Les murmures de l’ombre

Lira avançait dans l'obscurité, ses pas foulant l'herbe humide des collines qui encerclaient Eryndel. Le silence nocturne n'était brisé que par le souffle du vent et le bruissement occasionnel des feuilles. Elle avait quitté le village sans se retourner, mais à chaque pas, un poids semblait s'alourdir sur ses épaules. Était-elle folle de partir ainsi ? Et si cette voix n'était qu'un rêve ? Mais au fond d'elle, quelque chose la poussait à continuer. Elle ne pouvait expliquer cette certitude, mais elle savait qu'elle devait avancer.

La lumière de la lune éclairait faiblement son chemin, projetant une Ombre vacillante derrière elle. Pourtant, ce n'était pas une Ombre ordinaire. Les fragments qui flottaient autour d'elle semblaient danser dans un mouvement chaotique, comme s'ils avaient leur propre volonté. Parfois, ils scintillaient faiblement, attirant son regard.

« Pourquoi êtes-vous comme ça ? » murmura-t-elle en s'arrêtant pour observer les fragments. « Pourquoi moi ? »

Les morceaux d'Ombre ne répondirent pas, bien sûr. Mais alors qu'elle tendait la main vers eux, elle sentit un frisson parcourir son bras, comme si quelque chose essayait de communiquer avec elle. Une sensation étrange naquit dans sa poitrine : un mélange d'espoir et de peur.

Elle reprit sa marche, descendant lentement la colline pour atteindre la forêt qui s'étendait au-delà. Les arbres formaient une masse sombre et imposante devant elle, leurs branches noueuses semblant s'étirer vers le ciel comme des griffes. C'était la Forêt de Sombrebois, un lieu que les villageois évitaient à tout prix. On racontait qu'elle était hantée par des esprits anciens et que ceux qui s'y aventuraient ne revenaient jamais.

Lira hésita devant l'orée des arbres. Le souvenir des histoires effrayantes qu'on lui avait racontées lorsqu'elle était enfant refit surface. Mais elle n'avait pas le choix : la voix qu'elle avait entendue semblait l'appeler dans cette direction.

Elle inspira profondément et franchit la première rangée d'arbres.

La forêt était encore plus oppressante qu'elle ne l'avait imaginé. L'air y était lourd et humide, chargé d'une odeur de terre mouillée et de végétation en décomposition. Les bruits nocturnes étaient amplifiés ici : le craquement des branches sous ses pieds résonnait comme un coup de tonnerre, et chaque bruissement dans les buissons lui faisait sursauter.

Alors qu'elle avançait prudemment entre les arbres, une sensation étrange commença à l'envahir. C'était comme si quelque chose – ou quelqu'un – l'observait. Elle s'arrêta net et scruta les ombres autour d'elle.

« Il y a quelqu'un ? » demanda-t-elle à voix haute, sa voix tremblant légèrement.

Aucune réponse ne vint. Mais elle ne pouvait se débarrasser de cette impression d'être suivie.

Elle accéléra le pas, son cœur battant plus fort à chaque instant. Les branches semblaient se refermer autour d'elle, rendant son avancée plus difficile. Elle trébucha sur une racine et faillit tomber, mais se rattrapa de justesse en s'agrippant à un tronc rugueux.

C'est alors qu'elle entendit un bruit derrière elle : un craquement distinct, comme si quelqu'un marchait sur une branche morte.

Lira se retourna brusquement, son souffle court.

« Qui est là ? » cria-t-elle cette fois-ci.

Le silence lui répondit à nouveau… mais pas tout à fait. Un murmure faible semblait flotter dans l'air, presque imperceptible. Elle plissa les yeux pour essayer de voir à travers l'obscurité oppressante.

Et puis elle le vit.

Une silhouette se tenait entre les arbres à quelques mètres d'elle. C'était une Ombre – mais pas comme celles qu'elle connaissait. Cette Ombre était immense et informe, ses contours ondulant comme une flamme noire. Elle semblait flotter légèrement au-dessus du sol, ses mouvements fluides et silencieux.

Lira recula instinctivement, son cœur battant la chamade.

« Qu'est-ce que… tu es ? » murmura-t-elle.

L'Ombre ne répondit pas par des mots – mais elle bougea soudainement vers elle avec une rapidité terrifiante. Lira poussa un cri et trébucha en arrière, tombant lourdement sur le sol humide. La créature s'arrêta juste devant elle, ses contours tourbillonnants formant presque un visage indistinct.

