Le début d’un cauchemar éveillé

La pluie tombait faiblement ce matin-là, drapant la ville d’un voile gris et froid. Élina resserra les pans de sa veste contre elle, avançant d’un pas hésitant vers le portail du lycée qu’elle ne connaissait que de nom. Ses doigts tremblaient légèrement sous l’humidité, mais ce n’était pas le froid qui lui nouait le ventre.

Une nouvelle école. Une nouvelle classe. De nouveaux visages. Et, avec eux, l’incertitude. Elle se sentait comme une pièce rapportée, un morceau étrange dans un puzzle déjà terminé. Chaque pas la rapprochait de ce monde inconnu, et chaque pas semblait hurler qu’elle n’y appartenait pas.

En franchissant les grilles, elle sentit les regards. D’abord furtifs. Puis insistants. Comme si son arrivée avait arrêté le temps dans la cour. Quelques chuchotements. Des rires étouffés. Elle baissa instinctivement les yeux, collant son sac contre elle comme un bouclier.

Une surveillante l’accueillit avec un sourire poli, l’escorta jusqu’à la salle de sa nouvelle classe. Ses pas résonnaient sur le carrelage du couloir, échos angoissants dans ce bâtiment inconnu. Arrivées devant la porte, la femme frappa deux coups, puis l’ouvrit.

Le silence tomba dans la classe comme une lame.

Trente paires d’yeux se posèrent sur elle. Des inconnus. Des juges. Une classe entière suspendue à son apparition. Son cœur accéléra. Une chaleur brûlante lui monta aux joues. Elle fixa le sol, incapable de soutenir un seul regard.

Mais parmi eux… un seul la pétrifia.

Assis près de la fenêtre, il leva lentement les yeux de son bureau. Ses iris sombres la transpercèrent. Il ne sourcilla pas. Aucun sourire. Aucune moquerie. Juste ce calme glacial, cette intensité qui lui coupa le souffle.

Elle ne savait pas qui il était, mais son instinct hurla danger.

Le professeur lui demanda de se présenter. Elle bredouilla son prénom. Élina. Et puis rien. Sa voix s’était évaporée. Le silence s’éternisa jusqu’à ce qu’on lui indique une place vide, tout au fond, juste une rangée devant lui.

Chaque pas vers cette chaise lui paraissait une descente dans une arène. Quand elle s’assit, elle sentit son regard toujours planté dans son dos. Figée, elle tenta de sortir son cahier, d’ignorer l’étrangeté qui planait.

Les heures passèrent, lentes, mais pas calmes. À chaque mouvement, elle sentait cette présence pesante. Il ne disait rien. Ne riait pas. Mais il l’observait. Elle en était certaine. Lorsqu’elle tournait la tête, il détournait les yeux. Mais trop tard.

Les autres élèves l’avaient déjà catégorisée. Nouvelle. Silencieuse. Trop pâle. Trop discrète. Trop bizarre. Les messes basses s’installaient, comme des filets invisibles prêts à l’encercler.

Le midi, elle mangea seule.

Dans un coin reculé de la cour, dos au mur. Personne ne vint lui parler. Les quelques élèves qui passaient jetaient des regards, parfois un sourire moqueur. Une fille blonde éclata de rire en la pointant du doigt. Un garçon gloussa.

Mais lui, Nox, ne riait jamais.

Il était là, adossé contre un pilier, les bras croisés. Il ne la quittait pas des yeux. Pas un mot. Juste ce regard fixe. Pas de curiosité, pas de colère, juste… quelque chose d’inexplicable. Comme s’il savait déjà qu’elle tomberait.

Quand elle rentra chez elle ce soir-là, elle avait la gorge nouée. Elle monta les escaliers quatre à quatre pour éviter les questions, mais sa mère l’intercepta dans le couloir.

— Alors, cette première journée ?

Élina força un sourire.

— Ça va…

Mais ses yeux la trahissaient.

Sa mère la regarda avec douceur, mais ne posa pas plus de questions. Élina se réfugia dans sa chambre, ferma la porte, s’écroula sur son lit. Elle enfouit son visage dans l’oreiller et laissa les larmes couler. Silencieusement. Comme toujours.

Elle pensa à son ancien lycée. À ces rares instants de calme, d’anonymat. Elle repensa aux moqueries qu’elle subissait déjà là-bas. Aux surnoms. Aux regards. À cette impression constante d’être de trop. Elle avait espéré que ce nouveau départ effacerait le reste.

Elle avait eu tort.

