La Naissance de l’Ombre

Le soleil se levait à peine sur Eryndel, un petit village niché au cœur de la vallée de Luthen. Les montagnes environnantes formaient une barrière naturelle, isolant les habitants du reste du royaume. Ici, tout semblait figé dans le temps : les maisons aux toits de chaume, les champs dorés par les moissons, et les rituels ancestraux qui rythmaient la vie des villageois.

C'était un jour particulier. Les cloches du sanctuaire résonnaient dans l'air frais du matin, annonçant la cérémonie de l'Ombre. Tous les enfants ayant atteint leur dixième année allaient enfin recevoir leur Ombre personnelle, cette manifestation mystique qui reflétait leur âme et les accompagnait toute leur vie.

Lira était parmi eux. Petite fille frêle aux cheveux noirs comme l'ébène et aux yeux d'un gris perçant, elle se tenait à l'écart des autres enfants qui chahutaient joyeusement. Elle serrait dans ses mains une pierre polie qu'elle avait trouvée près du ruisseau – son porte-bonheur. Mais malgré ses efforts pour se rassurer, une étrange angoisse pesait sur son cœur.

Le sanctuaire était un lieu sacré, construit en pierre blanche et orné de fresques représentant les Ombres des anciens héros du royaume. Les villageois s'y rassemblèrent en silence, formant un cercle autour des enfants alignés devant l'autel.

Le prêtre, un vieil homme nommé Eldrin, s'avança lentement. Sa voix grave résonna dans la salle : « Aujourd'hui, vos âmes se révéleront. Vos Ombres seront vos guides, vos protectrices et vos reflets. Prenez soin d'elles comme vous prendriez soin de vous-mêmes. »

Un par un, les enfants furent appelés à s'avancer devant l'autel. Eldrin prononçait une incantation ancienne, et une Ombre apparaissait derrière chaque enfant. Certaines étaient grandes et imposantes, d'autres petites et vives. Chaque Ombre était unique, reflétant la personnalité ou le destin de son porteur.

Quand ce fut au tour de Lira, le silence devint encore plus pesant. Les murmures s'étaient tus ; même les oiseaux semblaient avoir cessé de chanter à l'extérieur.

Elle s'avança timidement sous le regard attentif des villageois. Eldrin posa ses mains sur ses épaules et récita l'incantation : « Par la lumière du Cœur d'Aether et par l'essence de ton âme… révèle-toi ! »

Un souffle glacé parcourut la salle. Une Ombre commença à se former derrière Lira… mais quelque chose n'allait pas.

Au lieu d'une silhouette claire et définie comme celles des autres enfants, l'Ombre de Lira apparut fragmentée. Des morceaux flottaient autour d'elle comme des éclats de verre brisé. Certains fragments étaient sombres comme la nuit ; d'autres scintillaient faiblement comme des étoiles mourantes.

Un murmure inquiet parcourut la foule.

« Qu'est-ce que cela signifie ? »

« Une Ombre brisée… c'est un mauvais présage ! »

Eldrin fronça les sourcils, visiblement troublé. Il tenta une seconde incantation pour stabiliser l'Ombre, mais rien ne changea. Lira regarda derrière elle avec des yeux remplis de peur et d'incompréhension.

« Pourquoi… ? Pourquoi est-elle différente ? » murmura-t-elle.

Le prêtre recula légèrement avant de déclarer d'une voix tremblante : « Ce phénomène est rare… très rare. Une Ombre éclatée est le signe d'un destin hors du commun – mais aussi d'un grand danger. »

Les murmures se transformèrent en cris alarmés parmi les villageois.

Après la cérémonie, Lira sentit que quelque chose avait changé dans le regard des autres habitants. Les enfants qui jouaient avec elle auparavant évitaient désormais son regard ; certains adultes murmuraient sur son passage.

Sa mère, une femme douce mais discrète nommée Alenna, tenta de la réconforter ce soir-là dans leur modeste maison : « Tu es spéciale, Lira… Ton Ombre ne te rend pas moins précieuse que les autres. Peut-être même qu'elle t'offre une force que personne ne peut comprendre pour l'instant. »

Mais ces mots ne suffirent pas à apaiser le cœur de Lira. Elle entendit son père discuter avec un voisin à voix basse : « Une malédiction… c'est ce que c'est ! Elle va attirer le malheur sur nous tous ! »

Les jours suivants furent encore plus difficiles pour Lira. Les autres enfants la surnommèrent « Lira la Brisée ». On lui refusait souvent l'entrée aux jeux ou aux activités collectives sous prétexte qu'elle portait malheur.

