Je quitte le bureau de Victor à la hâte, non sans lui adresser un mot en passant :
« Garde la prime comme paiement. »
Je lâche cette phrase en franchissant la porte et lui lance :
« Où est Brenda ? »
Avant qu'il n'ait le temps de répondre, je me retrouve dans les rues de la ville, me mêlant à la foule.
D'un coup d'œil, je vois des gens se diriger vers la mairie, tandis que de petits groupes se rassemblent autour des projecteurs disséminés dans toute la ville.
Dès que j'arrive sur la place centrale, une pression s'abat sur moi, comme si mon cœur cherchait à s'arracher de ma poitrine. J'ai beau me répéter que tout cela se passe dans ma tête, mon corps refuse de m'écouter. Allons, Sirius, depuis quand la perspective de ta propre mort t'effraie-t-elle ?
Ce que je ressens, c'est la présence de quelqu'un de plus haut placé que moi, un prédateur au sommet de la chaîne alimentaire.
Fort heureusement, mon monologue intérieur finit par me calmer.
Après avoir repris mes esprits — même si cela n'a duré que quelques secondes —, je suis étonné de constater que la foule continue d'agir comme si de rien n'était. Est-ce que j'étais le seul à avoir ressenti cette aura ? Avant que cette idée ne s'installe dans mon esprit, je remarque qu'une minorité présente une réaction similaire, sûrement ceux qui, comme moi, côtoient la mort au quotidien.
Un coup d'œil devant moi me suffit pour identifier l'origine de cette présence oppressante.
Mon instinct hurle que je dois me faire discret. Un regard de travers, un faux mouvement, et il pourrait m'abattre sans même lever le petit doigt.
Je me fonds dans la foule, évitant de croiser les regards. Pour ça, je n'ai qu'à vider mes pensées et fixer les reflets de leurs silhouettes dans les yeux du public, une vieille technique apprise lors de mes nombreuses filatures pour le compte de Victor.
C'est un homme imposant, la quarantaine, une barbe de quelques jours, vêtu d'un uniforme blanc. À en juger par les six autres hommes qui l'accompagnent, il s'agit d'inquisiteurs. La seule différence entre lui et son escouade ? Le nombre d'étoiles sur leurs épaules : deux pour lui, une pour les autres.
J'en déduis qu'il s'agit d'une unité composée d'un Intermédiaire et de six Initié.
Le grand homme, celui dont l'aura écrase la place, hurle soudain à la foule :
— Citoyens d'Astoria, je suis le capitaine Grégoire, inquisiteur de deuxième rang.
À cette annonce, un frisson parcourt l'assemblée. Il est rare de voir des inquisiteurs dans une ville aussi reculée qu'Astoria, encore moins un de deuxième rang.
— Il y a mille ans, avec l'arrivée de l'éther, le monde de nos aïeux a pris fin. Car même si l'éther nous a offert de grands pouvoirs...
Il marque un silence, captant l'attention du public, avant de manifester une lance de foudre. D'un mouvement fluide, il la projette vers le ciel, déclenchant une explosion assourdissante. Un fracas si violent que, s'il avait visé la foule, personne n'aurait survécu dans un rayon d'un kilomètre.
Profitant de la stupeur générale, il poursuit :
— Ce même éther a donné naissance aux Calamités, des monstres comparables à des catastrophes naturelles qui ont ravagé notre monde.
Une pause.
— J'étais comme vous. J'ignorais le sang versé par les Exécuteurs pour nous épargner le chaos… jusqu'à ce que je rejoigne l'Ordre pour poursuivre le flambeau de ceux qui m'ont précédé.
Son discours est calibré, efficace. Il sait exactement comment faire monter la tension.
— Hélas, ce temps d'insouciance est révolu. Les Calamités gagnent du terrain chaque jour. Elles sont aux portes des terres que nos ancêtres ont reconquises au prix de rivières de sang et de larmes.
Difficile de nier son talent pour la propagande. La foule bout d'enthousiasme. Des voix s'élèvent, des volontaires s'engagent déjà sans mesurer l'ampleur du sacrifice exigé.
— C'est pourquoi je reviens de la capitale avec un décret de Sa Majesté l'Empereur. Citoyens d'Astoria, vous êtes appelés à prendre les armes contre les fléaux de l'humanité.
À la mention de l'Empereur, la ferveur monte d'un cran. L'homme est une légende, un dieu vivant aux yeux du peuple. Le diffamer ? Oubliez le procès, votre propre famille vous lapiderait sur-le-champ.
— Mais sachez que de grands pouvoirs exigent de grands sacrifices.
Un mouvement dans la foule. Dix personnes cagoulées et ligotées sont traînées jusqu'aux poteaux d'exécution.
— Ces individus sont des traîtres à l'Empereur. Ils ont tenté de semer le trouble et de s'échapper clandestinement.
Les Exécuteurs retirent les cagoules. Un choc traverse la place : le maire, des responsables influents… tous ceux qui avaient les moyens de s'informer et assez de jugeote pour comprendre l'arnaque derrière ce recrutement de masse.
— Ces lâches serviront d'exemple. Il n'y aura ni droit, ni procès.
La carotte, puis le bâton. Dès le départ, il n'a jamais été question de choix. Toute cette mascarade n'a qu'un but : galvaniser la foule, transformer la peur en ferveur aveugle. Ce qu'ils ignorent, c'est que seulement 30 % d'entre eux survivront à l'éveil, et encore, pas indemnes. Le reste ? Une mort lente et douloureuse.
Un lavage de cerveau parfait.
Dès que la première voix hurle traître !, la vague suit. Une vraie chasse aux sorcières.
Sincèrement, je ne sais pas si j'aurais pu faire mieux. Peut-être que j'aurais glissé quelques taupes dans la foule pour révéler des preuves accablantes et intensifier le feu. Donner l'illusion d'un jugement divin.
Je n'ai pas le temps de finir ma réflexion.
Mes poings se serrent, mon sang se glace.
Un Exécuteur retire une cagoule, et je la reconnais.
Brenda.
Voilà donc où elle était. Elle a sûrement tenté de fuir après avoir appris la nouvelle.
Dois-je agir ?
Non. Je ne dois pas laisser mes émotions me pousser à la bêtise. Même le plus faible de ces Exécuteurs suffirait à me neutraliser. Sans un pouvoir unique comme le leur, je n'ai aucune chance.
Je reprends mon souffle, j'essaie de me calmer, de peser le pour et le contre…
Puis je l'aperçois.
Une silhouette glissant dans l'ombre des bâtiments, discrète mais déterminée.
Lucy.
Elle se dirige vers les poteaux d'exécution.
Que compte-t-elle faire ?
Ne me dites pas que…
Merde.