Chapitre 12
Les mois passèrent à Cap-Henri, rythmés par les pleurs et les rires du nourrisson qu'Éliana nomma Gabriel. Chaque jour, elle contemplait ce petit être fragile aux traits où elle reconnaissait ceux de Christophe—son regard perçant, sa peau dorée par le soleil des tropiques, et cette prestance innée, même dans son sommeil paisible.
Bien que loin du palais, Éliana n'était pas livrée à elle-même. Christophe avait tout organisé : une demeure discrète, des servantes dévouées, et une garde rapprochée pour veiller sur elle et leur fils. Pourtant, il ne pouvait être là aussi souvent qu'elle l'aurait voulu. Son rôle de roi le retenait à Sans-Souci, et elle, simple femme du peuple, ne pouvait prétendre à une place officielle à ses côtés.
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Un soir, alors qu'elle berçait Gabriel près d'une fenêtre ouverte sur le jardin, une servante entra en silence.
— "Madame, un messager du roi est arrivé."
Le cœur d'Éliana bondit dans sa poitrine. Elle posa délicatement son fils dans son lit avant de se précipiter vers la grande salle.
L'homme lui tendit une lettre scellée du sceau royal. D'une main tremblante, elle brisa la cire et lut les mots tracés à la hâte.
"Ma douce Éliana,
Chaque jour loin de toi est une épreuve. Je suis lié par mes devoirs, mais sache que jamais mon cœur ne quitte Cap-Henri. Bientôt, je viendrai vous voir. Embrasse notre fils pour moi.**
Christophe."**
Un soupir d'émotion s'échappa de ses lèvres. Il ne l'oubliait pas.
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Deux semaines plus tard, alors qu'elle s'endormait près du lit de Gabriel, des bruits de sabots résonnèrent dans la cour. Éliana ouvrit les yeux, alertée. Avant même que les servantes ne réagissent, un homme pénétra discrètement dans la pièce.
Christophe.
Il ôta son manteau et s'approcha sans bruit du petit lit. Son regard se posa sur l'enfant endormi, un sourire rare et sincère éclairant son visage fatigué.
— "Il grandit…" murmura-t-il, posant une main protectrice sur le dos du bébé.
Éliana se leva et s'approcha doucement.
— "Je ne savais pas que tu viendrais…"
Il tourna son regard vers elle, intense et brûlant.
— "J'en avais besoin."
Elle sentit une vague d'émotion l'envahir lorsqu'il la prit dans ses bras. Son étreinte était forte, possessive, comme s'il redoutait de la perdre à jamais.
— "Reste avec nous plus longtemps cette fois…" chuchota-t-elle contre sa poitrine.
Il ferma les yeux, respirant son parfum avant de murmurer :
— "Je ferai de mon mieux, mon amour. Mais le royaume attend."
Et elle savait que, malgré tout son amour, il ne pourrait jamais lui appartenir entièrement.
Cette nuit-là, pour la première fois depuis des mois, Éliana s'endormit dans les bras de Christophe. Il l'avait rejointe dans sa chambre après avoir veillé sur leur fils, et sous la lueur tamisée des bougies, ils retrouvèrent l'intimité qu'ils avaient laissée derrière eux au palais Sans-Souci.
Dans l'obscurité, leurs murmures se mêlaient aux battements de leurs cœurs.
— "Parfois, j'aimerais que tout soit différent."
— "Différent comment ?" demanda-t-elle doucement.
— "Que tu sois officiellement à mes côtés. Que Gabriel puisse grandir sans avoir à être caché du monde."
Elle sentit sa gorge se serrer.
— "Mais tu as une reine, Christophe. Une cour. Un royaume à gouverner. Moi, je ne suis qu'une femme parmi tant d'autres…"
Il se redressa légèrement, son regard perçant rencontrant le sien.
— "Non. Tu es bien plus que cela. Tu es la seule qui compte."
Elle voulut croire à ses mots, s'y accrocher, mais la réalité s'imposait à elle. Leur amour, aussi fort soit-il, ne pourrait jamais être pleinement libre.
