-Un porte-rideau, s'il vous plaît.
-Veuillez patienter un quart d'heure, le temps de remplir les rayons.
La caissière avait dit cela en prenant le billet que Ndi go'o lui tendait.
-Ça vous fera 39 francs.
Ndi go'o prit son remboursement, agacée.
D'autres personnes étaient assises, attendant également que les rayons soient remplis pour être servies. Manu, un concierge qu'elle connaissait bien, lui proposa une chaise en bois courbé (hêtre).
- Non merci, avait-elle dit en souriant légèrement. Je vais marcher un peu et je reviendrai dans un quart d'heure.
Elle poussa la porte pour sortir. Hors de question de rester assise tout ce temps. Elle reprit le chemin inverse et s'arrêta sur un pont.
Elle repris le chemin inverse et s'arrêta sur l'un des ponts.
C'était un matin d'automne, il faisait beau, et la Seine sous ses pieds offrait un cadre parfait pour dessiner. Ndi go'o fouilla dans sa poche droite et en ressortit un petit carnet. Elle l'avait fabriqué elle-même, un véritable trésor de bric et de broc. Un jour, elle avait pris une cinquantaine de feuilles de papier, les avait pliées en deux, puis en quatre, et les avait découpées soigneusement avec une paire de ciseaux.
Elle avait ensuite découpé un vieux pull à capuche usé, qu'elle avait collé sur du carton rigide pour en faire une couverture. Enfin, elle avait cousu chaque feuille sur cette couverture de fortune.
Plus tard, elle avait ajouté deux autocollants de voiture sur la couverture, un rouge et un bleu. Aujourd'hui, la couverture était un peu dure et biscornue, les pages légèrement jaunies, mais ce carnet défraîchi contenait des trésors. Ses trésors à elle: Des croquis, des idées, encore des croquis, et toujours plus d'idées...toute une collection.
Ndi go'o fit craquer son cou, secoua ses épaules, puis déposa son carnet sur la rambarde du pont. Elle commença à dessiner. Mais aujourd'hui ce n'était ni une robe ni un tailleur. En réalité, elle-même ne savait pas encore ce que ce serait. Elle traça un cercle, puis un autre.
Elle les effaça, mordilla nerveusement sa lèvre, et fit tourner entre ses doigts son crayon usé, dont la peinture commençait déjà à s'effriter.
Elle se reconcentra sur son carnet, ajoutant des lignes, encore et encore. Elle formait ce qui s'apparentait à des triangles. Sans s'en rendre compte, elle dessinait l'esquisse de son rêve : sa propre maison de couture. La maison Mukaté. Ici, à Paris. Elle ferma les yeux, s'efforçant de visualiser avec précision la boutique de ses rêves. Elle l'imaginait s'étendant sur toute une rue, avec des vitrines géantes et un intérieur doré. Elle voyait les passants se retourner pour admirer ses créations. Elle voyait les femmes, fières et épanouies, porter ses tenues. Tant de choses prenaient forme dans son esprit, et elle espérait qu'un jour elles deviendraient réalité.
Elle tendit le cou pour mieux sentir le vent caresser son visage.
Soudain, elle fronça les sourcils. Ses cheveux crépus... Elle les avait laissés libres aujourd'hui. Ils seraient bien difficiles à peigner plus tard.
Mais ses cheveux devinrent le cadet de ses soucis lorsqu'elle sentit son carnet s'envoler, arraché par une rafale de vent soudainement violente. Elle se pencha précipitamment sur la rambarde pour tenter de le rattraper. Mais ce méchant vent ne semblait pas vouloir la laisser en paix. Sa jupe en satin, qu'elle avait raccommodée pour la sixième fois ce matin, virevoltait au rythme du vent, laissant entrevoir sa culotte.
Lorsqu'elle s'en rendit compte, ndi go'o entendit des des rires d'enfants qui ressemblait à des couinements de cochon.
Elle se retourna brusquement et aperçu trois pousses blanches qui se tenaient juste derrière elle. Ils avaient le visage rouge et bouffie.
Leurs yeux plissés par des rires moqueurs. Ndi go'o trouvait qu'ils ressemblaient à des singes faisant la grimace.
Elle les auraient bien frappé en leur disant que ce n'était pas bien de se moquer des femmes mais un gentilhomme apparût derrière deux.
- Léopold, Jean, Claude, appela-t-il. Votre mère vous attend. Il est l'heure de partir.
Les trois enfants partirent en riant à tue-tête. Ils répétaient sans cesse : "Elle a les fesses noires !"
Le gentilhomme les regardait monter dans la calèche stationnée quelques mètres plus loin, sans comprendre.
- Et vous, vous avez les fesses rouges ! hurla-t-elle tout en essayant d'empêcher sa robe cramoisie de s'envoler à nouveau. Bande de babouins !
Des "Oh !" et des "Ah !" retentirent autour d'elle. "Ah, ces Noirs ! Aucune éducation," murmuraient certains. D'autres la fixaient avec pitié et dégoût. Mais elle s'en moquait. Ah, Dieu ! Comme elle détestait ces gens riches !
Les images de son cahier tombant dans les eaux de la Seine lui revinrent soudainement en mémoire. Affolée, elle se précipita vers le bord de l'eau. Ses dessins, ses idées, tout ce qu'elle avait imaginé avaient disparu.
C'est alors qu'une voix calme et assurée s'éleva derrière elle.
- Ce serait dommage de perdre de si belles idées, non ?
