Chapter 2: A Mind Awakened

Le ciel était resté figé pendant des jours. Les deux lunes tournaient lentement au-dessus du lac, jetant sur les eaux une lumière trouble. La plus grande était d'un bleu tendre, presque rassurant. L'autre, plus petite, plus dense, brillait d'un rouge étrange, comme une œillade sanglante.

Au creux des roseaux, un panier flottait, ballotté par les faibles courants.

Erikan y était resté, allongé, engourdi, lucide dans un corps qui ne lui appartenait pas. Le froid avait cessé d'être une sensation, il était devenu un état. Le tissu était trempé, collait à sa peau. Sa bouche séchée ne pleurait plus, ne criait plus. Il était trop faible.

Mais sa conscience tenait. Par pur entêtement.

La faim, la vraie, la cruelle, l'avait lacéré pendant ce qui lui semblait une éternité. Il ne pensait plus. Il dérivait. Entre veille et inconscience. Il se raccrochait à des souvenirs éteints, à des concepts : l'énergie, la température, la déshydratation, les limites du corps humain. Il était en train de les franchir une à une.

Puis, un matin gris, un bruit. Des pas. Des feuilles froissées. Une voix grave fredonnant un air ancien. Il voulut crier. Alerter. Mais sa gorge ne pouvait plus.

Une silhouette apparut au bord du lac. Une femme.

Mila.

Grande, à la peau brune marquée par le soleil, les bras solides et nerveux. Son visage était dur mais pas cruel. Elle portait un panier de racines sur le dos, une serpe à la ceinture, un fichu en lin attaché sur ses cheveux noirs. Elle avait l'air fatigué, mais en alerte.

Quand elle vit le panier flottant, elle s'arrêta net.

Elle plissa les yeux. Avança lentement. D'abord par peur d'une illusion. Puis, quand elle vit le petit bras bouger faiblement, elle laissa tomber son propre panier dans l'herbe et courut.

— « Par les lunes… » souffla-t-elle.

Elle entra jusqu'à mi-cuisses dans l'eau glacée, récupéra le panier et s'agenouilla sur la rive. Le bébé était là. Vivant. Gelé. Les lèvres bleuies. Tremblant.

Elle retira le tissu mouillé, ouvrit le drap intérieur. Elle vit les broderies. Les symboles. Son regard changea. Une alerte. Une peur discrète. Elle connaissait ce type de motifs. Mais elle ne dit rien. Elle le couvrit contre sa poitrine, réchauffant le nourrisson avec sa propre chaleur. Il ne pleurait pas. Mais ses yeux étaient ouverts.

— « Tu tiens encore, petit. » dit-elle doucement. « Allez, viens. On va te sortir de là. »

Elle ne retourna pas au village. Elle prit un autre chemin. Vers la forge de Stella.

 

Stella ouvrit la porte avant même que Mila n'ait eu le temps de frapper. Elle avait senti quelque chose. Un changement dans l'air. Une tension subtile dans les nerfs.

Quand elle vit le bébé, elle ne parla pas tout de suite. Elle prit l'enfant dans ses bras, le déposa sur la table en bois de la cuisine. Mila resta debout, silencieuse.

Stella, grande, droite, au visage doux mais autoritaire, passa ses mains au-dessus du nourrisson. Sa paume brillait d'une lueur verte. Elle ausculta.

Le bébé soupira. Son corps se relâcha. Il respirait.

Puis ses yeux s'ouvrirent. Et croisèrent les siens.

Et Stella écarquilla les yeux. Elle vit. À la fois les yeux. Et les broderies. Les runes.

Son visage changea. Lentement. Comme si un souvenir très ancien remontait. Elle caressa le drap. Reconnaissait les motifs. Les lignes, les intersections. Pas comme un mage. Comme une lettrée. Comme une archiviste qui revoit un fragment interdit.

— « Non… murmura-t-elle. Ce n'est pas possible.… »

Gaël entra à ce moment-là. Il était plein de suie, la barbe noire de cendres, un marteau encore dans la main.

Il vit le bébé. S'approcha. Lentement.

— « Il vient d'où ? »

Mila parla enfin.

— « Du lac. Je l'ai trouvé à moitié noyé. Dans un panier marqué. Des symboles anciens. Trop anciens. »

Stella ne dit rien. Gaël la regarda. Elle secoua la tête, lèvres pincées.

— « Tu le reconnais.»

Stella le fixa. Puis fixa le bébé.

— « Je ne dirai rien. Pas maintenant. Pas tant que je n'ai pas la certitude. Mais s'il vient d'eux... alors il est en danger. Et nous aussi. »

Gaël croisa les bras.

