"J'ai cassé un porte-rideau et j'ai rencontré Coco Chanel."
Ndi go'o répétait cette phrase en boucle depuis qu'elle était rentrée à l'atelier du Boucarré. À chaque fois qu'elle la prononçait, elle ressentait une montée d'euphorie et de fierté, comme si elle vivait encore cet instant surréaliste. "J'ai cassé un porte-rideau et j'ai rencontré Coco Chanel," se répétait-elle, un sourire incontrôlable illuminant son visage.
C'était un souvenir jalousement gardé, un trésor qu'elle n'était pas prête à partager. Pas encore. Même pas avec Josepha, celle à qui elle se confiait parfois sans retenue. Il y avait dans cette rencontre quelque chose de trop précieux, de trop personnel pour être livré au monde, même à sa confidente. Ce moment, c'était son secret à elle, un secret qui vibrait encore d'une magie difficile à décrire.
Elle revivait chaque détail dans sa tête. La sensation de panique quand elle avait cru perdre son carnet, le visage de Chanel, son allure, et surtout ses paroles... Des mots qui résonnaient encore dans son esprit, comme une mélodie subtile. Elle avait besoin de temps pour comprendre pleinement ce que cette rencontre signifiait.
Mais une chose était certaine : rien ne serait plus jamais comme avant.
L'après-midi tirait à sa fin dans l'atelier du Boucarré. Ndi go'o apportait les dernières touches à une robe à froufrou commencée la veille. Elle était assise sur une vieille chaise dont l'un des pieds, cassé, avait été remplacé par un seau de peinture. À ses côtés, Sandra, épuisée, s'était endormie, la tête posée sur un amas de tissus.
Les yeux de Ndi go'o dérivèrent vers le nouveau porte-rideau de l'arrière-boutique. Certes, il était bancal, mais il avait au moins évité à toute l'équipe une réduction de salaire imposée par Benedicto, leur patron au tempérament imprévisible.
Mon dieu, qu'il avait un visage moche lorsqu'il se mettait en colère. S'il se regardait souvent dans ses moments là, lui-même aurait rit. Pensa la jeune couturière.
Un sourire discret effleura ses lèvres à cette pensée. Mais ce moment de répit fut rapidement interrompu.
— Pourquoi tu souris comme ça, toi ? lança Lonra, d'un ton acide.
Ndi go'o baissa les yeux sans répondre, habituée à ce ton acerbe.
Lonra Lombard était une femme veuve, mais belle et encore jeune. Ses cheveux courts et blonds. Ils encadraient son visage avec une certaine élégance. Eelle imposait à sa fille, Camille de garder les siens longs. Pourquoi ? Ndi go'o s'était souvent posé la question, imaginant que Lonra projetait sur sa fille l'image de la femme qu'elle aurait voulu devenir.
D'une taille phénoménale, Lonra était légèrement potelée, avec une peau d'une blancheur de porcelaine. Elle avait une poitrine généreuse qu'elle exhibait sans complexe, comme un mannequin dans une vitrine. Ndi go'o ne se souvenait pas l'avoir vue porter autre chose que des décolletés toujours plus plongeants.
Lonra était une véritable poule aux œufs d'or pour Benedicto. Il exploitait sans vergogne le physique de son employée pour attirer et fidéliser la clientèle masculine du Boucarré, voire séduire certains investisseurs. Benedicto la traitait comme une reine, et elle le savait.
Ndi go'o, quant à elle, n'avait jamais eu une conversation vraiment cordiale avec Lonra. Dès son arrivée à l'atelier, Lonra avait commencé à lui rendre la vie difficile, se moquant constamment de sa démarche.
— "Regardez-moi ça, on dirait un singe qui apprend à danser !" lançait-elle souvent, sous les rires moqueurs de sa fille.
Lonra n'avait jamais caché son mépris envers Ndi go'o. Elle la regardait de haut, ricanant à la moindre occasion, que ce soit à propos de ses vêtements modestes, de ses chaussettes dépareillées ou de sa tignasse rebelle. Ndi go'o se souvenait aussi de l'une des pires trahisons : Lonra avait délibérément saboté l'une de ses commandes les plus cruciales, une robe de mariage destinée à une chanteuse en pleine ascension. Ce coup bas avait entraîné une baisse de salaire pendant six longs mois.
Au début, Ndi go'o avait été consumée par la colère, mais avec le temps, elle s'était faite une carapace contre les méchancetés de Lonra. Aujourd'hui, son indifférence était son bouclier. Pourtant, si Josepha n'avait pas été là pour la tempérer, Ndi go'o aurait sans doute déjà eu l'envie irrépressible de planter ses aiguilles dans les seins opulents de Lonra.