Quelques mois après la cérémonie, un événement marqua définitivement le rejet de Lira par le village.

Lors d'une nuit orageuse, une bête sauvage – un warg noir venu des montagnes – attaqua Eryndel. Les villageois s'organisèrent pour repousser la créature, mais elle causa des ravages avant d'être abattue.

Au matin, alors que tout le monde pleurait les pertes subies (des récoltes détruites et quelques blessés graves), certains commencèrent à accuser Lira :

« C'est sa faute ! Depuis qu'elle a reçu cette Ombre maudite, rien ne va plus ! »

Malgré les protestations d'Alenna et de quelques rares alliés comme le vieux forgeron Tharic, Lira fut mise au ban du village.

Ce soir-là, seule dans sa chambre froide et sombre, Lira observa sa propre Ombre éclatée danser faiblement sur le mur à la lumière vacillante d'une bougie. Elle murmura doucement : « Pourquoi suis-je différente ? Qu'ai-je fait pour mériter cela ? »

Mais aucune réponse ne vint.

Alors qu'elle fermait les yeux pour tenter de dormir malgré ses sanglots silencieux, elle eut une vision étrange : un lieu inconnu baigné d'une lumière dorée… et une voix douce qui chuchotait : « Viens me trouver…

»

Ce fut la première fois que Lira sentit que son destin allait bien au-delà des frontières étriquées d'Eryndel.

Ce fut la première fois que Lira sentit que son destin allait bien au-delà des frontières étriquées d'Eryndel.

Elle se redressa brusquement dans son lit, le souffle court. La vision était si claire, si vive, qu'elle avait l'impression d'avoir réellement été transportée ailleurs. La lumière dorée qui baignait cet endroit inconnu semblait encore vibrer dans son esprit, et la voix douce résonnait comme un écho lointain. Elle scruta l'obscurité de sa chambre, mais tout était silencieux. Sa bougie s'était consumée, ne laissant qu'un filet de fumée flottant dans l'air.

« Viens me trouver… » répéta-t-elle à voix basse, comme pour s'assurer qu'elle n'avait pas rêvé ces mots.

Mais où devait-elle aller ? Et pourquoi cette voix lui parlait-elle ? Elle ferma les yeux pour tenter de retrouver cette vision, mais rien ne vint. Seule l'image fugace de fragments d'Ombre dansaient encore dans son esprit, comme des éclats d'un miroir brisé.

Le lendemain matin, Lira se leva avec une étrange détermination. Quelque chose en elle avait changé. Elle ne savait pas encore ce que cela signifiait, mais elle sentait que cette voix était importante. Peut-être qu'elle détenait les réponses qu'elle cherchait depuis la cérémonie. Peut-être qu'elle pouvait enfin comprendre pourquoi son Ombre était différente.

En sortant de sa maison, elle sentit immédiatement les regards des villageois peser sur elle. Certains détournaient les yeux lorsqu'elle passait ; d'autres murmuraient à voix basse. Une femme tira son enfant par le bras pour l'éloigner d'elle, comme si Lira portait une maladie contagieuse.

Elle serra les poings et baissa la tête pour éviter leurs regards. Elle avait appris à ignorer ces comportements depuis des mois, mais aujourd'hui, cela semblait plus difficile que d'habitude. Peut-être parce qu'au fond d'elle-même, elle savait qu'elle ne pourrait pas rester ici éternellement.

Alors qu'elle traversait la place centrale du village, elle aperçut Tharic, le vieux forgeron. Il travaillait devant sa forge, martelant une lame rougeoyante sur son enclume. Lorsqu'il leva les yeux et croisa son regard, il lui adressa un sourire chaleureux – un rare moment de réconfort dans ce monde hostile.

« Lira ! » appela-t-il en posant son marteau. « Approche donc ! »

Elle hésita un instant avant de s'avancer vers lui. Tharic était l'un des rares villageois à ne pas la traiter comme une paria depuis la cérémonie. Il avait toujours été gentil avec elle, même avant que son Ombre n'apparaisse.