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Lorsque l'aube effleura Cap-Henri, Christophe était déjà debout, habillé et prêt à partir. Éliana, encore alanguie dans leur lit, l'observait en silence. Il s'approcha et s'agenouilla à côté du petit lit de leur fils, posant un baiser léger sur son front.
— "Prends soin de lui."
Elle hocha la tête.
— "Reviendras-tu bientôt ?" demanda-t-elle, la voix tremblante.
Il caressa doucement sa joue.
— "Je reviendrai dès que je le pourrai."
Mais ils savaient tous deux que ses visites deviendraient de plus en plus rares.
Alors qu'il franchissait la porte, Éliana le regarda s'éloigner, le cœur lourd. Elle savait que ce moment volé ne durerait pas. Mais tant qu'il reviendrait, même de loin, elle s'accrocherait à cet amour interdit qui faisait battre son cœur.
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Quelques mois plus tard…
L'arrivée de Christophe à Cap-Henri ne passa pas inaperçue. Officiellement, il était là pour des affaires politiques, rencontrant des officiers et supervisant la gestion du port stratégique de la ville. Officieusement, il savourait chaque instant volé auprès d'Éliana et de leur fils.
Les premiers jours, il dut se montrer distant, ne pouvant se permettre d'éveiller les soupçons. Mais dès que la nuit tombait, il quittait discrètement la résidence officielle pour rejoindre Éliana et Gabriel.
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Loin du faste du palais, Christophe redécouvrit des plaisirs simples : bercer Gabriel jusqu'à ce qu'il s'endorme, l'entendre rire lorsqu'il jouait avec ses doigts, observer ses premiers balbutiements.
Une nuit, alors qu'il tenait son fils dans ses bras, Éliana le regarda, émue.
— "Il t'aime déjà autant que je t'aime."
Christophe releva les yeux vers elle, un sourire attendri sur les lèvres.
— "Et moi, je ne pourrai jamais assez vous aimer tous les deux."
Elle s'approcha, posant sa main sur la sienne.
— "J'aimerais que cela dure plus longtemps."
Il soupira, déposant un baiser sur son front.
— "Moi aussi, ma douce. Mais le temps n'est pas notre allié."
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Un matin, Christophe décida de défier les convenances.
— "Je veux vous emmener voir la mer."
Éliana, d'abord réticente, finit par accepter. Sous un ciel dégagé, ils quittèrent la maison au lever du jour, accompagnés de quelques hommes de confiance.
Sur la plage déserte, il marcha pieds nus, Gabriel dans ses bras, tandis qu'Éliana riait en voyant le roi du Royaume du Nord abandonner un instant sa posture imposante.
— "Tu n'as jamais rêvé d'une autre vie ?" lui demanda-t-elle en l'observant.
Il réfléchit un instant avant de répondre :
— "Si, mais je suis un homme de devoir. Ce royaume est mon héritage, le résultat de tout mes combats, et je ne peux m'en détacher. Mais ici, avec vous… Je peux être juste un homme."
Ils partagèrent ce rare instant de bonheur, ignorant le poids du monde extérieur.
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Le jour du départ approchait, mais cette fois, il ne partait pas précipitamment. Il passa ses dernières heures à Cap-Henri à embrasser Gabriel, à tenir Éliana contre lui, à lui promettre de revenir.
— "Je ferai tout pour que notre fils ne manque de rien."
— "Je sais. Mais , c'est de toi qu'il aura besoin."
Il serra sa main dans la sienne, incapable de lui promettre plus qu'il ne pouvait offrir.
— "Je reviendrai. Aussi souvent que possible."
Et, pour la première fois, Éliana voulut croire à ces mots.
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3 ans plus tard…
Le royaume tremblait sous les menaces de rébellion. Partout, des murmures d'insurrection s'élevaient contre l'autorité de Christophe. Mais malgré l'urgence de la situation, il fit fi des conseils de ses officiers et prit la route pour Cap-Henri.
Il devait les voir.
Peut-être était-ce une intuition, ou simplement le besoin irrépressible de les tenir une dernière fois dans ses bras.
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Lorsqu'il arriva, la nuit était tombée. Éliana l'attendait, inquiète.
