Chapitre 3 – Tu saignes encore
Le matin avait une odeur bizarre. Mélange de crachin, de stress et de désinfectant bon marché.Le lycée Delaroche semblait intact de l’extérieur, mais dedans, c’était une poudrière.Un prof mort, retrouvé dans les toilettes du 3e étage. Une crise cardiaque, disaient les journaux.Mais Elisa savait sentir la peur dans les coins. Elle savait lire entre les lignes.
Et aujourd’hui, tout le monde semblait fuir son regard. Comme si son ombre était plus lourde que d’habitude.
Elle entra dans la salle, glissa à sa place, sans un mot.Pas de mascara aujourd’hui. Trop de flemme. Trop de rage en sourdine.Elle sentait encore le goût du rêve. Non — du souvenir.
Le visage de ce garçon dans les bois.Son souffle coupé. Son sang.Et cette voix, toujours la même :
"Tu sais ce que tu dois faire, Elisa. Comme d’habitude."
La porte s’ouvrit d’un coup sec.
Eden.
Toujours en noir. Toujours avec cette dégaine d’ange désaxé.Son sac jeté sur l’épaule. Sa mâchoire serrée. Et ce regard... celui d’un mec qui sait des trucs qu’il devrait pas savoir.
Il croisa la salle. Marcha sans s’arrêter. Et se posta juste à côté d’elle.Pas une parole. Pas un sourire.
Juste un bout de papier qu’il glissa sous sa trousse. Discret. Brutal.
Elisa hésita. Puis l’ouvrit.
Une vieille photo, grainée.Elle, à treize ans. Une robe blanche. Des taches sombres sur les genoux.Et derrière elle, floue mais reconnaissable, une silhouette masculine.Un garçon. Couché sur le sol. Les bras tordus. Les yeux fermés.
Elle tourna lentement la tête vers Eden. Il la fixait.Pas avec de la haine. Pas avec du mépris.Avec intérêt. Comme un scientifique observe un virus rare.
— C’est toi qui m’as envoyé ça ?— Peut-être. Peut-être pas.— Tu veux quoi ?— Que tu te rappelles. Que tu arrêtes de jouer la fille parfaite.— Je joue pas. Je suis parfaite.
Il sourit. Un sourire lent, acide.— Ça, c’est ce que tu te racontes. Mais moi… je vois les fissures.
Elle se leva d’un coup. Prof, élèves, tout le monde sembla disparaître.Elle sortit en claquant la porte, le cœur cognant contre ses côtes comme un tambour de guerre.
Dans les couloirs, l’air était glacé. Pas à cause de la clim. À cause de l’ambiance.Quelqu’un parlait derrière son dos.
— T’as vu ? Elle était proche de Monsieur Derval, non ?— Grave, elle passait son temps dans son bureau...— C’est toujours les filles comme ça. Trop belles pour être innocentes.
Elisa accéléra. Direction les archives.Là où personne ne va.Là où les vérités pourrissent entre deux dossiers.
Les étagères grinçaient. Les ampoules clignotaient.Mais elle savait ce qu’elle cherchait. Elle avait déjà été là.
Dossier n° 278 – Élève anonyme / plainte interne / 2020.
Elle ouvrit.
"Comportement inapproprié de Monsieur Derval signalé par une élève.Description imprécise. Témoignage non signé.Aucune suite donnée.Mention manuscrite : "E.’"
Elle chancela. Ses doigts tremblaient.
— C’est pas moi. C’est pas moi...
— Et pourtant, t’es la seule à qui il parlait comme ça.
Eden.
Encore là. Derrière elle. Comme une ombre.
— T’as fouillé dans mes affaires ?— J’ai pas eu besoin. T’oublies trop de traces.
Elle se retourna lentement. Il était à deux pas.Trop près.
— Pourquoi tu fais ça ?— Parce que je te ressemble.— Non. Tu me connais pas.— Oh, mais si.
Et là, son regard se fit plus doux. Plus dérangeant.
— Toi aussi, t’as regardé quelqu’un mourir sans bouger.
Le silence tomba d’un coup. Un silence trop profond. Trop chargé.
Elisa sentit ses genoux faiblir. Mais elle resta droite. Comme toujours.
Elle s’approcha. Très près. Sa bouche presque contre l’oreille d’Eden.
— Si tu veux jouer au monstre… prépare-toi à perdre.
Et elle sortit de la pièce, sans se retourner.
Son téléphone vibra.
Numéro inconnu : Tu saignes encore, Elisa.
Et dans sa tête, une voix chuchota.
Tu n’as jamais arrêté.