— Tu m'écoutes ?! Ndi go'o sortit de ses pensées, sans répondre à Lonra. Cette dernière poursuivit, imperturbable.
— Regardez-la, toujours perdue dans ses pensées, cette gamine, ricana Lonra. Dépêche-toi de finir cette commande, ou tu vas encore nous retarder.
Mais avant qu'elle n'ait eu le temps de répondre, Lonra se tourna vers Sandra, qui dormait toujours.
— Et toi, tu te crois où ? Ce n'est pas un dortoir ici ! Réveille-toi, sale bâtarde !
Elle secoua brutalement l'épaule de Sandra. Cette dernière sursauta, émergeant du sommeil avec les yeux encore embués. Avant qu'elle ne puisse dire quoi que ce soit, Josepha s'interposa.
— Lonra ! Ce n'est pas une manière de parler à une enfant ! Mais Lonra, fidèle à elle-même, ne se laissa pas intimider.
— Je dis simplement la vérité, rien de plus. Josepha ne se laissa pas démonter et répliqua avec fermeté. Et puis on n'est pas là pour élever des enfants. Qu'elle travaille ou qu'elle parte.
— Tu es une employée comme nous toutes, alors va t'asseoir et travaille ! Au lieu de jouer les tyrans.
Lonra en jetant un coup d'œil à sa montre.
— Je suis désolée, mais.. elle haussa les épaules avec nonchalance avant de continuer. Ce soir, j'ai autre chose à faire. Lavoyette organise un dîner exclusif pour les créateurs de mode, et bien évidemment, Benedicto est invité. Donc forcément je le suis aussi. Alors, je dois me préparer. Disait-elle en repassant sa robe en coton vert avec ses mains. Vous savez, c'est grâce à moi que cette maison défraîchie tourne.
Elle tira le rideau d'un geste théâtral.
— Amusez-vous bien avec vos chiffons, lança-t-elle avant de disparaître, en se déhanchant.
Le silence retomba. Josepha se tourna vers Ndi go'o, l'air désabusée.
— Elle va finir par se brûler les ailes, murmura-t-elle.
Ndi go'o hocha la tête, mais ne répondit pas. Le rideau bancal bougeait encore légèrement, dernier vestige du passage de Lonra, qui semblait toujours tout laisser en désordre derrière elle.
— Euh… commença Camille, la fille de Lonra, en se raclant la gorge. Moi aussi je vais y aller.Le silence demeura.
Camille rangea des bouts de tissu dans sa valisette et s'apprêta à partir quand soudain elle s'arrêta.
— Je m'excuse pour le comportement de ma mère, murmura-t-elle, d'une voix à peine audible. Elle triturait ses doigts et tortillait son pied gauche à intervalles réguliers. Vous savez comment elle est et…
— Camille ! gronda sa mère de l'autre pièce. "La maison ne va pas se nettoyer toute seule ! Que fais-tu encore là ? Tu étais censée être sortie après moi.
Camille sursauta, attrapa sa valisette et sortit rapidement. Ndi go'o regarda Josepha, qui secoua ses larges épaules avec un soupir.
— Sandra, commença Ndi go'o, tu peux te recoucher maintenant, ne prête pas attention à ce qu'elle a dit. Sandra hocha la tête et se recoucha sur son amas de tissus, l'air abattu.
« J'ai vraiment pitié pour cette Camille. Mon Dieu, quelle éducation Lonra donne-t-elle à sa fille ? On dirait plutôt que c'est Camille la mère et Lonra la fille, » déclara Ndi go'o en soupirant.
« Camille est une fille bien, » ajouta-t-elle après un moment. « Malheureusement, elle est très influençable. »
Son regard se posa ensuite sur l'horloge accrochée au mur. Le verre de protection était fissuré, mais l'horloge fonctionnait encore parfaitement.
« Oh ! Il est déjà 19 heures ? Je dois vite aller voir Benedicto, » s'exclama Ndi go'o, visiblement pressée.
« J'espère que ça ne sera pas une mauvaise nouvelle, » lança Josepha d'un ton inquiet.
« Moi aussi, » murmura Ndi go'o avant de quitter l'atelier.
Elle se dirigea vers la droite, longea un long couloir sombre aux murs de métal. Les ampoules s'allumaient et s'éteignaient tour à tour. Elle gravit un petit escalier dont les marches, trop étroites et rapprochées, avaient fait trébucher plus d'une personne. Elle traversa ensuite quatre portes : deux à gauche, deux à droite. Au fond, une porte en bois blanc, légèrement entrouverte, laissait échapper des éclats de voix. C'était Lonra qui criait.
