« Et le monde le crut mort.
Mais dans les cendres du mensonge, la vérité brûlait encore. »
La cloche sonna neuf fois. Chacune résonnait comme un coup de marteau sur le couvercle d’un cercueil invisible. La foule s’était rassemblée dès l’aube, compacte et silencieuse, serrée comme les pierres d’un mur qui refusait de fléchir. Le vent n’osait plus souffler sur la place de Séladrine. Il observait, lui aussi, figé par ce qui allait se produire.
Le bûcher trônait au centre. Haut de trois mètres, bâti de bois ancien, huilé avec soin, sanctifié selon les rites de l’Église d’Aédras. Ce n’était pas un simple feu d’exécution — c’était un bûcher sacré, un acte de purification céleste.
Et au sommet de cette tombe verticale, se tenait un homme.
Nu-pieds, la peau entaillée de symboles gravés à vif. Une tunique arrachée, des chaînes aux poignets. Une couronne d’acier rouillé sur la tête. Ses yeux étaient clos, non par peur… mais par concentration. Comme s’il priait. Comme si tout ce que les autres appelaient fin n’était, pour lui, qu’un commencement.
Il s’appelait Azren.
Du moins, il s’était appelé ainsi, avant que le monde ne décide de l’oublier.
« HÉRÉTIQUE ! » hurla une voix parmi la foule.
Un jet de salive fusa, perdu dans le vent cendré. D’autres suivirent : des insultes, des pierres, des cris mêlés de haine et de peur.
Mais Azren ne bougea pas. Il ne répondait plus à la haine. Il n’en avait plus besoin.
Car il savait ce qu’ils ignoraient tous : le feu ne détruit pas les flammes.
Au pied du bûcher, l’Archiprêtre Osmael leva son bâton orné d’un crâne de corbeau. Sa voix, grave et fendue comme une montagne morte, s’éleva dans un murmure glacé :
— Azren des Cendres, fils de nul nom, toi qui as volé la Flamme d’Origine, toi qui as défié la Loi des Cieux et souillé le Sanctuaire, tu es condamné à l’Extinction.
Un murmure parcourut la foule comme une onde. L’Extinction… Peu osaient en parler. Ce n’était pas la mort. C’était l’effacement. L’effondrement de l’âme dans le Néant éternel.
— As-tu un dernier mot, condamné ?
Azren ouvrit les yeux.
Ce ne fut pas un regard. Ce fut un choc.
Deux iris clairs, pâles comme des flammes gelées, transpercèrent l’air. Un silence surnaturel s’installa. Même les oiseaux, perchés sur les statues, se figèrent.
Puis, Azren murmura :
— J’ai vu le cœur du feu. Et il m’a reconnu.
Osmael frémit. Les mots résonnaient comme une prophétie. Comme une malédiction gravée dans le sang du monde.
Alors, il abattit son bâton. Les torches s’abaissèrent. Le bois s’embrasa.
Le feu grimpa.
D’abord lent, comme un serpent timide. Puis vorace, affamé, prêt à dévorer jusqu’à l’air. Les flammes mordaient les pieds d’Azren, grimpaient à ses jambes, léchaient sa taille. Il sentait la peau se fissurer, la chair s’ouvrir. Il sentait les nerfs hurler.
Mais il ne cria pas.
Il inspirait.
Comme si chaque flamme lui redonnait souffle.
Comme si la douleur réveillait quelque chose de plus ancien que les dieux.
Ses chaînes devinrent rouges. Puis blanches. Puis fondirent.
Ses yeux brillèrent. Un battement — non pas de cœur, mais de lumière — fit trembler l’air autour de lui.
Et dans sa poitrine… la flamme.
Bleue. Vive. Ancienne.
Vivante.
Quelque part, très loin, dans un autre royaume, une tour de cristal se fendit.
Une mer se mit à bouillir sans raison.
Un prêtre en transe tomba raide, les yeux consumés par la lumière.
Le feu de l’Origine… s’était éveillé.
