Une beauté fatale

La grande place d'Astoria était suffisamment vaste pour accueillir plus d'un millier de personnes. Les poteaux d'exécution avaient été érigés devant l'hôtel de ville, sur une estrade improvisée. D'ordinaire, ce lieu servait de centre administratif, la majorité des bâtiments appartenant à des entreprises ou des organismes municipaux. Il n'était guère réputé pour son animation.

Cependant, ce jour-là, l'atmosphère habituelle, marquée par les allées et venues de fonctionnaires pressés, avait cédé la place à une foule bigarrée, composée de personnes de tous horizons sociaux, attirées pour la plupart par le chant des sirènes. Le spectacle qui se déroulait était diffusé par des projecteurs dans tous les lieux de rassemblement de la ville. Dans chaque quartier, la foule hurlait son indignation, réclamant la mort des traîtres à l'empereur.

Alors que la cacophonie atteignait son paroxysme et que les bourreaux s'apprêtaient à abattre les condamnés, une jeune femme aux traits délicats, le visage encadré de cheveux violets tombant sur ses épaules et vêtue de haillons, fit irruption sur l'estrade, sous les yeux de tous. Du premier regard, le public fut frappé par sa beauté envoûtante et sa peau d'une blancheur immaculée. Elle était de ces femmes dont les yeux, semblables à de magnifiques saphirs violets, pouvaient ébranler le cœur des tyrans les plus endurcis en un regard, celles pour qui deux frères s'entretuent pour un simple baiser. Elle aurait pu être confondue avec une œuvre d'art peinte par le diable tant sa seule présence comblait les yeux et l'âme. Nul doute que si la beauté avait un prix, le sien aurait été inestimable.

La vision de cette déesse en larmes, le souffle court, les mains tremblantes, se jetant à genoux devant les poteaux d'exécution, bouleversa le cœur des hommes présents. Même un eunuque n'aurait pu rester insensible à la tentation de la consoler, de lui promettre mondes et merveilles, et de mettre en doute sa propre foi.

 Dès son apparition, elle se mit à pleurer, puis, d'une voix douce et fluide malgré les sanglots, mais suffisamment forte pour être entendue dans toute la ville grâce aux mégaphones, elle s'écria : « Ces hommes... », avant de s'agenouiller devant l'exécuteur Grégoire.

Comme on pouvait s'y attendre de la part d'Iris, son entrée en scène fut spectaculaire. Elle possédait un talent inné, frôlant l'exagération, pour amener les autres à faire sa volonté, parfois même sans en être consciente. Lorsqu'elle se donnait à fond, j'aurais presque pu ressentir de la pitié pour ses victimes.

Grégoire, en parfait gentleman, l'aida à se relever, quoi que hésitant. Je ne savais si c'était pour se donner une image favorable ou s'il était simplement faible face à son charme.

Avant qu'il ne puisse prononcer un mot, elle reprit : « Envoyé de l'empereur, je rends grâce à l'empereur de nous avoir délivrés de ces hommes odieux qui, au lieu de défendre nos droits, ont maltraité le peuple de l'Empire. Cet homme, » dit-elle en pointant du doigt le maire à moitié conscient, attirant tous les regards sur lui, « a abusé de ma mère, la laissant enceinte avant de l'abandonner pendant des années, sans ressources. Il a usé de son influence pour nous opprimer sans cesse, s'assurant que personne ne connaisse notre existence, afin de préserver son image publique et de garantir sa réélection à la tête de la ville. Ma mère et moi avons vécu dans des conditions misérables qui nous amenaient à envier les animaux domestiques », dit-elle, tremblante, avant de s'interrompre, submergée par la douleur et les larmes.

Si elle avait d'abord conquis le cœur des hommes, les femmes se révoltèrent à leur tour en entendant son récit. La solidarité féminine, selon les mots d'Iris, faisait son œuvre.

C'est lorsqu'une autre femme du corps des exécuteurs s'approcha pour la réconforter qu'elle ajouta une couche à son histoire, faisant signe à la foule qu'elle se sentait assez forte pour poursuivre. Elle avait capté l'attention du public, attisant les braises allumées par les bourreaux. Il ne lui restait plus qu'à diriger la colère de la foule pour la mener où elle le souhaitait. Un homme en colère est une bête sauvage , une foule un ras de marée Alors, quand plus d'un millier de personnes réclament un meurtre, même les esprits les plus modérés peuvent être gagnés par la fièvre. Et ce n'était pas seulement la foule présente sur la place, mais toute la population d'Astoria, forte de trente mille âmes, qui assistait à la scène, prête à se laisser submerger par ses instincts primaires, même temporairement. Ce laps de temps suffirait à Iris pour atteindre ses objectifs.

« Ma mère était une femme forte, qui a su, malgré toutes ces épreuves, garder sa dignité et m'élever avec tout l'amour qu'une mère peut donner à son enfant. Certes, nous avons manqué de pain et de vêtements, mais nous nous sommes soutenues mutuellement, nous réconfortant l'une l'autre. Hélas, » dit-elle, cessant de pleurer et affichant une colère qui laissait transparaître une douleur enfouie, « je maudis encore le jour où cet homme s'aperçut que j'avais hérité de la beauté de ma mère. » Elle s'interrompit, suffoquant de colère, laissant à chacun le temps d'imaginer les pires horreurs qu'un homme pouvait commettre, avant de reprendre : « Il voulut me vendre à ces monstres dont les cœurs noirs ont été révélés au grand jour, grâce à l'empereur, sans égard pour son propre sang qui, hélas, coule dans mes veines. Pour je ne sais quelle soif d'avidité ? » Elle commença à suffoquer, et des larmes de sang coulèrent miraculeusement, témoignant pour le public la souffrance et la douleur qu'elle avait endurées.

« Le jour où il voulut m'emmener, ma mère le supplia, à ses pieds, de prendre ma place, m'achetant secrètement le temps que je trouve un moyen de me cacher. Je ne sais pourquoi, il accepta. Ce n'est qu'hier que j'ai appris la mort de ma mère, en découvrant son cadavre jeté comme un déchet ayant perdu sa dignité là où je pensais être un abri sûr. Je ne doute pas que, sans la grâce de l'empereur qui a choisi notre ville... » dit-elle avant de fondre à nouveau en larmes, ayant atteint ses limites, puis de reprendre d'une voix calme et déterminée : « Je vous en supplie, envoyé de l'empereur, accordez-nous, citoyens d'Astoria, le droit de réclamer justice de nos propres mains. »

Après ces mots, on entendit un cri unanime : « Justice de nos propres mains ! » La foule se rua sur la place, submergeant tout sur son passage dans une colère aveugle. Il fallut quelques secondes aux bourreaux pour réagir. Il n'était pas aisé de calmer une telle foule sans la blesser, aussi puissants fussent-ils. Si des policiers avaient été présents, ils auraient peut-être pu ralentir un temps la foule en colère, mais ils avaient sans doute été renvoyés la veille, afin de distraire les habitants de la ville et de permettre aux notables de s'enfuir.

Iris avait provoqué un chaos qui dépassait mes espérances, envoûtant toute la ville. Il ne me restait donc qu'à m'occuper des exécuteurs. Alors, d'un claquement de doigts…

Boum boum boum

On entendit des explosions avant de voir des immeubles s'effondrer sur le public.

Si je me foire...