Le silence enveloppait la jungle tandis qu'Aniaba s'éloignait du camp, ses pas feutrés s'enfonçant dans l'humus épais. La végétation dense formait une voûte protectrice au-dessus de sa tête, filtrant la lumière blafarde de la lune. Chaque bruissement, chaque craquement sous ses pieds lui rappelait qu'il n'était jamais seul dans ces bois ancestraux. Mais cette nuit, ce n'étaient pas les bêtes sauvages qu'il redoutait.
L'image d'Isabella hantait son esprit. Sa détresse, son récit empreint de rage et de douleur... Il sentait le poids d'une responsabilité nouvelle courber ses épaules. Ce qui l'avait poussé à agir n'était pas simplement l'idée qu'un noble espagnol, fils d'un amiral, puisse réduire des femmes en esclavage dans l'ombre d'une société décadente. Des individus de la sorte, il pouvait en croiser une dizaine en une seule journée. Celui-ci était simplement plus puissant que les autres.
Non, ce qui avait véritablement déclenché sa fureur, c'était l'étrange ressemblance d'Isabella avec sa vision. Un signe du destin, une convergence d'âmes brisées appelant à la vengeance. Quelle signification exacte cela avait-il? Il l'ignorait encore, mais son instinct le guidait avec certitude vers sa cible.
Il progressa méthodiquement, suivant les informations qu'Isabella lui avait fournies. La ville espagnole de Monte Cristi se dressait au nord, son port grouillant d'activité même en pleine nuit. Il contourna les routes principales et pénétra dans la périphérie de la cité, où les quartiers défavorisés abritaient une population de marins dépenaillés, de mercenaires édentés et de travailleurs journaliers aux mains calleuses.
Dans une ruelle obscure, appuyé contre le mur d'une bâtisse délabrée, il reprit son souffle. Calme. Maîtrisé. Chaque seconde était précieuse, chaque mouvement devait être calculé avec la précision d'un danseur mortel. Il reprit sa marche, ses pas feutrés se fondant dans le chaos de la ville nocturne comme l'eau s'écoule entre les rochers.
Près de la place du marché, un groupe d'hommes ivres discutaient bruyamment en espagnol. L'un d'eux, le dos appuyé contre un mur de pierre, vantait ses exploits avec une arrogance qui fit bouillir le sang d'Aniaba.
— El hijo del almirante... Il ne plaisante pas, ce diablo. Il choisit, il prend, et personne n'ose s'y opposer.
— Tu l'as vu récemment ? demanda un autre, les yeux vitreux d'alcool.
— Il était au fort aujourd'hui. Il surveillait les nouvelles captives. J'ai entendu dire qu'il préparait quelque chose de spécial pour elles... Un cadeau pour les officiers du port.
Ces paroles glacèrent le sang d'Aniaba. Ces hommes, ivres et inconscients, ignoraient la gravité de ce qu'ils évoquaient avec tant de légèreté. Lui comprenait parfaitement : un massacre se préparait.
Sans un bruit, il s'éloigna et reprit son infiltration vers le fort.
Le bâtiment, perché sur une hauteur surplombant la baie, n'était pas aussi imposant qu'une garnison militaire, mais restait solidement défendu. Des torches illuminaient ses remparts, révélant les silhouettes de sentinelles en patrouille. Des éclats de rire s'échappaient de l'intérieur, accompagnés par la lueur vacillante de chandelles à travers les meurtrières étroites.
Dissimulé dans les ombres, Aniaba observa l'entrée principale gardée par quatre soldats.
Trop risqué.
Il contourna le fort, longeant le flanc rocheux jusqu'à un endroit où le mur semblait moins haut. Repérant une saillie, il s'en servit pour grimper avec l'agilité d'un félin. Il atteignit le sommet sans un bruit et se laissa retomber dans une cour intérieure, absorbé par les ténèbres.
À l'intérieur régnait un silence oppressant, brisé seulement par des murmures étouffés provenant d'une salle voisine. Il avança prudemment, longeant les murs humides, jusqu'à une ouverture donnant sur une grande pièce faiblement éclairée.
Là, une dizaine de femmes étaient entassées sur le sol de pierre froide, certaines enchaînées, d'autres marquées par la violence. Leurs regards vides et leurs postures recroquevillées témoignaient de l'enfer qu'elles enduraient depuis des jours, peut-être des semaines.
Un garde bâillait à quelques mètres, son mousquet négligemment posé contre un tonneau.
Aniaba s'approcha avec la célérité du jaguar. Avant que l'homme ne réalise sa présence, il enfonça son coutelas dans sa gorge, étouffant tout cri. Il accompagna la chute du corps inerte et s'empara de son arme, l'examinant d'un œil expert.
Se tournant vers les captives, il murmura :
— Ne faites pas de bruit.
Certaines sursautèrent. Une jeune femme au visage tuméfié leva vers lui des yeux où la terreur se mêlait à une étincelle de curiosité.
— Qui es-tu ?
Il s'agenouilla à sa hauteur, son regard intense mais rassurant.
— Un ami. Je suis venu vous sortir de là.