Sur la place, la foule reculait. Les flammes ne consumaient pas Azren. Elles l’écoutaient. Elles dansaient autour de lui, comme des enfants autour de leur père perdu.
Osmael recula, le bâton tremblant.
— Ce n’est pas possible… Le feu… ne ment jamais.
Azren leva les bras, lentement, majestueusement.
Les chaînes brisées tombèrent à ses pieds.
Et sa voix, calme et tranchante, s’éleva comme une épée céleste :
— Le feu que vous adorez… je l’ai porté dans ma chair. Vous priez une lumière que vous ne comprenez pas. Et moi, j’en suis né.
La flamme bleue jaillit de sa poitrine, s’enroulant autour de lui comme une armure vivante.
Le bûcher explosa. Une onde brûlante balaya la place. Le sol se fendit.
Des statues fondirent. Des soldats furent projetés. Le ciel lui-même sembla pleurer des cendres.
Et au centre, Azren, vêtu de feu, marcha hors des flammes comme un spectre invincible.
Les gens crièrent. Certains se mirent à genoux. D’autres fuirent en titubant, comme des enfants perdus dans l’incendie de leurs certitudes.
Une enfant, les larmes aux yeux, murmura :
— C’est… un dieu ?
Mais Azren ne répondit pas.
Il regardait au loin. Vers le Nord. Là où la Couronne de Cendres l’attendait.
Là où les cieux avaient gravé son nom dans la pierre de l’oubli.
Et alors, dans le silence brisé du monde, il parla pour la dernière fois ce jour-là :
— Vous avez voulu m’éteindre.
Vous avez réveillé un feu que nul ne peut contenir.
Puis il s’éloigna. Et dans son sillage…
la terre ne trembla pas.
C’était le monde entier qui retenait son souffle.
Le silence après le feu est toujours plus terrible que le feu lui-même.
Le bûcher s’était éteint, mais les cendres volaient encore, légères et brûlantes comme des fragments d’étoile tombés sur la terre. La place de Séladrine, naguère si fière et froide, n’était plus qu’un champ d’épouvante.
Des statues en pleurs, fendues par la chaleur. Des prêtres inconscients. Des soldats en proie à des tremblements qu’aucune lame ne pouvait stopper.
Et au milieu du chaos… plus de chaînes.
Plus de cris.
Juste un homme qui marchait. Pieds nus. Les yeux brillants. Entouré d’un feu qui ne consumait rien, mais que tout craignait.
Azren.
Son pas ne laissait pas de trace, et pourtant, chaque pierre foulée semblait se souvenir de lui. Les regards fuyants, les prières balbutiées, les murmures de panique… il n’y prêta aucune attention. Il avait franchi un seuil que nul vivant ne comprenait encore.
Car dans ses veines ne coulait plus du sang, mais la mémoire du Feu Originel.
Au sommet de la tour d’Eltheris, dans les terres lointaines de l’Aether Sacré, un Conseil secret siégeait en cercle.
Douze êtres vêtus de blanc, le visage dissimulé derrière des masques d’argent, tous assis autour d’une flamme suspendue au-dessus d’un bassin d’obsidienne.
Lorsque l’explosion du bûcher déchira le ciel de Séladrine, la flamme du bassin frissonna. Elle se teinta de bleu. Puis elle hurla. Oui… elle hurla.
Le plus ancien du cercle recula, sa main tremblante posée sur son masque.
— Le Feu… il s’est réveillé.
— Impossible, murmura une autre voix. Le sceau de l’Oubli était parfait.
— Alors il a été brisé.
Un long silence. Puis une voix féminine, glaciale et impitoyable, déclara :
— Il faut le retrouver.
Et le tuer.
Mais une autre voix, plus lente, s’éleva du cercle. Ancienne. Insondable.
— Ce n’est plus un homme.
Ce n’est plus une cible.
C’est un signe.
Et dans un souffle à peine audible, tous comprirent la prophétie oubliée.
