Le soleil se levait à peine sur les toits rouillés de la cité Mazeau, mais déjà, on entendait le bruit caractéristique des ballons qui rebondissent sur le béton. Au milieu du petit terrain grillagé, un gamin aux chaussures usées dribblait un ballon râpé avec une aisance qui trahissait les heures passées à s’entraîner. Ce gamin, c’était Wyll.
Il avait dix ans, une tignasse noire indomptable, et des yeux brillants comme deux flammes. Chaque matin, avant même que le petit-déjeuner ne soit servi à la maison, il descendait taper dans le ballon, seul ou avec les plus grands, peu importait. Ce ballon, c’était son cœur, son souffle, sa vie.
— Un jour, je jouerai au Vélodrome, lançait-il à ses copains, plein d’assurance.
— Ouais, et moi je serai président, riait Yacine, son voisin de palier.
Mais Wyll y croyait dur comme fer.
Son père, un ancien chauffeur de bus aujourd’hui à la retraite anticipée à cause d’un accident, ne voyait pas toujours ça d’un bon œil.
— Wyll, t’as vu tes notes en maths ? Tu crois que tu vas vivre de ballon ? Le football c’est pour les fils de riches ou les magiciens. Toi, t’es ni l’un ni l’autre.
Ces paroles résonnaient souvent dans sa tête, mais elles ne l’arrêtaient pas. Du moins pas encore.
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À l’école, il était moyen. Pas mauvais, mais jamais brillant. L’esprit ailleurs, toujours en train de dessiner des cages sur ses cahiers, de faire des passes invisibles avec ses pieds sous la table. Madame Fontaine, sa prof de français, l’adorait malgré tout.
— Tu as l’imagination d’un poète et la ténacité d’un athlète. Tu feras quelque chose de grand, Wyll, j’en suis sûre.
Il souriait poliment, mais au fond, il n’en doutait pas : il serait footballeur professionnel, ou rien.
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Les années passèrent. À 13 ans, il intégra un petit club de quartier. Ses débuts furent fulgurants. Il avait la vista, la vitesse, le sens du jeu. Certains parlaient même de détection à Marseille ou à Toulouse. Wyll y pensait tous les soirs en s’endormant.
Mais la réalité, elle, avait d’autres projets.
Un matin d’hiver, son père fit un malaise. Diagnostic : diabète sévère mal soigné, risques d’AVC, besoin d’attention constante. Sa mère, déjà employée de ménage, prit un second boulot. Wyll, fils aîné, se retrouva à devoir gérer ses deux petites sœurs, les repas, l’école, les devoirs. Le club, c’était fini.
Il n’eut pas besoin qu’on le lui dise.
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Les crampons prirent la poussière dans le placard.
Le ballon, lui, resta dans un coin de sa chambre, comme un vieux rêve qu’on n’ose pas enterrer.
Wyll se jeta à corps perdu dans les études. D’abord pour aider sa mère, ensuite… parce que c’était la seule voie qui restait. Il devint sérieux, discipliné, presque froid. Ceux qui l’avaient connu joueur le trouvaient changé.
— Tu souris plus, Wyll, lui disait parfois sa petite sœur Manel.
— Je suis fatigué, répondait-il. Et puis… faut bien que quelqu’un s’occupe de vous.
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Au lycée, il était parmi les premiers de sa classe. Les profs le prenaient en exemple. On lui parlait de prépa, de grandes écoles, de bourses d’excellence. Il disait oui, il hochait la tête. Mais certains soirs, quand il était seul, il reprenait le ballon. Il tapait doucement contre le mur. Une, deux, trois fois. Puis il pleurait.
Pas de rage. De nostalgie.
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Il avait 17 ans quand il reçut une invitation : une détection régionale pour jeunes de moins de 18 ans. L’un de ses anciens coachs avait parlé de lui. Son cœur battit fort. Le rêve n’était peut-être pas mort ?
Mais ce jour-là, son père fut hospitalisé. Urgence. Rein en panne. Dialyse.
Wyll ne partit pas.
Il déchira l’invitation et reprit son livre de biologie.
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Ce fut ce jour-là qu’il comprit. Il ne serait jamais footballeur. Mais il serait quelqu’un. Pour les siens. Pour sa mère, pour son père, pour lui aussi.
Il décida de devenir médecin. Peut-être pour sauver ceux que le sport n’a pas pu sauver.
Mais chaque matin, il continue de courir.
Pas après un ballon, après ses rêves.