Alice

Près d’une ancienne ruine, au cœur d’une forêt dont la beauté rivalisait avec sa densité, la verdure s’étendait à perte de vue – ou presque. Elle était interrompue par deux silhouettes humaines, abritées sous un grand arbre.

La lumière du soleil peinait à traverser l’épais feuillage, mais quelques rayons parvenaient tout de même à s’y faufiler, les enveloppant d’une lueur dorée, douce et chaleureuse. Ce moment, unique et suspendu, passait pourtant inaperçu aux yeux des deux enfants.

L’un d’eux prit la parole : un garçon, non, un enfant d’à peine treize ans. Il avait les cheveux noirs, comme ses yeux, et portait des vêtements simples – preuve qu’il n’était que le fils d’un paysan.

« Tu m’as toujours pas dit ton nom ! » se plaignit-il.

La silhouette en face de lui, une jeune fille visiblement âgée d’un an de moins que lui, répliqua alors :

« Mais je t’ai dit que j’en ai pas, moi, de nom ! »

La fille était vêtue d’une simple robe blanche. Ses cheveux, doux comme la nature qui les entourait, avaient une couleur étrange : un mélange de blanc et de bleu très clair, un cyan parfait, presque aussi éclatant que le ciel. Ses yeux, d’un bleu profond comme l’océan, captivaient le regard du garçon, qui avait du mal à s’en détacher.

Soudain, il reprit la parole :

« C’est pas possible de pas avoir de prénom ! »

Mais la fille semblait de plus en plus agacée.

« Arrête de me crier dessus ! Et toi, est-ce que t’as un nom ? »

Le garçon répondit sans hésiter :

« Oui ! Moi, c’est Allen. Ma maman m’a dit que c’était le même prénom que mon grand-père ! »

La fille fronça les sourcils. Cette révélation semblait la troubler davantage. Était-elle la seule à ne pas avoir de nom ?

« Euh… D’accord. Alors, Allen, tu veux bien… me donner un nom ? »

Allen cessa soudain de sourire. Son visage devint pensif, son regard se fit sérieux… enfin, aussi sérieux qu’un garçon de treize ans pouvait l’être. Puis, ses yeux s’illuminèrent d’un éclat malicieux : il venait de trouver le nom parfait pour elle.

« Moi, je m’appelle Allen comme mon papy… Et ma mamie, elle s’appelait Alice. Alors, toi, tu t’appelleras Alice à partir de maintenant ! »

Les joues de la jeune fille rosirent, et un sourire discret naquit sur ses lèvres. Elle semblait touchée par ce cadeau inattendu.

« Alice… Je suis Alice… Ouais ! C’est trop bien ! »

Mais Allen retrouva soudain son sérieux, rattrapé par une question qui, jusque-là, lui avait échappé :

« Au fait, Alice… Pourquoi t’avais pas de nom ? Et… qu’est-ce que tu fais dans la forêt de Viyella ? Je t’ai jamais vue au village… »

Mais la jeune fille, nouvellement nommée Alice, ne savait pas comment répondre à la question. Elle pensa brièvement : « C’est vrai ça… Qu’est-ce que je fais là, en fait… »

Ses délicates lèvres se mirent alors en mouvement.

« J’sais pas. »

Pris au dépourvu, seulement quelques mots échappèrent des lèvres du garçon.

« Sérieux… »

Déçu de ne pas obtenir davantage de réponses, Allen se détourna et commença à marcher, sans se retourner. Mais la voix d’Alice l’interrompit.

« Tu vas où comme ça ? »

Le garçon, ne comprenant pas vraiment la portée de ces mots, s’interrogea intérieurement. Il se retourna, le regard confus.

« Je rentre au village ? »

Alice se sentit blessée, comme si une fine lame lui avait effleuré le cœur. Un petit pincement la traversa, la forçant à réagir.

« Et tu me laisses ici ? Je sais même pas pourquoi j’étais dans une forêt ! »

Allen répondit du tac au tac :

« C’est vrai… Si tu veux venir, viens. Je te présenterai aux villageois. »

La jeune fille reprit soudain ses esprits, baissa les yeux, puis murmura :

« Merci… »

Et c’est ainsi que cette rencontre inattendue prit fin. Allen marchait en direction du village – un endroit qu’il était, pour l’instant, le seul à connaître – tandis qu’en silence, Alice le suivait de près.