Une voix résonna alors dans sa tête – grave et profonde, comme si elle venait des entrailles mêmes de la terre :

« Tu portes en toi ce qui a été brisé… Ce qui ne devrait pas exister… »

Lira sentit une vague de froid envahir son corps entier. Elle tenta de parler, mais aucun mot ne sortit de sa bouche.

« Tu cherches des réponses… Mais es-tu prête à affronter ce que tu découvriras ? »

Avant qu'elle ne puisse répondre ou même comprendre ce qui se passait, l'Ombre disparut aussi soudainement qu'elle était apparue – se dissipant dans l'air comme une fumée noire emportée par le vent.

Lira resta immobile pendant plusieurs minutes, tremblante et incapable de bouger. Son esprit était en proie au chaos : que signifiaient ces paroles ? Et pourquoi cette créature semblait-elle liée à son Ombre éclatée ?

Finalement, elle se releva avec difficulté et reprit sa marche en titubant légèrement. Chaque bruit autour d'elle semblait maintenant amplifié par sa peur grandissante.

Après ce qui lui parut être des heures d'errance dans la forêt sombre et oppressante, Lira finit par apercevoir une lumière au loin – faible mais constante. Elle sentit un élan d'espoir naître en elle et accéléra le pas malgré sa fatigue.

Lorsqu'elle atteignit enfin la source de la lumière, elle découvrit une petite clairière où se dressait une cabane en bois délabrée. Une lanterne suspendue près de la porte éclairait faiblement les environs.

Elle hésita devant la cabane. Quelque chose dans cet endroit lui semblait étrangement familier – comme si elle avait déjà vu cet endroit auparavant… peut-être dans sa vision ?

Prenant son courage à deux mains, elle frappa doucement à la porte en bois usé.

Au bout de quelques secondes qui lui semblèrent interminables, la porte s'ouvrit lentement avec un grincement sinistre.

Un vieil homme apparut dans l'encadrement – grand et maigre avec une longue barbe blanche et des yeux perçants qui semblaient voir au-delà du visible.

Il observa Lira en silence pendant un moment avant de parler d'une voix rauque :

« Alors… c'est toi.

Lira resta figée sur le seuil de la porte, incapable de répondre. Les mots du vieil homme résonnaient dans l'air comme une sentence. Comment pouvait-il savoir qui elle était ? Elle n'avait jamais vu cet homme auparavant, et pourtant, il semblait la reconnaître. Ses yeux perçants, d'un gris presque argenté, semblaient sonder son âme.

« Vous… vous me connaissez ? » balbutia-t-elle enfin, sa voix tremblante.

Le vieil homme esquissa un sourire énigmatique et ouvrit la porte en grand. « Entre », dit-il simplement.

Lira hésita. Tout en elle lui criait de fuir cet endroit étrange, mais quelque chose dans la voix de cet homme – une autorité calme et inébranlable – la poussait à obéir. Elle franchit lentement le seuil de la cabane.

L'intérieur était sombre et encombré d'objets étranges : des bocaux remplis de liquides colorés, des livres aux couvertures usées empilés sur des étagères bancales, et une carte du royaume accrochée au mur, marquée de symboles qu'elle ne reconnaissait pas. Une odeur d'herbes séchées flottait dans l'air, mêlée à celle de la cire fondue.

Le vieil homme referma la porte derrière elle et s'assit à une table ronde au centre de la pièce. Il lui fit signe de s'asseoir en face de lui.

« Tu as beaucoup de questions », dit-il en croisant les mains devant lui. « Et je suppose que tu es venue ici pour trouver des réponses. »

Lira s'assit prudemment sur le tabouret qu'il lui indiquait. « Oui… mais je ne sais même pas par où commencer », avoua-t-elle.

Le vieil homme hocha lentement la tête. « Alors commençons par ce que tu sais déjà. Ton Ombre est différente des autres, n'est-ce pas ? »

Elle acquiesça, surprise qu'il connaisse ce détail si intime d'elle-même.

« Elle est… brisée », murmura-t-elle. « Depuis la cérémonie, tout le monde me regarde comme si j'étais une erreur… ou pire, une menace. »

Le vieil homme l'observa attentivement pendant qu'elle parlait, comme s'il pesait chaque mot qu'elle prononçait.

« Ce que les autres voient comme une malédiction », dit-il finalement, « pourrait bien être un don que tu n'as pas encore appris à comprendre. »

Lira fronça les sourcils. Un don ? Comment cela pouvait-il être possible ? Tout ce qu'elle avait connu jusqu'à présent n'était que rejet et solitude.