— "Tu ne devrais pas être ici."
Christophe ne répondit pas. Il la détailla du regard, comme s'il voulait graver chaque trait de son visage dans sa mémoire. Puis, sans un mot, il l'attira à lui et l'embrassa avec une intensité nouvelle, presque désespérée.
— "Je t'aime."
Éliana écarquilla les yeux. Jamais, en toutes ces années, il ne l'avait dit aussi clairement.
— "Christophe…"
Il posa son front contre le sien.
— "Je t'aime, Éliana. Je t'aime comme un fou, comme un homme qui n'aurait jamais dû aimer, mais qui ne peut faire autrement."
Elle sentit son cœur se serrer. Elle avait attendu ces mots sans jamais oser les espérer.
— "Je t'aime aussi."
Le reste de la nuit fut une danse enflammée entre eux. Chaque baiser, chaque caresse portait une urgence douloureuse, une passion teintée d'un pressentiment amer.
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Au petit matin, il resta allongé à ses côtés, contemplant Gabriel endormi dans son lit.
— "Un jour, je reviendrai et il saura qui je suis."
Éliana lui caressa la joue.
— "Tu reviendras bientôt ?"
Il hésita, puis força un sourire.
— "Oui, bientôt."
Mais lorsqu'il monta à cheval pour s'éloigner, une ombre passa dans son regard. Au fond de lui, il savait.
Ce "bientôt" ne viendrait jamais.
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Le royaume d'Haïti était en flammes.
Les rébellions s'étaient intensifiées, et partout, le nom d'Henri Christophe était murmuré avec haine. Jadis roi puissant, bâtisseur du Palais Sans-Souci et de la Citadelle Laferrière, il n'était plus que l'ombre de lui-même. La maladie le rongeait, paralysant son corps, mais pas son esprit.
Il savait.
Il savait que la fin était proche, que bientôt, ses ennemis viendraient frapper aux portes de son palais. Mais avant cela, il devait s'assurer qu'Éliana et leur fils seraient hors de danger.
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Dans son bureau faiblement éclairé, il fit appeler l'un de ses plus fidèles hommes.
— "Porte ce message à Éliana. Dis-lui qu'elle doit partir immédiatement. Elle et Gabriel ne doivent jamais être retrouvés."
Sa voix était rauque, brisée. Il se força à tenir la plume et traça quelques lignes tremblantes.
« Mon amour,
Le temps nous est compté. Pars. Prends notre fils et quitte cette terre. Ne regarde pas en arrière. Où que tu sois, souviens-toi que je vous aime.
H.C. »
Il replia la lettre et la scella de sa bague royale.
— "Qu'elle parte pour la France. Qu'elle disparaisse à jamais."
Son officier s'inclina et quitta la pièce.
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À Cap-Henri, Éliana reçut le message au cœur de la nuit.
— "Nous devons partir."
Elle ne réfléchit pas. Elle rassembla quelques affaires, prit son fils endormi dans ses bras et suivit l'homme qui l'attendait au port.
Le bateau était prêt. Une traversée vers l'inconnu, vers une vie où personne ne connaîtrait leur secret.
Alors qu'elle montait à bord, le vent glacial lui fouetta le visage. Dans l'obscurité, elle fixa une dernière fois l'horizon haïtien.
Elle laissait tout derrière elle : son amour, ses souvenirs, et un roi destiné à mourir seul.
Un sanglot lui échappa.
— "Pardonne-moi, Christophe."
Le navire quitta la baie, s'éloignant inexorablement des terres de son passé.
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Le vent soufflait fort cette nuit-là, comme une prémonition, une présage funeste du sort qui attendait Henri Christophe. Le royaume d'Haïti était en proie à des révoltes de plus en plus violentes, et lui, le roi autrefois puissant, n'était plus que l'ombre de l'homme qu'il avait été. La maladie rongeait son corps, le privant de sa force et de son énergie.