Celle que même les dieux redoutaient.
« Quand brûlera la flamme sans source,
et que l’homme deviendra cendre sans mourir,
alors viendra la fin des trônes immortels. »
Dans le ciel de l’Est, les dragons s’éveillèrent dans leur sommeil de pierre.
Dans les mers du Sud, les abysses chantèrent un nom perdu.
Et dans le Nord… là où les montagnes étaient mortes depuis mille ans, une ombre ouvrit les yeux.
Azren avançait.
Il avait quitté la ville sans se retourner. Aucun garde n’avait tenté de l’arrêter. Pas un seul prêtre n’avait eu le courage de le maudire. Même le vent s’était incliné sur son passage, murmurant en secret un nom qu’il ne connaissait pas encore.
Le monde le regardait.
Mais Azren ne pensait pas au monde.
Il pensait à elle.
Ynaé.
Son ancienne sœur d’armes.
Celle qui l’avait vu s’effondrer dans la neige, brisé mais encore humain.
Celle qui avait refusé de le croire, refusé de le suivre…
Celle qui avait baissé les yeux lorsqu’on l’avait enchaîné.
Il ne la haïssait pas.
Mais il se souvenait.
Et le feu ne pardonne jamais ce qu’il grave.
À l’orée de la ville, une pluie fine tomba. Les gouttes s’évaporaient à son contact, comme si le ciel lui-même ne pouvait le toucher.
Azren leva les yeux. Une flamme bleue dansa au creux de sa paume.
— Tu t’es réveillée… murmura-t-il.
La flamme répondit par une pulsation douce, presque vivante.
— Qui es-tu… vraiment ?
Mais aucune voix ne parla.
Juste une sensation, comme un chuchotement dans son cœur :
Tu l’étais avant même de naître.
Plus loin, sur la colline, un enfant l’observait. Seul. Muet.
Il ne fuyait pas. Il ne criait pas.
Il regardait simplement Azren avec une fascination muette. Comme s’il voyait… une réponse.
Ou une promesse.
Azren s’arrêta.
— Tu n’as pas peur ? demanda-t-il.
L’enfant secoua la tête.
— Tu es un monstre ?
— Non.
— Tu es un dieu ?
— Pas encore.
L’enfant hocha la tête. Il tendit une fleur. Petite, blanche, froissée par la pluie.
Azren la prit. La flamme bleue ne la brûla pas. Elle se posa dessus, l’enveloppa… et la fit éclore.
Puis il tourna les talons.
Il ne savait pas encore où il allait.
Mais il sentait l’appel.
Quelque chose d’immense. D’ancien. D’inévitable.
Quelque chose qu’il devait retrouver. Ou affronter.
Et dans le ciel, au-dessus de lui, les étoiles s’éteignirent une à une.
Comme si le monde retenait son souffle avant la tempête.
Les arbres s’étaient tus depuis des lieues.
Azren foulait un sol qui ne portait plus aucun nom sur les cartes. Un territoire maudit, effacé des mémoires officielles, que même les corbeaux ne survolaient plus. Le ciel y était gris d’un gris malade, éternellement couvert. Pas un souffle, pas une vie. Rien que le vent, quand il daignait se lever, charriant la poussière d’anciens serments brisés.
Les anciens l’appelaient : la Plaine des Reniés.
Une frontière. Un gouffre.
Un vestige de guerre si ancienne que même les dieux s’en souvenaient avec peur.
Mais lui, Azren, n’éprouvait ni crainte, ni hésitation.
La flamme bleue qu’il portait, lovée dans son souffle, le guidait comme un instinct oublié. Elle n’était pas une boussole — elle était une soif, une force intérieure, brûlant en silence, lui dictant un seul mot :
Plus loin.
Il ne savait pas ce qu’il y trouverait. Mais il savait ce qu’il laissait derrière : un monde effondré, un nom devenu légende, et un empire qui tremblerait désormais à son simple souvenir.