L'espoir vacilla dans les yeux de la femme, mais elle n'osait y croire. L'une des plus jeunes s'accrocha à sa manche avec désespoir.
— Les gardes... Ils sont nombreux.
Un sourire sombre se dessina sur les lèvres d'Aniaba.
— Plus pour longtemps.
L'alarme déchira le silence du fort comme un cri dans la nuit. Aniaba, coutelas en main, fit face à une cinquantaine de soldats émergeant des baraquements en désordre, désorientés mais armés. En arrière, une vingtaine de marins aguerris, les gardes d'élite du fils de l'amiral Don Alejandro de Vargas, se mirent en formation, lames dégainées, prêts à défendre leur maître.
— ¡Mátame este negro estúpido! rugit un officier, son visage déformé par la colère.
Mais Aniaba n'attendit pas. Il bondit en avant, tranchant net la gorge d'un premier soldat avant d'enchaîner avec un mouvement fluide, ouvrant le ventre d'un autre. Le chaos s'empara du fort. Les tirs de mousquets retentirent, mais il était déjà ailleurs, glissant entre les ombres comme un esprit vengeur, frappant avec la précision implacable d'un prédateur ancestral.
Les gardes d'élite l'encerclèrent, coordonnant leurs attaques avec une discipline mortelle forgée par des années de combat. Mais Aniaba était plus rapide, plus fort, mu par une rage froide qui décuplait ses sens. Il se servit du cadavre d'un soldat comme bouclier humain, esquiva un coup de sabre avec une grâce insolente et planta sa lame dans l'œil d'un adversaire. D'un coup de poing foudroyant, il brisa la mâchoire d'un autre, envoyant des fragments d'os dans sa gorge.
Don Alejandro surgit enfin, sabre à la main, son regard brûlant de haine et d'incrédulité devant ce massacre.
— ¿Qué diablo eres, cabrón?! rugit-il, sa voix trahissant une peur primitive.
Il attaqua sans hésitation. Aniaba esquiva avec fluidité, pivota sur ses appuis et, d'un mouvement sec, enfonça son coutelas dans la poitrine de son ennemi. Alejandro recula, haletant, le sang coulant entre ses doigts tremblants.
Aniaba ne lui accorda aucune chance de rédemption. Il saisit sa tête d'une main ferme et, d'un geste brutal, lui trancha la gorge. Le sang jaillit en un arc écarlate sous la lumière des torches.
Le fort était désormais une tombe ensanglantée. Aniaba planta le cadavre d'Alejandro au centre de la cour, au-dessus d'une pyramide macabre formée des corps de ses soldats – un avertissement silencieux pour les autres oppresseurs. Le vent emporta les dernières lamentations des mourants, leur sang encore chaud formant des rivières sombres entre les pavés.
La guerre venait de changer de visage.
L'Assaut de Jean-Baptiste sur El Halcón
La même nuit, à quelques lieues de là, une autre ombre s'apprêtait à frapper.
La nuit étendait son manteau d'encre sur la crique isolée où El Halcón était ancré. Une brise légère portait l'odeur du sel et du bois humide jusqu'aux narines de Jean-Baptiste, tapi dans les ombres d'un bosquet surplombant la plage. Ses yeux perçants observaient les Espagnols vaquer à leurs tâches nocturnes, ignorant le destin qui s'apprêtait à fondre sur eux.
La discipline militaire régissait leur organisation : des sentinelles postées sur les passerelles, un officier donnant des ordres sur le pont, et un groupe d'hommes jouant aux dés près de la cale. Il compta méthodiquement les forces en présence.
Trois sentinelles mobiles, deux postes fixes aux lanternes allumées et une vingtaine de marins visibles sur le pont. Probablement une dizaine d'autres sous le pont, endormis ou occupés à diverses tâches. Trop nombreux pour un assaut frontal. Mais Jean-Baptiste n'était pas un bélier fracassant les portes : il était le courant silencieux qui érode la falaise, la lame qui trouve la faille dans l'armure.
Il tira une petite bourse de cuir de sa ceinture et en sortit l'une des inventions de Victor : une pochette de poix mêlée de poudre noire et de mitraille. Avec précision, il l'attacha à une flèche avant de bander son arc. Sa cible : le cordage principal d'une lanterne fixée à la rambarde tribord. D'un souffle contrôlé, il libéra la corde. La flèche fendit l'air nocturne et se ficha dans la lanterne, brisant le verre avant que le mélange explosif ne s'embrase. Une gerbe de flammes éclata soudainement, projetant des braises incandescentes sur le pont de bois sec.
L'effet fut immédiat. Un cri d'alerte déchira la nuit tandis que les marins se précipitaient pour éteindre le début d'incendie. C'était précisément le moment qu'il attendait.
D'un bond silencieux, il quitta son perchoir et s'élança vers le rivage, profitant du chaos pour atteindre l'arrière du navire sans être repéré. Il escalada la coque à l'aide d'une corde enduite de poix pour améliorer sa prise. Arrivé à hauteur d'un hublot donnant sur les quartiers des officiers, il sortit une fiole de gaz irritant et la projeta à l'intérieur avant de se fondre dans l'ombre.
