LE LENDEMAIN
Sora, déjà apprêté, déposa un baiser sur le front de Yui, qui semblait dormir profondément. « Même endormie, ta beauté reluit », murmura-t-il en s'éloignant lentement.
Lorsque ses pas s'évanouirent au loin, Yui ouvrit brusquement les yeux, bondit presque hors du lit et se précipita vers le judas de la porte. Elle y colla son œil pour s'assurer que Sora n'était plus dans les parages. Ce qui était bel et bien le cas.
Elle sautilla, prise d'une excitation inexplicable, puis alla prendre une douche.
Au sortir de la salle de bain, elle enfila un tailleur rouge, des escarpins noirs et une petite sacoche assortie. Cette fois, elle choisit de ne pas mettre de rouge à lèvres. En quelques coups de brosse, elle lissa ses cheveux, puis s'aspergea de parfum, tournoyant joyeusement sur elle-même.
Son téléphone sonna, interrompant son moment de folie. Il était tombé par terre, probablement durant son tournoiement effréné. Elle le ramassa, et le nom de son père apparut sur l'écran. Yui décrocha immédiatement, ravie de cet appel.
« Allô, chérie, comment tu vas ?
– Bien, papa, et vous ?
– À merveille. Et Sora, comment va-t-il ? Où en êtes-vous avec les signatures des contrats ?
– Il va bien lui aussi. Nous y travaillons, père. Nous ne rentrerons pas sans les accords, soyez-en sûr.
– Je n'en doute pas une seconde. Je vous fais entièrement confiance. Bon, je te laisse. J'imagine que tu as du pain sur la planche. À bientôt, ma chérie.
– Oui, à très vite, papa. »
Yui raccrocha, mais une ombre passa sur son visage. « J'espère que j'y parviendrai. » Elle prit une profonde inspiration pour calmer son stress, puis ouvrit enfin la porte.
DANS LA SALLE DE RÉUNION
« Vous parlez depuis tout à l'heure, mais nous ne voyons toujours pas comment vos services pourraient nous être profitables », déclara M. Diagne, leader de Baobab Business, tout en se massant les tempes.
Sora, debout depuis un bon quart d'heure, expliquait avec ferveur comment les produits de Sasuke & Co. pourraient bénéficier à leurs entreprises. Mais jusque-là, aucun des hommes présents n'était convaincu. De temps en temps, ils échangeaient des chuchotements et des regards sceptiques.
« Alors, on vous écoute. C'est bien beau de montrer des projections vidéo de vos produits, mais nous voulons des garanties. En plus, vos prix sont beaucoup trop élevés », reprit M. Diagne.
Sora, à bout de patience, s'emporta : « Je vous ai tout exposé en détail. Je vous ai même dit que tous les paramètres du contrat étaient négociables, y compris les prix. Mais si vous n'écoutez pas, comment voulez-vous comprendre ? »
Les regards se braquèrent sur lui, surpris et outrés.
« Comment osez-vous… », fulmina le chef d'entreprise. « Nous ne sommes pas vos camarades pour que vous nous parliez sur ce ton. Je savais qu'on ne pouvait pas vous faire confiance. Votre arrogance transpire par votre simple présence. Et ne croyez pas qu'en raison de votre puissance, nous allons vous lécher les pieds. Ce sera un accord égalitaire ou rien. En fait, ça ne m'intéresse plus. Nous avons déjà signé avec Hoshino Tech. »
« Traître ! Comment avez-vous pu signer avec notre plus grand concurrent ? », explosa Sora, à deux doigts de saisir M. Diagne par le col.
Les autres hommes l'arrêtèrent à temps en tentant de le calmer.
Sora, au sommet de sa rage, les repoussa et cracha, furieux : « Minable. Vous allez le regretter, croyez-moi. »
« Sortez immédiatement d'ici avant que mes gardes s'en mêlent », rétorqua M. Diagne.
Évidemment, il n'était pas resté là à attendre que les gardiens l'évacuent de force.