À l’autre bout du continent, dans les salles d’onyx de la Cité Astrale, les Immortels s’étaient réunis. Non pas pour débattre — mais pour craindre.
Car le monde, d’un seul souffle, s’était fissuré.
Une Matriarche, drapée de soie noire, murmura :
— Il s’est relevé. Le Fils de la Cendre.
Un Éclaireur, au masque de guerre doré, serra les poings :
— Nous l’avions brûlé. Il n’aurait pas dû survivre.
— Ce n’est pas lui qui a survécu, répondit une voix plus sombre. C’est ce qui vivait en lui.
Ils se turent.
Puis le trône du centre s’illumina. Et une voix ancienne — plus ancienne que la lumière, que la mer, que la parole — s’éleva :
— Il revient.
Il cherche la Source.
Tous se figèrent.
Car ce mot-là… la Source… n’avait plus été prononcé depuis la chute de l’Éternité.
La nuit tomba comme un linceul.
Azren marcha encore.
Il arriva devant une arche effondrée, recouverte de ronces mortes. Elle semblait faite d’un métal noir que le temps avait oublié, et qui refusait de rouiller. Des glyphes oubliés, semblables à des cicatrices, y étaient gravés — mais aucun œil humain ne pouvait les lire.
Sauf le sien.
Il s’approcha. Et sans comprendre pourquoi, il posa la main sur la pierre.
Le symbole central — une flamme stylisée dans une larme inversée — s’illumina aussitôt. Une vibration parcourut le sol. La poussière s’envola.
Et dans un râle d’air antique, la porte s’ouvrit.
Derrière… une descente.
Taillée dans la roche.
Plongeant dans les entrailles de la terre.
Azren sentit son cœur se serrer. Pas de peur. Mais d’attente.
Comme si quelque chose en bas l’attendait depuis toujours.
Il descendit.
Un pas. Puis un autre.
La flamme bleue s’était intensifiée, éclairant les murs. Des fresques s’y dessinaient à mesure de son passage. Des batailles de feu. Des armées ailées. Des cieux incendiés. Des visages familiers… et le sien, plus jeune, plus ancien, gravé parmi les héros disparus.
Il se figea.
Une voix résonna dans le silence.
— Azren.
Ce n’était pas une hallucination.
C’était une voix réelle. Grave. Riche. Vivante.
Et elle provenait du fond de la salle.
Il avança.
Et là, dans une chambre circulaire taillée dans l’obsidienne, flottait un cercueil de lumière, suspendu dans l’air. Dedans… une silhouette enchaînée. Humanoïde. Immobile.
Autour, des runes tournaient lentement, dans une cadence cosmique.
La voix reprit.
— Tu es revenu.
Je t’attendais.
Azren s’approcha.
— Qui es-tu ?
— Je suis celui que tu as enfermé.
Azren recula d’un pas.
— Non par haine.
Par nécessité.
Et maintenant que tu es de nouveau lié à la Flamme…
… le Cercle peut recommencer.
Azren fronça les sourcils. Un vertige le prit. Des fragments d’images : un trône brisé, une femme en armure, un enfant aux yeux de feu… des souvenirs qui n’étaient pas les siens. Ou l’étaient-ils ?
— Rappelle-toi, Azren.
Rappelle-toi qui tu étais.
Avant la chute.
Avant l’oubli.
Avant que les cieux ne te trahissent.
Azren tomba à genoux. La flamme dans sa poitrine jaillit, projetée hors de lui comme un cri. Elle enveloppa la salle, les glyphes, le cercueil. Tout fut lumière. Tout fut brûlure. Tout fut mémoire.
Et dans un murmure qui fit frissonner les murs :
— Bienvenue chez toi, Porteur du Feu Immortel.
Au même instant, dans tous les coins du monde, les anciens sceaux se fendirent.
Les dragons des cieux, les géants de pierre, les esprits scellés, les gardiens endormis… tous sentirent le Retour.
Le monde ne serait plus jamais le même.