La nuit fut courte. Les images de Nox, de ses yeux noirs, de sa posture immobile, la hantaient. Il y avait chez lui une force étrange, comme une tempête contenue. Quelque chose de cruel, mais pas bruyant. Un calme tranchant.

Le lendemain, elle croisa son regard avant même d’entrer dans le lycée.

Il l’attendait.

Pas volontairement, peut-être. Mais il était là. Et quand leurs regards se croisèrent, il eut un léger rictus. Presque imperceptible. Comme s’il confirmait ce qu’elle pressentait : il allait faire de sa vie un enfer.

Elle marcha plus vite. En entrant en classe, elle sentit les regards, les moqueries étouffées. Des papiers glissés sous la table. Un dessin d’elle avec des cornes. Une phrase écrite en rouge : « Pauvre petite chose. »

Et toujours lui. Silencieux. Spectateur.

Ou marionnettiste ?

Élina sentit une angoisse brûlante lui dévorer la poitrine. Elle voulait disparaître. S’effacer. Mais elle ne pouvait pas. Pas encore.

Elle ne dormait plus. Chaque nuit, ses pensées tournaient sans fin. Elle revoyait ce regard, ce silence, cette classe hostile. Elle se demandait si c'était elle le problème. Si quelque chose, en elle, appelait la cruauté.

Pourquoi ces gens — sans la connaître — choisissaient-ils de la rejeter, de rire d’elle ? Était-ce sa voix trop douce, son regard fuyant, ou son corps trop mince qu’elle essayait de cacher derrière des vêtements larges ? Peut-être sa timidité qui l’étranglait quand elle voulait simplement dire bonjour ? Peut-être cette tristesse, collée à sa peau depuis des années, qu’aucun sourire forcé n’arrivait à masquer ?

Elle aurait voulu crier, hurler que tout ça n’était pas juste. Qu’elle avait essayé. Qu’elle essayait encore. Mais il n’y avait personne à qui parler. Sa mère croyait que tout allait bien. Et elle, elle n’avait plus la force de corriger cette illusion.

En classe, les jours suivants, les choses empirèrent. Les chuchotements devinrent plus fréquents, les petits papiers plus humiliants. On l’appela "la muette", "la chose", "la gothique en carton". À chaque mot, elle s’effondrait un peu plus à l’intérieur. Mais elle gardait la tête droite. Elle tenait.

Jusqu’à ce que Nox commence à intervenir.

Pas directement. Pas encore. Mais il encourageait. Il observait les autres se moquer d’elle avec un petit sourire en coin. Parfois, un mot glissé à l’oreille d’un élève, et soudain une nouvelle rumeur naissait. Il ne frappait pas. Il n’insultait pas. Il manipulait. Et ça faisait encore plus mal.

Un jour, en sortant des toilettes, elle trouva son casier ouvert, ses affaires renversées au sol. Son cahier déchiré. Un mot écrit en lettres rouges sur une de ses feuilles : "Tu devrais disparaître." Elle sentit un poids lui broyer la poitrine. Une nausée violente lui monta à la gorge. Elle ne pleura pas. Pas là. Elle ramassa en silence, pendant que les autres riaient derrière elle.

Et quand elle releva les yeux, il était là. Nox. Dos contre le mur, les bras croisés. Il la regardait. Pas avec pitié. Pas avec haine. Mais avec une intensité presque dérangeante, comme s’il la voyait se briser… et que ça l’intriguait.

Elle détourna les yeux et s’enfuit. Mais elle sentit son regard la suivre jusqu’au bout du couloir.

Ce soir-là, dans sa chambre, elle s’effondra. Elle pensa à fuir. À tout arrêter. À disparaître vraiment. Elle ouvrit son journal intime et y écrivit ces mots : “Je ne veux plus vivre comme ça. Je suis fatiguée de devoir me battre contre des ombres qui ne veulent pas me laisser en paix.”

Mais au fond d’elle, quelque chose résistait encore. Une petite étincelle. Une colère sourde. Une douleur qui n’avait plus envie de se cacher.

Peut-être que ce cauchemar n’était que le début.

Elle referma doucement la porte de sa chambre, prenant soin de ne pas faire de bruit. Dans le silence étouffant de la maison, seul le cliquetis de la serrure résonna brièvement. Elle s’appuya contre le bois froid, ferma les yeux un instant. Son cœur battait fort, plus de peur que de fatigue. Les mots, les rires, les regards moqueurs... tout se rejouait dans sa tête en boucle, sans pause.

Elle s’avança lentement vers son bureau, traînant presque les pieds, et s’assit. Le journal était encore ouvert, ses mots griffonnés à la hâte juste avant de s’effondrer. Elle relut ses propres lignes. “Je suis fatiguée de devoir me battre contre des ombres.” Elle caressa le papier, comme si le toucher allait apaiser ce qui brûlait à l’intérieur.