« Tu sembles préoccupée ce matin », dit-il en essuyant ses mains sur son tablier de cuir. « Tout va bien ? »

Lira haussa les épaules. Elle hésita à lui parler de sa vision – après tout, il pourrait penser qu'elle devenait folle – mais quelque chose dans le regard bienveillant du forgeron lui donna le courage de se confier.

« J'ai… j'ai eu une sorte de rêve », murmura-t-elle en jouant nerveusement avec la pierre polie qu'elle gardait toujours sur elle. « Une voix m'a parlé… Elle m'a dit de venir la trouver. »

Tharic fronça légèrement les sourcils mais ne sembla pas surpris ou incrédule. Au contraire, il hocha lentement la tête comme s'il comprenait quelque chose qu'elle ignorait.

« Une voix, dis-tu ? » demanda-t-il doucement. « Et tu as vu quelque chose ? »

Lira hocha la tête. « Un endroit… baigné de lumière dorée. C'était magnifique… mais je ne sais pas où c'est. »

Le forgeron resta silencieux un moment, fixant un point invisible devant lui comme s'il réfléchissait intensément. Puis il se pencha légèrement vers elle et baissa la voix.

« Écoute-moi bien, Lira », dit-il avec gravité. « Il y a des choses dans ce monde que peu de gens comprennent… des forces anciennes qui dépassent notre compréhension. Si cette voix t'appelle vraiment… alors peut-être que ton destin est plus grand que ce que nous pouvons imaginer ici à Eryndel. »

Elle le regarda avec surprise. C'était la première fois que quelqu'un parlait de son destin sans crainte ou mépris.

« Mais… comment puis-je savoir où aller ? » demanda-t-elle.

Tharic posa une main rassurante sur son épaule et sourit légèrement. « Parfois, ce n'est pas une question de savoir où aller… mais simplement d'écouter ton instinct et de faire le premier pas. »

Ces mots résonnèrent profondément en Lira. Peut-être avait-il raison : peut-être devait-elle simplement partir et voir où cette quête la mènerait.

Elle passa le reste de la journée à réfléchir à ce que Tharic lui avait dit. Plus elle y pensait, plus elle sentait que rester à Eryndel n'était plus une option pour elle. Les regards méprisants des villageois devenaient insupportables ; leur rejet constant pesait sur son âme comme un fardeau trop lourd à porter.

Cette nuit-là, alors que tout le village dormait sous un ciel étoilé, Lira prit sa décision.

Elle rassembla quelques affaires dans un sac : un morceau de pain rassis enveloppé dans un tissu, une gourde remplie d'eau fraîche du puits, et sa pierre polie qu'elle serra contre son cœur avant de la glisser dans sa poche.

Avant de quitter sa maison pour ce qui pourrait être la dernière fois, elle s'arrêta devant le lit où dormait sa mère Alenna. Pendant un instant, elle hésita à partir sans rien dire – mais elle savait que si elle réveillait sa mère maintenant, celle-ci tenterait sûrement de l'arrêter.

« Je suis désolée », murmura-t-elle doucement en déposant un baiser sur le front d'Alenna endormie. « Mais je dois trouver ma place dans ce monde… même si cela signifie partir loin d'ici. »

Elle sortit silencieusement par la porte arrière et se dirigea vers les collines qui bordaient le village au nord-est. Le vent frais caressait son visage tandis qu'elle marchait sous les étoiles scintillantes.

Pour la première fois depuis longtemps, Lira sentit une lueur d'espoir naître en elle – une petite étincelle qui grandissait à chaque pas qu'elle faisait loin d'Eryndel.

Alors qu'elle gravissait une colline escarpée et atteignit son sommet, elle s'arrêta pour regarder en arrière une dernière fois. Le village était plongé dans l'obscurité paisible de la nuit ; seules quelques lumières vacillantes brillaient encore dans les maisons endormies.

Lira inspira profondément et tourna les talons sans se retourner à nouveau.

Devant elle s'étendait l'inconnu – un vaste monde rempli de mystères et de dangers… mais aussi peut-être des réponses qu'elle cherchait désespérément depuis si longtemps.

Et ainsi commença le voyage qui allait changer non seulement sa vie… mais peut-être aussi celle du royaume tout entier.