« Quoi ?! Comment ça, je ne vais pas venir ? Tu sais bien que tu ne peux rien faire sans moi ! »
« Je sais, Lonra chérie, mais... »
« Mais quoi ?! » hurla-t-elle de plus belle.
« Lonra, ma poupée, calme-toi, tu sais bien que... Oooh, Indigo ! » s'exclama soudain Benedicto en apercevant Ndi go'o dans l'encadrement de la porte. « Entre, entre donc ! Viens t'asseoir. »
Surprise par tant de délicatesse, Ndi go'o hésita un instant. Une telle gentillesse de la part de Benedicto n'était jamais bon signe, selon elle.
« Alors, Indigo, comment vas-tu aujourd'hui ? » lui demanda-t-il tout en allumant un cigare.
« Euh... je vais bien, » balbutia-t-elle, déconcertée par le ton calme de son patron. Il l'invita d'un geste à s'asseoir sur la chaise juste en face de son bureau, chose qu'elle fit.
« Voilà ! C'est important d'aller bien, ma chère. Les ondes positives... la bonne humeur, » avait-il en agitant les bras comme s'il dirigeait un orchestre invisible.
Ndi go'o écarquilla les yeux, se demandant si Benedicto n'avait pas un jumeau sympathique qu'elle ignorait jusque-là. Le silence qui s'ensuivit fut lourd de sens. Benedicto arborait désormais un sourire étrange: il avait les lèvres retroussées, et ses yeux pétillaient d'une malice difficile à déchiffrer.
Il se frotta le nez avant de faire signe à Ndi go'o de s'approcher. Lonra, quant à elle, l'observait la scène d'un œil mauvais.
Benedicto se leva lentement, examinant Ndi go'o de haut en bas.
« Mademoiselle Ndi go'o, » commença-t-il très lentement.
« Oui, Monsieur ? » répondit-elle, nerveuse.
« Vous avez l'honneur de m'accompagner ce soir chez Lavoyette. »
La jeune fille n'eut même pas le temps de répondre que Lonra intervint brusquement.
« Attends, QUOI ?! »
Benedicto soupira profondément, se massant le long nez légèrement crochu.
« Que je ne vienne pas, c'est une chose, » reprit Lonra en marquant une pause, « mais que cette fille, » elle désigna Ndi go'o d'un geste du menton, « me remplace, ça, c'est hors de question ! »
« Lonra, s'il te plaît, » tenta à nouveau Benedicto.
« Il y a ma fille, Camille. Si la mère n'est pas à l'honneur, la fille saura la remplacer. »
« Lonra, je t'en prie... Ta fille parle à peine et elle a peur de tout, alors... » Il s'arrêta brusquement, réalisant l'erreur qu'il venait de commettre.
« Aïe ya yaïe, » murmura Ndi go'o en se pinçant les lèvres.
« Ah, d'accord... » Lonra hocha la tête lentement. « Donc, c'est de ma fille dont tu parles comme ça ? »
« Lonraaaa... »
« Et selon toi, c'est cette fille de bas étage, et noire en plus, que tu choisis ? »
Le concerné ne répondit pas.
« Benedicto, chéri... » Continua Lonra d'une voix douce et mielleuse, comme si elle cherchait à le séduire. Elle s'accouda sur le bureau en bois rouge, effleurant son menton du bout des doigts.
Le patron se mit à sourire légèrement, persuadé que la tempête était passée.
La blonde attrapa une assiette posée sur le bureau. Elle était remplie de cendres de cigarettes, et la plaça devant Benedicto. Puis, avec une brutalité surprenante, elle lui écrasa la tête dans l'assiette. Benedicto poussa un cri étouffé de douleur, et à peine s'était-il redressé qu'elle lui jeta une carafe d'eau en pleine figure.
Benedicto, le visage ruisselant, se redressa vivement comme s'il avait été ébouillanté. Lonra, quant à elle, grognait de rage. Elle semblait complètement hors de contrôle. Elle balança la carafe au sol avant de s'emparer d'un verre de vin rouge à moitié vide.
« Tu vas le regretter, Benedicto. Horriblement... le regretter, » dit-elle d'un ton menaçant tout en vidant le verre. Elle le reposa sur le bureau, mais revint aussitôt pour le jeter violemment au sol. Comme il ne s'était pas cassé, elle l'écrasa avec ses escarpins verts, ornés de boules de fourrure jaune, jusqu'à ce qu'il soit réduit en miettes.