— « Et tu proposes quoi ? »

Elle leva les yeux. Et dans ce regard, il y avait quelque chose de rare : de la peur. Mais aussi une détermination tranquille.

— « On le garde. »

Gaël inspira. Longuement. Puis hocha la tête.

Il posa sa grosse main sur le crâne du bébé, sans le presser. Juste un contact.

— « Alors il sera notre fils. »

Mila les regarda, tourna les talons, et partit sans demander plus.

Et c'est ainsi que l'enfant naufragé, le survivant d'une hécatombe oubliée, devint Erikan.

Fils d'une mage silencieuse. Et d'un forgeron maladroit. Mais aimant.

Et le monde, sans le savoir, venait de rallumer une étincelle éteinte depuis longtemps.

La scène au bord du lac, où Mila découvrit Érikan, avait marqué le début d'une nouvelle vie pour l'enfant. Mais en lui, sous la peau fragile et les gestes hésitants d'un nourrisson, reposait un passé que personne ne soupçonnait.

Érikan — ou plutôt, Éric dans son ancienne vie — avait été un physicien, un chercheur passionné. Il était mort à l'âge de 36 ans, rongé de l'intérieur par une exposition radioactive prolongée. Une ironie cruelle, car sa recherche visait à développer une nouvelle méthode de traitement contre le cancer par manipulation de matière nucléaire. Son ambition ? Sauver des vies. Son prix ? La sienne.

Il avait grandi dans un orphelinat, sans jamais connaître l'amour d'un parent. Toute sa vie avait été une lutte : pour survivre, pour prouver sa valeur, pour se forger une place dans un monde froid et compétitif. Il ne savait pas ce qu'était une famille, ce qu'était une caresse donnée sans attendre quelque chose en retour. Sa seule boussole, c'était la logique, la science, la rigueur. Et pourtant, dans ce nouveau monde, tout cela semblait vaciller.

Dans la maison de Stella et Gaël, le quotidien était lent, doux… étranger. Stella l'avait nommé Érikan, sans savoir à quel point ce prénom allait marquer la rupture avec son passé. Chaque jour, elle le portait contre elle, le nourrissait, le berçait en lui parlant doucement dans une langue qu'il ne comprenait pas encore.

Cette langue, justement…

Elle fut l'un de ses premiers défis.

Érikan, avec son esprit adulte prisonnier d'un corps d'enfant, s'efforçait de reconnaître les sons, les structures, les intonations. Mais son cerveau, malgré son acuité, n'était pas prêt. Les mots lui semblaient flous, les phrases s'écoulaient comme une rivière trop rapide à suivre. Il se sentait stupide, impuissant, bloqué. Lui qui avait autrefois manipulé des équations complexes, publié dans des revues, discuté avec des prix Nobel… était à présent incapable de dire un mot.

Il passait ses journées à observer. La façon dont Stella prononçait certains mots quand elle lui montrait des objets. Le ton de sa voix, les expressions de son visage. Il notait mentalement, classait, comparait. Mais il n'arrivait pas à reproduire.

Ce fut une période frustrante. De solitude et d'humilité. Une nouvelle naissance dans tous les sens du terme.

Et pourtant… quelque chose grandissait en lui. Chaque regard que Stella posait sur lui, chaque silence rassurant de Gaël, chaque geste simple et tendre… c'était un monde qu'il n'avait jamais connu. Il ne savait pas encore s'il devait leur faire confiance. Mais il savait une chose : il voulait comprendre ce monde. Et peut-être, cette fois, y trouver une place qui n'exigeait pas qu'il se saigne pour la mériter.

À l'âge de quatre ans, Érikan avait déjà retrouvé une forme de grâce. Son visage était d'une beauté singulière, encadré par ses cheveux blancs et illuminé par ses yeux d'un bleu profond, presque surnaturel. Il n'avait pas encore totalement maîtrisé la langue du pays, mais il comprenait bien plus qu'il ne pouvait dire.

C'est aussi à cet âge que ses certitudes scientifiques furent secouées.

Il avait vu sa mère faire des choses… extraordinaires.

De l'eau qui surgissait de ses paumes, obéissant à un simple geste. Une lumière douce qui sortait de ses mains, effaçant douleurs et blessures sur les villageois. À chaque fois, Érikan restait figé, fasciné, incapable de détourner les yeux.

Cela défiait tout ce qu'il connaissait.

Il posa alors mille questions. Stella, d'abord vague, finit par céder sous l'insistance méthodique de son fils. Elle lui parla d'une énergie mystérieuse, omniprésente : le mana. Une force que chacun percevait et utilisait à sa manière.