— Pourquoi moi… ? murmura-t-elle. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ?

Elle n’attendait pas de réponse. Personne n’était là pour en donner une. Même sa mère, si présente d’apparence, ne voyait rien. Ou ne voulait rien voir.

Le lendemain matin, elle marcha lentement vers le lycée. Les mains dans les poches, les yeux baissés. Le trajet lui semblait durer une éternité. Chaque pas la rapprochait d’un lieu où elle ne voulait plus aller. Elle avait imaginé que cette nouvelle école serait une échappatoire, un nouveau départ… mais elle s’était trompée.

En entrant dans l’établissement, le bruit, les couloirs, les voix, tout semblait trop fort. Ses épaules se crispèrent. Une élève passa près d’elle et lui lança un regard appuyé, avant de pouffer de rire. Rien n’était dit. Tout était insinué.

En cours, elle s’assit au fond, comme toujours. Elle essayait de se faire discrète, invisible. Mais ce jour-là, la prof appela son nom à haute voix, demandant une réponse qu’elle ne connaissait pas. Toute la classe se tourna vers elle. Elle sentit son visage rougir.

— Je… je ne sais pas, répondit-elle, la voix tremblante.

Des ricanements s’élevèrent. Nox, dans un coin de la salle, murmura quelque chose à l’oreille de son voisin. Celui-ci éclata de rire.

Elle rentra chez elle plus tôt, prétextant un malaise. Sa mère la regarda à peine.

— Encore fatiguée ? Tu devrais dormir plus tôt, dit-elle sans vraiment l’écouter.

Elle hocha la tête, sans répondre. Elle monta dans sa chambre, ferma la porte à clé.

Le soir venu, elle resta assise devant le miroir. Elle observa longuement son reflet. Son visage pâle, ses yeux cernés, ses cheveux qu’elle peinait à dompter. Elle se pencha en avant.

— Tu es faible, se dit-elle tout bas. Tu ne tiens même pas debout face à quelques mots.

Mais au fond, ce n’étaient pas “juste” des mots. C’étaient des regards. Des silences pesants. Des rires. Des gestes. Des murs qui se refermaient sur elle, lentement, jour après jour.

Elle se leva brusquement et ouvrit son armoire. Elle sortit une vieille boîte, poussiéreuse. À l’intérieur, des lettres, des photos d’enfance, une mèche de cheveux que sa grand-mère lui avait gardée. Elle s’assit sur son lit et laissa ses souvenirs l’envahir.

Elle pensa à son ancienne école. À l’amie qu’elle avait perdue après un déménagement. À son père, qu’elle n’avait pas revu depuis ses sept ans. Elle pensa à cette impression constante d’être de trop, d’être de travers, comme si elle n’avait jamais réussi à correspondre à ce que le monde attendait.

Puis elle pensa à Nox. Ce regard, toujours froid, toujours distant. Ce regard qui ne la quittait jamais, même lorsqu’il faisait semblant de ne pas la voir. Il la fixait. Il savait ce qu’il faisait.

— Pourquoi tu me regardes comme ça ? Tu veux quoi ? murmura-t-elle au vide.

Elle s’allongea, les yeux ouverts vers le plafond. La lumière tamisée faisait danser des ombres sur les murs. Elle ferma les yeux. Mais les images revenaient. Encore. Encore.

Au lycée, le jour suivant, les choses prirent un tournant plus clair. Nox passa près d’elle dans le couloir, la frôlant volontairement. Elle sursauta. Il ne dit rien. Il se contenta de lui souffler un mot, juste un.

— T’es transparente.

Il n’avait pas crié. Il n’avait pas insulté. Mais ces deux mots restèrent gravés dans sa tête. Plus fort que tout. Plus douloureux que n’importe quelle insulte.

Elle entra en cours avec les mains moites. Son regard fuyait celui des autres. Elle ne voulait plus penser. Plus ressentir. Et pourtant, chaque mot, chaque rire, chaque silence lui tombait dessus comme une pierre de plus à porter.

Le soir, elle écrivit encore dans son journal. Cette fois, elle appuya fort sur le stylo, presque jusqu’à le briser.

“Je ne veux plus avoir peur. Je ne veux plus fuir. Je ne veux plus être à genoux. Peut-être qu’un jour, ils verront. Peut-être que non. Mais moi, je veux me relever. Même seule.”

Et dans le silence de sa chambre, une larme glissa. Une seule. Mais elle brûlait comme un cri.