Ndi go'o se retourna, stupéfaite. Une femme se tenait là et l'observait avec une élégance naturelle que seule elle pouvait maîtriser.
Ses cheveux coupés courts, lisses et au carré, encadraient parfaitement son visage. Elle portait un tailleur noir épuré. Et que dire de son port altier ? On aurait dit qu'elle sortait tout droit de la noblesse. Elle avait une silhouette mince et élancée. Des perles délicates ornaient son cou, et lui donnaient une allure raffinée. Cette femme dégageait une aura de confiance et de modernité, reconnaissable entre toutes : Coco Chanel en personne, l'icône du style et de la liberté.
- Vous... Vous êtes... commença Ndi go'o, encore incrédule, comme si elle n'osait pas formuler ce qu'elle voyait de ses propres yeux.
- Chanel, oui, répondit-elle avec un léger sourire, un éclat amusé dans les yeux. Mais vous, qui êtes-vous ? demanda Chanel, ses yeux perçants examinant Ndi go'o de la tête aux pieds avec une curiosité appuyée, comme si elle cherchait à percer un mystère.
- Vous êtes... Madame Chanel, balbutia Ndi go'o, tentant de reprendre ses esprits. Elle prit une profonde inspiration. Elle n'était pas seulement face à son idole ; elle se tenait devant une opportunité qu'elle n'avait jamais osé imaginer.
- Je m'appelle Ndi go'o. Ndi go'o Mukaté, reprit-elle avec plus d'assurance, ses mots plus clairs cette fois. Je suis couturière. Je... Je viens du Cameroun. Et j'aimerais... un jour, devenir une créatrice comme vous.
Chanel la regarda longuement. Ses yeux semblaient fouiller dans les pensées de la jeune fille. Après un moment de silence, elle parla doucement :
- J'étais placée juste là, dit-elle en désignant la Seine d'un geste gracieux. J'aime bien venir ici. C'est calme. Inspirant, même.
- Moi également, répondit Ndi go'o avec un sourire timide.
Chanel haussa légèrement un sourcil, et un sourire intrigué traversa ses lèvres. Elle releva un objet entre ses mains : le carnet de Ndi go'o.
- Et puis j'ai reçu ceci sur la tête, dit-elle en soulevant doucement le carnet.
- Oh... euh... je suis désolée. Il m'a glissé des mains. Je suis terriblement désolée.
- Vous ne pouviez pas savoir que j'étais là en bas, répondit Chanel avec un sourire en coin. Ce n'est pas du tout grave.
Elle ouvrit le carnet, tournant les pages avec une lenteur calculée. Elle analysait chaque croquis avec une attention presque religieuse. Ses doigts effleuraient le papier, et son regard expert captait chaque détail, chaque trait, chaque imperfection. Mais ces imperfections, aux yeux de Chanel, étaient des promesses. Des idées encore en gestation, brutes mais vibrantes de potentiel. Chanel trouvait que les idées de Ndi go'o portaient la marque d'une femme qui comprenait non seulement la mode, mais aussi la lutte pour la liberté.
Le cœur de Ndi go'o battait à tout rompre. Chaque seconde semblait suspendue entre rêve et réalité.
- Vous avez du talent, dit finalement Chanel en refermant le carnet avec douceur, presque solennellement. Mais Paris est pleine de talents.
Elle fit un pas en avant, éleva grandement les bras comme pour englober la ville entière dans son geste.
- Ce qui compte, murmura-t-elle en se penchant légèrement vers Ndi go'o, ce qui compte, c'est de savoir si vous êtes prête à tout risquer pour ce rêve.
Le regard de Chanel était intense, comme si elle lançait un défi direct à Ndi go'o. La jeune fille sentait la pression monter, mais elle se força à rester calme.
- Qu'entendez-vous par 'tout risquer' ? demanda Ndi go'o d'une voix légèrement tremblante.
Chanel abaissa lentement les bras et ouvrit à nouveau le carnet de la jeune créatrice. Elle le lui présenta comme si elle l'invitait à redécouvrir ses propres dessins.
- Défier les normes, répondit Chanel, sa voix empreinte d'une sagesse qui éblouissant la jeune fille noire. Défier les idées préconçues. Être libre, tout simplement. Est-ce que vous le voulez ?
Ndi go'o se tenait là, le souffle court, la tête pleine de questions. Avant qu'elle ne puisse répondre, Chanel leva un doigt délicat et le posa doucement sur ses lèvres, comme pour la faire taire sans brusquerie.
- Chuuut, murmura-t-elle, son regard ancré dans celui de la jeune couturière.
Elle prit un mouchoir en soie, parfumé à l'essence de jasmin, et le glissa entre les pages du carnet avant de le rendre à Ndi go'o.
- Venez me répondre lundi prochain, dit-elle avec un sourire énigmatique. À 10h. 31, rue Cambon. Je vous attendrai.
Puis, dans un mouvement fluide, Chanel se retourna et commença à s'éloigner.
Sa silhouette disparaissait presque.
Elle s'arrêta pourtant un peu plus loin et se retourna brièvement.
- Comment vous appelez-vous déjà ?
- Ndi go'o, répondit-elle. Mais vous pouvez m'appeler Indigo.
Chanel haussa légèrement un sourcil, amusée.
- Indigo... C'est votre surnom ?
- Euh, oui.
Chanel sourit, un sourire fin et indéchiffrable.
- Non. Je vous appellerai par votre nom. Ndi go'o.
Et sur ces mots, elle disparut, laissant Ndi go'o seule avec ses pensées, son carnet... et un rêve qui venait peut-être de prendre vie.