Pour Érikan, c'était plus qu'une révélation. C'était un appel. Un mystère à percer. Il ne pouvait pas ne voulait pas accepter cela comme un fait acquis. Il devait comprendre, théoriser, explorer. Il voulait poser les bases scientifiques de ce phénomène, l'analyser comme on analyse une onde ou un champ de force.

Et ainsi, à seulement quatre ans, il commença à observer le mana non pas comme une magie… mais comme une équation vivante, un phénomène mesurable, analysable. Quelque chose qu'il pourrait un jour expliquer… et peut-être même maîtriser.

Pour un ancien physicien, c'était une révélation aussi fascinante que frustrante. Il ne pouvait pas se contenter d'une explication mystique. Il lui fallait comprendre. Étudier. Modéliser.

Et alors naquit en lui un désir presque obsessionnel : interagir, lui aussi, avec ce mana.

Il commença par observer. Longtemps. Avec la précision d'un chercheur. Il nota les manifestations du mana dans l'environnement : les changements de température autour de Stella, la fréquence des guérisons, les réactions des matériaux naturels proches d'elle lorsqu'elle utilisait cette énergie. Il se mit à coucher ses observations, mentalement d'abord, puis sur un petit carnet que lui avait offert Gaël.

Mais rapidement, il comprit que l'observation ne suffisait plus. Il devait expérimenter. Ressentir. Participer.

C'est ainsi qu'un jour, assis en tailleur sur une souche d'arbre au fond du jardin, il décida de méditer. Non pas comme un mystique, mais comme un scientifique. Il se souvenait des études qu'il avait lues dans sa vie antérieure. Il y avait des lois, il y avait nécessairement des principes cachés. Et s'il y avait des principes, on pouvait les décoder.

Il se replongea dans ses souvenirs. Dans son autre vie. Dans ces textes, ces chercheurs qui l'avaient nourri, façonné.

« La pleine conscience, c'est porter attention, d'une manière particulière : intentionnellement, dans le moment présent, et sans jugement. »

Jon Kabat-Zinn, "Full Catastrophe Living"

Kabat-Zinn voyait la méditation comme une expérience empirique, presque une méthode scientifique du ressenti. Érikan comprenait cela. Il ne s'agissait pas de magie ou de transcendance. Il s'agissait de perception nue. De réduire le monde à ce qu'il est, sans interprétation.

Il respira lentement. Se concentra sur la sensation de l'air. Il notait chaque pensée intrusive, chaque tension dans son corps comme des données parasites. Et puis il relâchait.

« La qualité de notre attention détermine la qualité de notre vie. »

Daniel Goleman, "Focus"

Érikan se rappela avoir lu ça dans une salle de conférence vide, juste après une soutenance. À l'époque, il n'y avait pas prêté foi. Mais aujourd'hui, dans ce monde où l'intuition semblait précéder la preuve, cette phrase prenait tout son sens.

Il ne s'agissait pas juste de voir ou d'entendre. Il s'agissait de diriger volontairement sa conscience, comme un rayon laser, vers ce qu'on ne comprend pas encore. Vers ce qu'il sentait, là, dans sa poitrine, battre au même rythme que ses questions.

« Le sentiment d'être soi est enraciné dans le corps. »

Antonio Damasio, "Le sentiment même de soi"

Cette phrase revenait souvent dans l'esprit d'Érikan. Damasio avait démontré que la conscience n'était pas seulement cognitive, mais physiologique. Elle passait par le corps. Par les muscles. Par le cœur. Par le système nerveux.

Ici, dans ce monde inconnu, cette hypothèse devenait une clé.

Et si le mana — cette « chose » — interagissait d'abord avec le corps, avant l'esprit ?

Et si la conscience de soi n'était pas un obstacle, mais une passerelle ?

Il se mit à écouter sa respiration, à chercher dans ses tripes, dans sa colonne vertébrale, dans chaque battement de son cœur… un point d'entrée.

« La méditation permet d'activer une réponse physiologique opposée au stress : un ralentissement du métabolisme, une baisse de la tension artérielle, une sensation de calme. »

Herbert Benson, "The Relaxation Response"

Benson avait réussi à faire de la méditation une donnée mesurable. Un fait. Un processus reproductible. Et Érikan, qui avait toujours été attiré par les protocoles reproductibles, s'en inspirait. Il se disait :

"Si je peux créer les conditions physiologiques de calme, peut-être que je pourrai entrer en résonance avec ce monde. Peut-être que le mana n'est pas un phénomène mystique, mais une onde. Une vibration. Et moi, un instrument en train d'apprendre à l'accorder."

Il ralentit sa respiration. Visualisa un flux. Non pas une énergie vague, mais un champ quantifiable. Peut-être un champ scalaire. Peut-être une interaction faible. Peut-être une dimension que ses anciens outils n'avaient pas su capter.