Sora ne se laissa pas abattre. Il avait déjà dressé une feuille de route avec plusieurs entreprises locales au cours de la nuit.
Cela dit, il n'avait pas seulement un plan B, mais aussi des plans C, D, et même F.
Comme à chaque moment d'échec, il trouva une solution imprévue : une salle de sport, juste en face.
Sans réfléchir, il s'y engouffra, fendit la foule et se dirigea vers les équipements. Mais une grosse main se posa sur sa poitrine, arrêtant son élan.
Sora releva lentement les yeux pour apercevoir un homme immense, noir et musclé, vêtu uniquement d'un short et d'un débardeur moulant qui mettait en valeur chaque fibre de son corps.
« Pas si vite, monsieur. Où allez-vous comme ça ? Vous n'allez tout de même pas soulever des kilos en costard ? » lança l'homme avec un ton léger, presque fraternel.
Il s'était exprimé en anglais, supposant que Sora, comme la majorité des Japonais ici, était un étranger anglophone.
« Qui es-tu ? » demanda simplement Sora.
« Je pourrais vous poser la même question. Mais soyons amicaux : je suis le gérant de cette salle. Je suppose que vous êtes nouveau par ici ? »
Sora hocha légèrement la tête, peu enclin à s'attarder en paroles.
« Eh bien, si vous comptez faire un peu de muscu, laissez-moi vous prêter une tenue adéquate. Vous ne voudriez pas abîmer votre costume, n'est-ce pas ? Suivez-moi. »
Prenant son silence pour un accord, le gérant fit volte-face et guida Sora vers une petite salle aménagée en vestiaire privé.
Il fouilla dans un casier et en sortit un ensemble de sport — un t-shirt et un short — qu'il lança à Sora. Ce dernier attrapa le tout d'un geste habile, mais cet acte déclencha en lui un souvenir douloureux.
Flashback
Tokyo,
Casting du film : Samouraïs de Minuit.
Sora ajustait son costume, prêt à interpréter Takeshi Fujimoto, le samouraï et personnage principal du film. Il venait à peine de poser la main sur le katana que son ami Ren déboula dans la loge, le visage tendu.
« Qu'est-ce qui ne va pas ? Pourquoi tu fais cette tête ? » demanda Sora, intrigué.
« Je te jure que ce n'est pas ma faute... » commença Ren, hésitant.
Il fut interrompu par le réalisateur en chef qui entra à son tour dans la pièce, l'air grave.
« Changement de plan à la dernière minute, annonça-t-il. Après discussion avec l'équipe, nous avons convenu que, Sora, tes joues un peu rondes et ton physique manquent de l'intensité qu'un rôle de samouraï exige. Un tel détail aurait dû être corrigé en surveillant ton alimentation et en t'entraînant davantage depuis l'attribution du rôle principal. Nous avons donc décidé que Ren jouera Takeshi. Quant à toi, tu interpréteras Hachirō, le compagnon fidèle. C'est une décision irrévocable. Allez, dépêche-toi, la première scène n'attend que vous. »
Le réalisateur repartit aussitôt, laissant Sora dévasté.
Cloué sur place, il peinait à accepter cette humiliation.
Ren, mal à l'aise, posa une main réconfortante sur son épaule avant de lui tendre le costume d'Hachirō, qu'il devait initialement porter avant le changement.
Le rôle d'Hachirō était une farce pour Sora : celui d'un personnage comique et maladroit, éternel souffre-douleur, bien loin de la noblesse du samouraï.
N'importe qui d'autre aurait peut-être accepté la situation avec résignation, heureux que son ami ait eu cette opportunité.
Mais pas Sora. Lui, il aspirait toujours à être au sommet, à surplomber les autres, aussi bien dans la fiction que dans la vie réelle.
La décision des réalisateurs fut pour lui une insulte qu'il ne pouvait pardonner. Résultat : il ne se présenta jamais au tournage.
Fin du flashback