Benedicto l'observait faire, impassible, comme s'il était habitué à ce genre de crise. Il s'adossa à la grande horloge près de son bureau, les mains sur les hanches. Ndi go'o, qui s'était rapprochée de la fenêtre, observait la scène tout en essayant de dissimuler son rire.
Lorsqu'enfin le calme revint, Lonra, encore furieuse, se dirigea vers une bouteille de vin millésimé posée à l'extrémité du bureau. Conscient de ce qui allait suivre, Benedicto se précipita et attrapa la bouteille avant elle. Il la tenait précieusement entre ses bras comme un nourrisson, le cœur battant la chamade.
Lonra recula, fulminante. Elle renversa des livres sur une étagère près de la porte. En quittant la pièce, elle jeta un dernier regard venimeux à Benedicto et Ndi go'o. Puis, elle sortit en claquant la porte si violemment que les murs en tremblèrent encore longtemps après son départ.
Benedicto resta immobile, le souffle court, tenant toujours la bouteille de vin dans ses mains comme s'il venait de sauver un trésor inestimable. Il se laissa tomber sur son fauteuil en cuir, puis, comme s'il venait de reprendre ses esprits, il posa délicatement la bouteille sur son bureau. Il essuya son visage trempé d'un revers de main, l'air désemparé.
— Pfiou... Quelle femme ! lança-t-il dans un murmure, plus pour lui-même que pour Ndi Go'o.
Ndi Go'o, quant à elle, restait figée près de la fenêtre, ne sachant pas si elle devait parler ou partir. Elle se racla légèrement la gorge pour rompre le silence.
— Est-ce que.. ça va ? demanda-t-elle prudemment.
Benedicto éclata d'un rire nerveux, secouant la tête.
— Est-ce que ça va ? répéta-t-il en écho. Avec Lonra, rien ne va jamais vraiment, mais je m'en sors... Je m'en sors toujours.
Il sortit un mouchoir de sa poche et commença à essuyer les cendres encore collées sur son visage. Puis, il tourna son regard vers Ndi Go'o, un sourire étrange aux lèvres.
— Bon, où en étions-nous ? Ah oui... Lavoyette. Ce soir.
Ndi Go'o fronça les sourcils, incertaine de la direction que prenait cette conversation.
— Vous avez entendu Lonra, monsieur... commença-t-elle, mais Benedicto leva la main pour l'interrompre.
— Peu importe ce qu'elle a dit. Tu m'accompagnes ce soir, un point c'est tout. Je me fiche de ce qu'elle pense. C'est une soirée très importante pour moi, et je ne peux pas me permettre qu'elle fasse une scène là-bas.
Il se leva de son fauteuil et s'approcha d'elle, son ton devenant plus sérieux.
— Tu comprends, Indigo... Ce soir, c'est crucial. Lavoyette ne traite qu'avec les plus puissants de cette ville, et je dois leur montrer que je suis l'un d'eux. Si Lonra vient et fait un scandale, tout est fichu. Mais toi... Tu as la tête sur les épaules. Ils verront que j'ai du contrôle. Que je sais m'entourer de gens de confiance.
Ndi Go'o sentit une boule d'angoisse se former dans son estomac. Elle n'avait jamais été au milieu d'un tel cercle d'influence. Et surtout, elle n'avait pas envie de se retrouver au centre de ce jeu de pouvoir entre Benedicto et Lonra. Mais avant qu'elle ne puisse répondre, Benedicto la fixa droit dans les yeux.
— Fais-moi confiance, Indigo. Ce n'est qu'un dîner, tout sera magnifique, et tout se passera bien.
Il recula légèrement, comme pour adoucir l'intensité de ses paroles, et reprit un ton plus léger.
— Et puis... ne t'inquiète pas, ce n'est pas toi qu'ils jugeront, mais moi. Toi, tu seras mon atout ce soir.
Ndi Go'o resta silencieuse un instant, pesant le pour et le contre. Son atout ? Elle ? Était-ce une farce ?
Elle savait que refuser pourrait lui attirer des ennuis avec Benedicto, mais accepter signifiait se retrouver dans un environnement où elle n'avait pas sa place. Finalement, elle prit une grande inspiration.
— D'accord, monsieur. Je vous accompagnerai.
Benedicto sourit, satisfait.
— Très bien, très bien. Mets quelque chose de chic, mais pas trop tape-à-l'œil. On doit rester discrets. On part dans deux heures.
Ndi Go'o hocha la tête avant de sortir de la pièce. Elle ne put s'empêcher de ressentir une étrange sensation dans le creux de l'estomac. Elle savait que cette soirée ne se passerait pas aussi simplement que Benedicto le prétendait.