Charlie ne s’arrêtait plus de l’insulter, comme pris dans un tourbillon de colère et d’incompréhension, comme si toute cette tension accumulée sortait par le biais de la rage porté contre Yuri. Il soupira longuement, visiblement agacé. Il ferma les yeux une seconde, comme pour réfréner son irritation, ‘’Egoïste ? Je t’ai sauvé bordel… Pas lui’’ mais devant le regard incendiaire de Charlie, il céda finalement.
— C’est bon ! Ok ? Ferme là…
Il se retourna brusquement, pivota, et fit demi-tour en pestant. Ils revinrent vers le lieutenant. Yuri posa Charlie contre un tas de décombres pour qu’elle puisse s’appuyer dessus, puis il s’agenouilla devant Moreau, son propre corps protestant sous la douleur. Il attrapa brusquement l’uniforme du lieutenant et le secoua sans douceur.
— Allez, debout.
Moreau ne réagit pas tout de suite, comme s’il n’entendait même pas. Yuri resserra sa prise et secoua plus fort.
— Si tu te lèves pas, on part sans toi. Compris !
Le lieutenant sursauta, relevant son regard embué de larmes vers Yuri.
— Ne… m’abandonne pas…
Sa voix était brisée, un murmure suppliant. Yuri le regarda quelques secondes, puis, sans un mot, il le tira sans délicatesse pour le relever. Il retourna vers Charlie, la reprit contre lui pour la soutenir, puis demanda d’un ton sec.
— Le métro le plus proche ?
Charlie, encore sous le choc de tout ce qu’elle venait de voir, leva une main tremblante et pointa du doigt une bouche de métro, un peu plus loin. Sans perdre de temps, ils avancèrent tous les quatre. Les échos des immeubles s’effondrant au loin résonnaient comme des coups de tonnerre. Les cris des gens dans les rues s’élevaient partout autour d’eux. Charlie, terrifiée, sentit les larmes brûler ses paupières. Devant ses yeux horrifiés, Paris était en train de mourir. Et elle, elle ne comprenait toujours pas pourquoi.