« Mais pourquoi moi ? » demanda-t-elle avec un mélange de colère et de désespoir dans la voix. « Pourquoi mon Ombre est-elle comme ça ? »

Le vieil homme se leva lentement et se dirigea vers une étagère où il prit un livre épais recouvert de poussière. Il le posa sur la table devant elle et l'ouvrit à une page marquée par un ruban rouge.

Sur cette page était dessinée une figure humaine entourée d'une Ombre éclatée en fragments – exactement comme celle de Lira.

« Cela s'est déjà produit », expliqua-t-il en pointant l'illustration du doigt. « Il y a longtemps, très longtemps… Une autre personne est née avec une Ombre éclatée comme la tienne. On raconte qu'elle portait en elle un pouvoir immense – un pouvoir capable soit de sauver le monde… soit de le détruire. »

Lira sentit un frisson parcourir son échine. Elle fixa l'image dans le livre, incapable de détourner les yeux.

« Et qu'est-il arrivé à cette personne ? » demanda-t-elle d'une voix presque inaudible.

Le vieil homme referma le livre avec un bruit sourd. « Personne ne le sait », répondit-il gravement. « Son histoire a été effacée des archives officielles du royaume… mais certaines légendes disent qu'elle a disparu après avoir tenté de rassembler les fragments de son Ombre. »

Lira sentit son cœur s'accélérer. Rassembler les fragments ? Était-ce cela qu'elle devait faire ?

Comme s'il lisait dans ses pensées, le vieil homme ajouta : « Si tu veux comprendre ton destin, tu devras suivre le même chemin qu'elle… mais sache que ce ne sera pas sans danger. Chaque fragment est lié à une épreuve – une confrontation avec tes peurs les plus profondes ou avec des forces qui dépassent ton imagination. »

Elle serra les poings sous la table pour cacher le tremblement de ses mains. Tout cela semblait si irréel… mais au fond d'elle, elle savait que c'était vrai.

« Où dois-je commencer ? » demanda-t-elle finalement.

Le vieil homme sourit légèrement, comme s'il attendait cette question depuis longtemps.

« Le premier fragment se trouve dans les Ruines d'Aelthar », dit-il en désignant un point sur la carte accrochée au mur derrière lui. « C'est un endroit ancien et dangereux… mais si tu veux comprendre qui tu es vraiment, c'est là que tu dois aller en premier. »

Lira se leva lentement, son regard fixé sur la carte.

« Merci », dit-elle simplement avant de se diriger vers la porte.

Mais alors qu'elle posait la main sur la poignée, le vieil homme ajouta : « Une dernière chose… Méfie-toi des Ombres qui te suivent dans l'obscurité. Elles ne sont pas toutes amicales – certaines cherchent à te détruire avant même que tu ne comprennes ton véritable pouvoir. »

Ces mots résonnèrent dans son esprit alors qu'elle quittait la cabane pour replonger dans l'obscurité oppressante de la forêt.

Lira quitta la cabane, mais les paroles du vieil homme résonnaient encore dans son esprit. « Méfie-toi des Ombres qui te suivent dans l'obscurité. » Elle ne comprenait pas tout ce qu'il avait dit, mais une chose était claire : elle n'était pas seule. Ces Ombres qu'elle avait vues dans la forêt, ces murmures qu'elle avait entendus… tout cela prenait un sens nouveau et inquiétant.

Elle marcha lentement jusqu'à la lisière de la clairière, jetant un dernier regard en arrière vers la cabane. La lanterne suspendue près de la porte vacillait faiblement, projetant des ombres dansantes sur les murs en bois. Le vieil homme se tenait toujours à l'intérieur, visible à travers la fenêtre sale. Il semblait plongé dans ses pensées, comme s'il portait un fardeau invisible. Lira se demanda brièvement qui il était réellement et pourquoi il semblait en savoir autant sur elle.

Mais elle n'avait pas le temps de réfléchir davantage. La forêt s'étendait devant elle comme une mer d'obscurité, et elle devait avancer. Elle serra son sac contre elle et inspira profondément avant de se remettre en marche.

Le silence de la forêt était presque oppressant maintenant. Chaque craquement de branche sous ses pieds semblait résonner comme un coup de tonnerre. Les arbres autour d'elle paraissaient plus grands, leurs branches noueuses formant des silhouettes menaçantes dans l'obscurité. Elle sentait à nouveau cette sensation étrange – comme si quelque chose l'observait.

Elle tenta de se rassurer en se parlant à voix basse. « Ce n'est rien… juste mon imagination », murmura-t-elle. Mais même sa propre voix semblait étrangère dans cette atmosphère pesante.