Mais il croyait une chose : rien n'est inexplicable

And yet… something was growing inside him. Every glance Stella gave him, every comforting silence from Gaël, every simple and tender gesture… it was a world he had never known. He didn't yet know if he could trust them. But he knew one thing: he wanted to understand this world. And maybe, this time, find a place in it that didn't require him to bleed just to earn it.

By the age of four, Érikan had already regained a kind of grace. His face had a singular beauty, framed by white hair and lit by eyes of deep, almost supernatural blue. He hadn't yet mastered the language of this land, but he understood far more than he could express.

It was also at that age that his scientific certainties began to falter.

He had seen his mother do… extraordinary things.

Water springing from her palms at a mere gesture. A soft glow radiating from her hands, healing the villagers' wounds and easing their pain. Every time, Érikan would freeze, transfixed, unable to look away.

It defied everything he knew.

He began asking a thousand questions. Stella, vague at first, eventually gave in under her son's methodical persistence. She spoke of a mysterious energy, omnipresent: mana. A force that each person sensed and used in their own way.

For Érikan, this was more than a revelation. It was a calling. A mystery begging to be solved. He could not—would not—accept it as a given. He had to understand, to theorize, to explore. He wanted to lay down the scientific foundations of this phenomenon, to analyze it as one analyzes a wave or a force field.

And so, at just four years old, he began observing mana not as magic… but as a living equation, a measurable, analyzable phenomenon. Something he could one day explain… and perhaps even master.

For a former physicist, it was a revelation as frustrating as it was fascinating. He couldn't settle for a mystical explanation. He needed to understand. To study. To model.

And that's when a nearly obsessive desire was born within him: to interact with mana himself.

He started by observing. For a long time. With the precision of a researcher. He noted mana's manifestations in the environment: the changes in temperature around Stella, the frequency of healings, the reactions of natural materials near her when she used this energy. He began recording his observations—mentally at first, then in a small notebook Gaël had given him.

But soon, he realized that observation was no longer enough. He needed to experiment. To feel. To participate.

One day, seated cross-legged on a tree stump at the far end of the garden, he decided to meditate. Not as a mystic—but as a scientist. He recalled the studies he'd read in his former life. There had to be laws. Hidden principles. And if there were principles, they could be decoded.

He dove into his memories. Into his other life. Into the texts and thinkers that had shaped and nourished him.

"Mindfulness is paying attention in a particular way: on purpose, in the present moment, and nonjudgmentally."— Jon Kabat-Zinn, Full Catastrophe Living

Kabat-Zinn saw meditation as an empirical experience—almost a scientific method of feeling. Érikan understood that. It wasn't about magic or transcendence. It was about raw perception. About reducing the world to what it is, without interpretation.

He breathed slowly. Focused on the sensation of air. He noted every intrusive thought, every tension in his body as parasitic data. Then he released them.

"The quality of our attention determines the quality of our lives."— Daniel Goleman, Focus

Érikan remembered reading that in an empty conference room, just after a thesis defense. Back then, he hadn't given it much thought. But now, in this world where intuition often preceded evidence, the phrase rang truer than ever.

It wasn't just about seeing or hearing. It was about deliberately directing his consciousness, like a laser beam, toward that which he didn't yet understand. Toward what he felt beating in his chest, in sync with his questions.

"The feeling of being oneself is rooted in the body."— Antonio Damasio, The Feeling of What Happens

That sentence came back often in Érikan's mind. Damasio had demonstrated that consciousness wasn't only cognitive—it was physiological. It flowed through the body. Through the muscles. The heart. The nervous system.

Here, in this unknown world, that hypothesis became a key.

What if mana—this "thing"—interacted first with the body, before the mind?What if self-awareness wasn't an obstacle, but a bridge?

He began listening to his breath. Searching inside his gut, his spine, every heartbeat… for an entry point.

"Meditation activates a physiological response opposite to stress: a slowing of metabolism, lowered blood pressure, and a sense of calm."— Herbert Benson, The Relaxation Response

Benson had succeeded in making meditation measurable. A fact. A reproducible process. And Érikan, always drawn to reproducible protocols, drew inspiration from it. He thought:

If I can recreate the physiological conditions for calm… maybe I can resonate with this world. Maybe mana isn't a mystical phenomenon—but a wave. A vibration. And I… an instrument learning how to tune itself.

He slowed his breathing. Visualized a flow—not some vague energy, but a quantifiable field. Maybe a scalar field. Maybe a weak interaction. Maybe a dimension his former tools had never been able to detect.

But he believed in one thing:

Nothing is inexplicable.