Le lieu de naissance de l’individu nommé Allen : le village de Viyella.
Son nom, comme on pourrait s’y attendre, n’avait pas été choisi avec soin. Il avait simplement été construit aux abords immédiats de la forêt du même nom, alors… autant réutiliser ce qu’il y avait sous la main.
Le village n’avait jamais eu d’importance capitale pour le royaume. Aucun événement historique notable, aucune richesse stratégique, ni même un vieux temple en ruines à exploiter pour le folklore.
Il produisait principalement du blé. Et, accessoirement, de l’ennui.
Pourtant, bien qu’oublié par le pays tout entier, Viyella n’était pas misérable.
Il était même plutôt bien structuré : les maisons, toutes en bois, étaient bâties grâce au travail matinal d’un homme — Ivic, le bûcheron du village. Et accessoirement, le père d’Allen.
Tandis que les deux enfants marchaient à travers la forêt, les contours familiers du village commencèrent à apparaître dans le lointain.
« Aaah… La maison. Ça fait un moment. »
Allen laissa échapper ces mots dans un souffle satisfait, accompagné d’un demi-sourire nostalgique.
À sa droite, Alice pencha la tête avec un air curieux. Ses joues rosirent légèrement, comme si le simple fait de voir Allen heureux suffisait à illuminer sa propre humeur.
« Tu vas pas souvent chez toi, au village ? Quand on y était, tu m’avais dit que t’avais grandi ici toute ta vie. »
Allen, l’air soudain très savant, répliqua :
« Oui, j’ai grandi ici. Mais après ton étrange disparition… j’suis parti explorer le monde, figure-toi ! »
L’expression fière qu’il affichait fit doucement sourire Alice.
Et enfin, ils franchirent la limite invisible du village, comme si aucun temps ne s’était écoulé… ou peut-être trop.
Quelques instants plus tard… puis :
« BWAHAHAHAHAHA ! »
Un rire tonitruant, bruyant — et surtout profondément agaçant — résonna dans tout le village.
Devant l’une des plus grandes maisons en bois de Viyella, un homme d’une trentaine d’années, arborant une barbe noire comme la nuit et une carrure imposante, riait à gorge déployée. Malgré son âge relativement jeune, il dégageait une énergie de vétéran… ou de fou, au choix.
« Dis-moi avant toute chose… T’as bien déposé l’herbe que Yura t’avait demandée ? »
Allen, les bras croisés, hocha la tête d’un air gêné et un peu irrité.
Mais Ivic — son père, le bûcheron du village — n’en avait pas fini :
« Donc… mon fils, qui revient tout juste d’une promenade dans les bois, tombe sur une jeune fille mystérieuse… et là, soudainement, il veut fuir le monde à ses côtés. Pfff— »
Il tenta de contenir un nouveau rire, mais échoua misérablement :
« PFFFHAHAHAHA ! »
Allen, visiblement embarrassé, tenta de se défendre :
« Papa, ça n’a rien à voir… Je veux juste partir à l’exploration, c’est tout. »
Mais Ivic, toujours hilare, répondit sans la moindre hésitation :
« Et pourquoi partir avec elle alors ? »
Il tourna la tête en direction de la droite de son fils. Là, se tenait timidement Alice, tête baissée, évitant soigneusement son regard.
« Et toi, jeune fille… Tu t’appelles comment ? »
Alice hésita un instant, puis, se redressant un peu, répondit avec un certain aplomb :
« Alice. Comme votre mère. »
Ivic cligna des yeux, soudain confus. Il la fixa longuement avant de lâcher :
« Non… Ma mère s’appelait Miranda. Alice, c’est le nom de la mère de ma femme. »
Un silence un peu gêné s’installa.
Alice détourna lentement le regard vers Allen, murmurant à peine :
« …désolée. »
Mais presque aussitôt, elle se redressa et s’exclama :
« Mais ça change rien à ce que je voulais dire ! J’suis amnésique, et je me souviens de presque rien ! Votre fils voulait juste me montrer le monde ! »
Ivic l’observa un instant. Puis, avec un sourire narquois :
« Aaah… Donc il t’a utilisée pour enfin se tirer de ce coin pommé. »
Il lança un regard complice — ou moqueur — à Allen :
« Bien joué, gamin. T’as trouvé une belle échappatoire. »
Allen leva les bras, exaspéré :
« Mais non ! Papa… C’est toi qui m’as toujours poussé à partir explorer le monde ! Pourquoi tu veux plus me laisser y aller maintenant ? Tu peux pas prévenir maman toi-même ? »
Ivic croisa les bras et réfléchit un instant. Puis, d’un air solennel :
« Je pourrais. Oui. »
Il s’approcha, puis posa le poing sur son torse avec une intensité théâtrale :
« Mais si tu veux faire ta petite escapade avec cette demoiselle à tes côtés… alors va falloir être plus costaud que ça ! À l’heure qu’il est, un brin de vent pourrait te faire valser dans un champ. »
Il leva le menton, le regard brûlant de détermination :
« Je vais t’entraîner, gamin. Jour et nuit. Jusqu’à ce que même un sanglier te supplie de l’épargner. Prépare-toi. »
Allen, blême, fixa son père.