Pendant la longue route en direction du village, Alice se posa soudain une question :

« D’ailleurs… Moi je me souviens pas de pourquoi j’étais dans ces bois, mais toi, tu dois t’en souvenir, pas vrai ? »

Allen, sans se retourner, continua sa marche et répondit :

« Ben oui, c’est parce que l’herboriste du village voulait que j’aille cueillir des plantes médicinales. Sa femme est malade, apparemment. »

La jeune fille afficha alors un regard inquiet, clairement dirigé envers cette femme qu’elle ne connaissait pourtant pas. Allen ne put s’empêcher de penser : « Elle a vraiment l’air gentille, en tout cas… »

D’un regard discret derrière lui, le garçon remarqua qu’Alice ne semblait pas seulement inquiète pour l’épouse de l’herboriste. Elle regardait nerveusement tout autour d’elle, tressaillait au moindre bruit naturel de la forêt. Ses pas étaient hésitants, comme si elle était effrayée par le monde entier qui l’entourait.

Allen tenta donc de la rassurer :

« T’as pas besoin d’avoir peur, tu sais. Tous les gobelins de la forêt de Viyella ont été chassés par les adultes de mon village. »

Mais les mots du garçon ne firent qu’intensifier la panique d’Alice.

« D-Des gobelins ?! C’est quoi ? C’est dangereux ? Ça va me manger ? Ça se mange ? Oui, ça doit se manger ! Ça a quel goût ?! »

Allen leva les yeux au ciel, partagé entre amusement et inquiétude.

« Non, idiote. C’est des monstres tout vert. Ils font à peu près ta taille, et ils mangent les enfants. Mon père me raconte des histoires horribles sur eux pour m’empêcher d’aller dans la forêt. Mais j’ai pas peur, je sais qu’ils sont tous partis. »

Pourtant, la panique gagna Alice. Terrifiée, elle fit un bond vers Allen et attrapa son bras de toutes ses forces.

« Allen… Si jamais ils nous trouvent… On fait quoi ? »

Allen éclata d’un petit rire, sincère mais rassurant.

« On court sans regarder derrière nous. »

Il savait très bien que cela n’arriverait pas. La forêt était sûre. Probablement même l’une des plus sûres – si ce n’est la plus sûre – de tout le royaume.

Ce souvenir — chaleureux, accueillant, reposant — remonte à cinq ans.

Allen essaie encore de s’en souvenir. Il y met toute son énergie. Mais ce n’est pas aussi simple. Il ne se souvient pas de l’avoir quittée. Ni de l’avoir revue. Ni même de lui avoir dit au revoir.

L’arrivée d’Alice fut aussi mystérieuse que son départ.

En réalité, plus personne ne se souvient d’elle.

Le lendemain de leur rencontre, elle avait disparu. Disparue… de la forêt. Disparue… du village. Disparue… des mémoires.

Allen, à l’époque, était trop jeune pour remarquer la faille. Trop innocent pour comprendre qu’un événement aussi limpide, aussi doux, ne pouvait exister dans un monde aussi stable que le sien.

Mais est-ce que ce monde l’est vraiment ? Stable ?

Peut-être que non. Peut-être qu’il y a des interstices. Des creux entre les jours. Des marges

dans les pages. Des lignes effacées qu’on ne lit pas… et qui pourtant vivent.

Ce monde est régi par une magie ancienne. Innommable. Si obscure que même les mages, sorciers et sages n’en connaissent ni l’origine… ni le prix.

Certains prétendent même qu’elle n’a jamais été lancée. Qu’elle est là depuis toujours. Qu’elle fait… partie de l’histoire.

Pas l’histoire d’Allen.

Pas celle du monde.

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Celle que personne ne raconte.

Ayez pitié du garçon. Il croit encore que sa vie lui appartient.

Mais ce n’est pas le cas.

Une rencontre qui n’aurait pas dû avoir lieu. Un prénom soufflé par hasard. Une présence douce mais illogique. Quelques heures seulement, et tout s’est déplacé.

Le temps ne s’est pas arrêté. Il a changé de direction.