Une toux rauque et des jurons étouffés s'élevèrent de la cabine. Deux soldats en émergèrent en trébuchant, les yeux rougis et larmoyants. Jean-Baptiste n'attendit pas qu'ils reprennent leurs esprits. Il surgit derrière eux, son coutelas luisant sous les reflets du feu naissant. Deux coups précis, deux gorges tranchées dans un même souffle. Il retint l'un des corps avant qu'il ne s'effondre bruyamment, puis fit disparaître l'autre dans les profondeurs marines.
Un cri d'alarme retentit plus loin sur le pont. Un marin l'avait aperçu. Sans hésitation, Jean-Baptiste dégaina une arbalète légère fixée à son dos et décocha un carreau qui vint se ficher dans la gorge de l'Espagnol. L'homme s'effondra en silence, emportant son secret dans la mort.
Le chaos commençait à s'installer, mais les ennemis restaient trop nombreux pour un affrontement direct. Jean-Baptiste tira un fumigène de sa ceinture et le lança sur le pont supérieur. Une brume opaque se répandit aussitôt, noyant la visibilité des Espagnols dans un voile blanchâtre. Il s'avança prudemment, traversant le nuage en se guidant aux cris désorientés des marins pris au piège.
Un groupe de soldats se rassemblait près du mât principal, tentant de s'organiser. Jean-Baptiste fit rouler deux autres poches de poix et de mitraille vers eux, puis se tapit contre un baril de rhum. Une seconde plus tard, deux explosions successives secouèrent le pont, projetant des éclats de bois et des fragments humains dans les airs. Les cris d'agonie furent étouffés par le rugissement des flammes qui s'élevaient vers le ciel étoilé.
C'est à ce moment précis que le reste de ses hommes passa à l'abordage.
Leur arrivée avait été parfaitement orchestrée. Dès que les premières explosions avaient semé la confusion, des grappins avaient été lancés sur les bastingages du navire. Des silhouettes silencieuses émergèrent de la mer noire, escaladant les cordages avec une fluidité létale. Les Espagnols, déjà désorientés par le feu et la fumée, furent submergés en quelques instants.
Jean-Baptiste ne combattait pas seul. Ses hommes frappaient avec une précision calculée, profitant du chaos qu'il avait méticuleusement orchestré. Chaque coup était méthodique, chaque mouvement planifié pour semer la mort. La panique gagnait les rangs ennemis alors que les assaillants surgissaient de l'ombre comme des spectres vengeurs.
L'officier espagnol responsable de la garde d'El Halcón surgit des quartiers arrière, épée au poing, tentant désespérément de rallier ses hommes. Ses marins, bien qu'endurcis par des années de navigation et de batailles, étaient submergés par une terreur primitive.
— ¡Reagrúpense, malditos! cria-t-il, cherchant à rétablir un semblant d'ordre dans ce chaos.
Jean-Baptiste sortit de l'ombre, son regard perçant transperçant l'Espagnol. Contrairement à Aniaba, il n'était pas un guerrier emporté par la rage, mais un stratège froid et implacable, calculant chaque mouvement comme un joueur d'échecs.
— Vous avez perdu. Déposez les armes, ou mourrez, lança-t-il d'une voix calme qui contrastait avec la violence environnante.
L'officier raffermit sa prise sur son arme, l'honneur lui interdisant d'abandonner son navire à des pirates. Jean-Baptiste soupira imperceptiblement. Il n'aimait pas le combat inutile, le gaspillage de vies. Mais il n'y avait plus de place pour les négociations dans cette nuit de sang.
D'un mouvement fluide, il dégaina son coutelas et s'élança vers son adversaire. L'Espagnol tenta une estocade, mais Jean-Baptiste pivota sur le côté avec l'aisance d'un danseur, évitant le coup avant d'asséner un violent crochet du gauche au visage de l'homme. Désorienté, ce dernier tenta un autre assaut désespéré, mais Jean-Baptiste était déjà passé derrière lui, aussi insaisissable que l'écume sur la vague. Il lui enfonça son coutelas entre les côtes avec précision, le retirant d'un coup sec.
L'officier tomba à genoux, le regard vide, comprenant dans ses derniers instants qu'il avait affronté non pas un simple pirate, mais quelque chose de bien plus dangereux.
Avec la majorité des soldats morts ou capturés, les derniers marins survivants baissèrent les armes en voyant l'ampleur du carnage. Jean-Baptiste s'avança vers le gouvernail et observa les derniers foyers d'incendie s'éteindre lentement, vaincus par l'eau de mer et les efforts de ses hommes.
Le navire était désormais entre ses mains.
D'un mouvement lent, presque rituel, il retira un chiffon de sa poche et essuya la lame de son coutelas, contemplant les reflets de la lune sur l'acier ensanglanté.
— El Halcón appartient aux libres, murmura-t-il aux vents marins.
La mer des Caraïbes avait une nouvelle force en son sein, une nouvelle colère. Et désormais, une nouvelle ombre la traversait, prête à s'abattre sur ceux qui croyaient pouvoir dominer ces eaux et ces terres impunément.