« C’est quand qu’on part, déjà… ? Si jamais il commence à m’entraîner… on est foutus. Ça va durer une éternité… »
Après avoir présenté Alice au reste des villageois, la nuit tomba.
Allen rentra chez lui, dans la maison familiale — la plus grande de tout Viyella. Un privilège hérité de son père, bâtisseur hors pair, qui l’avait construite de ses propres mains. Deux étages, des murs en bois épais, et un grenier rempli de souvenirs poussiéreux. Les chambres se trouvaient à l’étage supérieur.
Allen monta calmement l’escalier menant à sa chambre, la tête déjà alourdie par l’anticipation de l’entraînement à venir.
En bas, dans la grande salle à manger, Alice était toujours assise à la table en chêne, terminant son repas. En face d’elle, Ivic — toujours aussi imposant — l’observait, silencieux.
Avant de disparaître à l’étage, Allen jeta un dernier regard en arrière :
« Papa, j’vais dormir. Si tu comptes m’entraîner dès demain, autant prendre de l’avance. »
Intérieurement, il se dit : « J’ai beau avoir voulu l’aider… maintenant qu’elle est là, j’sais pas pourquoi, mais elle me fout la trouille. J’ferais mieux d’aller dormir et d’essayer d’oublier tout ça. »
Ivic répondit d’un sourire en coin :
« Ouais… c’est le minimum que tu puisses faire, gamin. »
Le regard d’Allen se posa alors sur Alice.
« Toi aussi, tu devrais te reposer. Il y a une chambre d’invités en haut. »
Alice le rassura avec un sourire tranquille :
« Oh, t’inquiète pas Allen, je termine juste mon repas et je monte. »
Allen hocha la tête, monta les dernières marches, ouvrit la porte de sa chambre… et la referma d’un coup sec.
Le silence retomba dans la pièce.
L’ambiance se fit plus lourde. Presque glaciale.
Ivic, toujours assis face à Alice, pencha légèrement la tête en avant. Son regard perdit toute chaleur.
« Jeune fille… non, Alice, c’est bien ça ? Écoute-moi bien. »
Sa voix, basse et tranchante, claquait comme une lame :
« Mon fils n’est pas idiot. Je lui fais confiance. Une confiance totale. C’est ma fierté, ma joie. Il ne prend jamais une décision à la légère. Et pourtant, là, quelque chose cloche. Il ne parlait pas comme ça, avant. Il n’agissait pas comme ça. Cette histoire d’aller découvrir le monde avec toi… Je veux que tu me l’expliques. Avec tes propres mots. »
Alice sentit son estomac se nouer. Un frisson lui traversa la colonne vertébrale. Elle tenta de répondre, hésitante :
« Euh… o-oui… Il y a un contexte, mais… je… je sais pas comment vous le dire. »
Ivic haussa un sourcil. Il se redressa lentement, croisa les bras, puis reprit avec fermeté :
« Je ne m’opposerai pas à votre départ. Mais si tu veux l’accompagner, alors tu devras prouver que tu en es capable. Je me moque que tu sois une fille, ou ton âge. S’il a décidé de t’emmener, c’est qu’il a ses raisons. Et moi… je sais qu’on ne me dit pas tout. Je vais t’entraîner, toi aussi. Et pendant cet entraînement, je verrai si tu es digne de partir à ses côtés. »
Cette fois, Alice releva la tête. Son regard se fit un peu plus déterminé, animé d’un élan de responsabilité soudaine :
« Oui ! Compris ! Et je vous assure que votre fils est toujours normal ! C’est le même Allen… Il a juste… grandi un peu. »
Ivic la fixa un moment, un brin perplexe. Puis, d’un ton plus calme :
« Il a mûri… juste en rencontrant une fille dans les bois, à treize ans ? »
Il soupira longuement, frottant sa barbe d’un air fatigué.
« Mouais… C’est mon fils, après tout. Et t’as pas l’air de mentir. Douter de la parole d’une gamine de douze ans me ferait honte, alors... je te crois. Mais sache-le : je t’ai à l’œil. »
Cependant, malgré ses paroles, Ivic ne put s’empêcher de formuler une pensée silencieuse.
« Pendant une fraction de seconde… j’aurais juré que son regard était complètement vide. Pas perdu, pas distrait… vide. Comme si elle… non. C’est juste une gamine. Elle doit être fatiguée, ou nerveuse. »
Il détourna le regard et se massa la nuque, tentant d’évacuer l’étrange frisson qui lui traversait l’échine.
« À la place, je ferais mieux de me concentrer sur leur entraînement. Ouais… un bon plan d’entraînement. Rien de tel pour faire sortir la vérité. »