Alors laissez Alice s’échapper dans les marges de ce conte.

Laissez-la s’enfoncer dans ce pays des merveilles que personne d’autre ne voit.

Elle a choisi Allen.

Et parfois, le choix suffit à tout faire basculer.

Même l’histoire elle-même.

Un mal de tête violent tira Allen de son inconscience. Il ouvrit les yeux, haletant, le cœur battant plus fort qu’il ne l’aurait cru possible.

Il était allongé au pied d’un arbre, dans la forêt de Viyella. Le soleil, comme à travers un voile ancien, filtrait à peine entre les feuillages épais. Les rayons qui parvenaient à percer tombaient en lueurs dorées, dessinant sur le sol une scène à la beauté presque irréelle.

C’était… idyllique. Trop.

Allen se redressa lentement. Et là, un frisson glacial remonta le long de sa nuque.

Il était jeune. Beaucoup trop jeune.

Treize ans.

Son propre corps, ses mains, son souffle — tout en lui hurlait un retour en arrière qu’il n’avait pas choisi.

Il n’était pas seul.

À ses côtés, se tenait une jeune fille splendide. Une vision de rêve. Ou de cauchemar.

Sa beauté n’avait d’égale que la magnificence silencieuse de la forêt elle-même. Ses cheveux, un mélange irréel de bleu pâle et de blanc, semblaient faits de lumière et d’eau. Ses yeux, d’un bleu profond, insondable, évoquaient l’océan au plus sombre de ses abysses.

Allen la fixait sans pouvoir s’en empêcher, comme un homme face à une peinture vivante. Mais ses yeux, à lui, n’exprimaient ni émerveillement… ni joie.

Seulement la peur.

Une terreur glaciale mêlée à une incompréhension totale. Il ne pouvait détacher son regard d’elle.

« Alice… ? Mais… qu’est-ce qu’elle fait là ?! »

Les mots sortirent de sa bouche sans qu’il ne le décide vraiment.

« A… Alice ? »

La jeune fille tourna lentement la tête vers lui, pencha la nuque, comme une marionnette articulée, fragile, hésitante.

Ses yeux étaient vides de souvenirs.

« Alice ?… C’est moi, Alice ? »

Soudain, Allen fut saisi par un malaise violent. Comme une main invisible qui pressait lentement, impitoyablement, son cœur. Il tenta de poser les mains sur sa poitrine, de le serrer, d’apaiser l’insoutenable douleur qui l’étouffait — stress, peur, incompréhension, un mélange insidieux et incohérent.

« Je… je me sens malade… »

La jeune fille face à lui tressaillit. Son regard, jusqu’alors paisible, s’embruma d’inquiétude. Elle se redressa lentement, puis s’approcha de lui, tendant une main hésitante vers son épaule. Un geste doux, maladroit, presque programmé.

« Ça va aller ? Tu… tu as l’air de souffrir… Tu veux que j’appelle des adultes ? »

Mais ces mots, si simples, si logiques, ne firent qu’amplifier la panique du garçon.

Il murmura, presque sans voix :

« Qui… »

« Qui ? » répéta la fille, la tête légèrement penchée, d’un ton interrogatif.

« Qui es-tu ? » demanda Allen, cette fois avec un souffle plus chargé, presque accusateur.

La jeune fille cligna des yeux, comme prise au dépourvu. Elle hésita, puis haussa doucement les épaules.

« Mh… Je sais pas. Je sais plus, je crois… »

Puis, comme si cette absence d’identité n’avait aucune importance, elle reprit, d’un ton presque maternel :

« Peu importe. Toi, tu n’as pas l’air bien. Il faut que tu guérisses, d’accord ? »

Mais Allen recula. Un pas. Puis un autre. Chaque geste de la jeune fille, aussi tendre soit-il, devenait une menace pour lui.

Son regard était figé, ses pupilles dilatées, ses pensées perdues dans une faille qu’il ne contrôlait plus.

« Tu… tu n’es pas censée être là… C’est pas réel… »

Sa voix était brisée. Déformée par la peur. Désarticulée comme un rêve qui tourne mal.

Il tremblait. Tout en lui tremblait.

Ah… ayez pitié de lui.

Il n’est pas fait pour ce genre de vérité.