Dans l'intimité de ses appartements au Palais Sans-Souci, Christophe, épuisé, n'entendait plus les bruits de la guerre qui se déroulait à l'extérieur de ses murs. Il était seul, seul avec ses pensées, son esprit tourmenté par la guerre, la trahison, et surtout, par Éliana, la femme qu'il avait aimée en secret.
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Les rebelles avaient pris d'assaut la ville, et Christophe savait que son royaume était sur le point de s'effondrer. Mais ce qui le préoccupait le plus, c'était le message qu'il avait envoyé à Éliana. Il se souvenait encore de son dernier adieu à la femme qu'il aimait, et dont il savait qu'elle s'éloignait de lui pour protéger leur fils. Il ne lui avait pas dit la vérité, ne lui avait pas révélé qu'il savait que sa fin approchait.
Il lui avait écrit pour qu'elle parte, qu'elle prenne leur enfant et qu'elle se cache à l'étranger. Il lui avait demandé de ne jamais révéler son secret, de ne jamais dire qu'elle avait porté l'héritier d'un roi déchu. Parce que, même dans la défaite, il voulait qu'elle et leur fils soient protégés, loin de la violence et des troubles qui déchiraient Haïti.
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La fièvre de Christophe se fit de plus en plus intense, ses forces l'abandonnant peu à peu. Les échos des coups de feu et des cris de révolte se faisaient entendre au loin. Dans sa chambre, il se laissa tomber sur le fauteuil en bois sculpté, ses mains tremblantes serrant un dernier écrit qu'il avait adressé à Éliana, un dernier message d'amour et de protection.
Les portes s'ouvrirent brusquement, et un de ses fidèles officiers entra, les traits tirés par l'angoisse.
— "Sire, les rebelles sont tout près. Il est temps de fuir."
Christophe leva lentement les yeux, mais un sourire mélancolique se dessina sur ses lèvres. Il savait que la fin était proche, et qu'il n'avait plus de place pour fuir.
— "Il est trop tard, mon ami. Mon corps me trahit, et mon royaume aussi. Fuir serait un déshonneur. Fais en sorte que mon héritage survive."
L'officier ne dit rien, comprenant l'ampleur de la situation. Christophe était déjà un homme vaincu, un homme dont les rêves et les ambitions s'étaient écroulés comme un château de sable.
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Quelques heures plus tard, Christophe, dans un dernier acte de résignation, se rendit dans une petite pièce du palais, où il s'effondra dans la solitude de sa pensée, le visage tourné vers la fenêtre. Les rebelles entrèrent dans la capitale, mais lui, le roi, n'eut pas le courage d'affronter ce qui était inévitable, il s'empara de son arme, et se tira une balle en argent en plein tête.
Le lendemain matin, son corps sans vie fut retrouvé dans la pièce où il avait passé les derniers moments de sa vie. La rumeur se répandit rapidement : Henri Christophe, le roi d'Haïti, était mort dans l'indifférence totale de ses anciens alliés et de ses ennemis.
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Éliana, de son côté, se trouvait en France, loin de son pays natal. Son cœur était lourd, mais elle savait qu'elle avait pris la meilleure décision pour protéger son fils et lui offrir un avenir. Bien que la fin tragique de Christophe l'ait profondément affectée, elle se concentrait sur son enfant, Gabriel, qu'elle élèverait avec l'amour et la dignité qu'il méritait. Elle n'avait jamais révélé la vérité sur ses origines, et elle s'était résignée à vivre dans l'ombre du souvenir de l'homme qu'elle avait aimé.
Cependant, l'héritage de Christophe vivait en elle, dans son fils, même si elle ne pouvait plus le toucher, ni le voir. Elle se demandait parfois ce qu'il serait devenu si les circonstances avaient été différentes, si l'amour qu'ils avaient partagé avait été plus fort que les forces qui les avaient séparés.
Elle continua sa vie en France, loin des guerres, des luttes politiques, mais toujours hantée par l'image de l'homme qu'elle avait perdu. Et dans le cœur de Gabriel, un jour, elle savait que l'histoire de son père serait racontée. Un roi, un homme brisé, mais un homme qui avait aimé sincèrement, et qui, par cet amour, avait créé un avenir, même dans l'obscurité de la défaite.
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Fin