Alors qu'elle avançait prudemment, un bruit soudain attira son attention. C'était un murmure faible, presque imperceptible, mais il semblait venir de toutes les directions à la fois. Elle s'arrêta net et tendit l'oreille.

« … Lira… »

Elle sentit son cœur s'arrêter un instant. Ce n'était pas possible. Elle avait clairement entendu son nom, chuchoté dans l'air comme une brise glacée.

« Qui est là ? » demanda-t-elle d'une voix tremblante.

Aucune réponse ne vint, mais le murmure continua, se transformant en une sorte de chant monotone et sinistre. Les mots étaient indistincts, mais ils semblaient porter une mélodie étrange qui lui donnait des frissons.

Elle tourna sur elle-même, scrutant les ombres autour d'elle. Rien ne bougeait… et pourtant, elle sentait une présence tout près. Son regard tomba sur sa propre Ombre éclatée qui flottait derrière elle. Les fragments semblaient agités maintenant, scintillant faiblement comme s'ils réagissaient au chant mystérieux.

« Est-ce que c'est toi ? » demanda-t-elle à son Ombre.

Les fragments continuèrent à scintiller, mais ils ne répondirent pas. Pourtant, Lira sentit une connexion étrange avec eux – comme si quelque chose essayait de lui transmettre un message qu'elle ne pouvait pas encore comprendre.

Le murmure s'intensifia soudainement, devenant plus fort et plus pressant. Elle porta ses mains à ses oreilles pour tenter de bloquer le bruit, mais cela ne servit à rien : le chant résonnait directement dans sa tête.

Et puis tout s'arrêta.

Le silence retomba brusquement sur la forêt, si total qu'elle pouvait entendre son propre souffle haletant et les battements rapides de son cœur. Elle resta immobile pendant plusieurs minutes, attendant que quelque chose – ou quelqu'un – apparaisse… mais rien ne vint.

Finalement, elle reprit sa marche, mais cette fois-ci avec une vigilance accrue. Chaque ombre semblait cacher une menace potentielle ; chaque bruit faisait bondir son cœur dans sa poitrine.

Elle atteignit enfin une petite clairière où coulait un ruisseau argenté sous la lumière de la lune. L'eau scintillait doucement, offrant un contraste apaisant avec l'obscurité oppressante de la forêt. Lira s'agenouilla au bord du ruisseau pour boire quelques gorgées d'eau fraîche et laver son visage couvert de sueur froide.

Alors qu'elle se redressait, elle aperçut quelque chose d'étrange sur l'autre rive du ruisseau : une pierre noire incrustée dans le sol. Elle était parfaitement ronde et semblait émettre une faible lueur bleutée.

Intriguée, Lira traversa le ruisseau en sautant sur les pierres plates qui émergeaient de l'eau. Lorsqu'elle atteignit la pierre noire, elle tendit prudemment la main pour la toucher.

Au moment où ses doigts effleurèrent la surface froide et lisse de la pierre, une vague d'énergie parcourut tout son corps. Une vision éclata soudainement dans son esprit : des fragments d'Ombre tourbillonnant autour d'un immense vortex lumineux ; des silhouettes indistinctes avançant vers elle ; et au centre de tout cela, un trône noir entouré d'une lumière dorée aveuglante.

Lira recula brusquement en haletant. La vision disparut aussi vite qu'elle était venue, mais elle lui avait laissé une impression indélébile – comme si elle avait entrevu quelque chose d'immense et terrifiant.

Elle regarda à nouveau la pierre noire devant elle. Était-ce un signe ? Une indication du chemin qu'elle devait suivre ?

« Tu es plus proche que tu ne le crois », murmura une voix douce derrière elle.

Lira se retourna vivement mais ne vit personne. La clairière était vide… ou presque. Une Ombre familière flottait non loin d'elle – celle qu'elle avait vue plus tôt dans la forêt.

Cette fois-ci, cependant, l'Ombre ne bougea pas pour l'attaquer ou lui parler directement. Elle resta immobile pendant quelques instants avant de disparaître dans l'obscurité environnante.

Lira sentit un mélange d'excitation et d'appréhension monter en elle. Quelque chose lui disait que cette rencontre n'était que le début – que des forces bien plus grandes étaient à l'œuvre autour d'elle.

Elle reprit sa route avec une détermination renouvelée, serrant contre elle le souvenir de cette vision étrange et les mots du vieil homme : « Rassembler les fragments ne sera pas sans danger… »