L’aube, encore pâle, s’étirait lentement sur les toits cuivrés de la capitale. Les rues étaient encore calmes, nappées d’une brume légère que le soleil n’avait pas encore dissipée. Le manoir Shen, pourtant silencieux, vit s’ouvrir ses grandes portes bien avant l’heure habituelle.
Jiayi, vêtue d’une robe sobre mais noble, ses cheveux noués dans un chignon serré, sortit d’un pas vif. À ses côtés, Xiaolan, plus inquiète que jamais, tenait une ombrelle encore fermée et un petit paquet de gâteaux au sésame que Jiayi ne toucherait probablement pas.
— Maîtresse, dit Xiaolan timidement, vous êtes sûre qu’on aura accès aux registres ? Ce lieu est sous autorité militaire…
— S’il y a une vérité à trouver sur la mort de mon père et de mes frères, elle se cache là-bas. Je ne reculerai pas.
Le chemin vers le pavillon des archives militaires se fit sans détour, mais l’atmosphère se chargea au fur et à mesure qu’elles approchaient. À l’entrée du complexe de pierres blanches et grises, deux gardes impériaux, en armure, étaient postés devant les grandes portes de bois sombre. Leurs hallebardes croisées interdisaient toute entrée.
Jiayi s’arrêta à quelques pas d’eux, droite et impassible.
— Shen Jiayi, fille du général Shen Hong, demande l’accès aux registres de guerre des trois dernières années.
Les deux soldats échangèrent un regard gêné.
— Par ordre du ministère de la Guerre, l’accès est suspendu pour toute personne extérieure aux bureaux impériaux. Vous ne pouvez entrer.
— Quoi ?! s’écria Xiaolan, ses yeux étincelant de fureur. C’est la fille du général Shen ! Ce sont ses frères qui sont morts pour l’empire ! De quel droit vous l’empêchez d’entrer ?
— Les ordres sont clairs, répliqua le plus âgé des gardes. Et… il a été spécifiquement précisé que si *Mademoiselle Shen Jiayi* se présente, elle doit être refusée.
Le silence qui suivit fut glacial.
Jiayi ne dit rien tout de suite. Ses yeux s’assombrirent, ses lèvres se pincèrent. Un ordre donné pour la refuser personnellement ? Qui aurait osé ? Qui pouvait craindre à ce point qu’elle mette la main sur la vérité ?
Un léger son de pas brisa la tension.
Depuis la rue voisine, une silhouette imposante apparut, escortée de deux valets. Sa robe d’un bleu nuit brodée de fils d’argent, ses traits froids et son sourire condescendant : c’était le **ministre Jiang**, frère aîné de l’impératrice et chef influent au sein du gouvernement.
— Tiens, tiens, quel raffut de bon matin ? déclara-t-il d’un ton moqueur. Des cris, des menaces… Est-ce ainsi que la descendance du général Shen cherche la vérité ? Ou serait-ce plutôt une mise en scène dramatique pour attirer l’attention de notre auguste souverain ?
Jiayi se retourna lentement, son regard acéré se posant sur lui comme une lame tirée de son fourreau.
— Je vois, dit-elle calmement. C’était vous. C’est vous qui avez ordonné que mon nom soit effacé du registre d’entrée. Vous voulez m’empêcher de découvrir ce que mon père a réellement combattu. Ce qu’il a découvert. Pourquoi ?
Le ministre Jiang haussa un sourcil, feignant l’innocence.
— Voyons, demoiselle Jiayi. Les affaires militaires sont délicates. Dangereuses. Vous n’avez pas votre place dans ces registres. Ce passé, aussi douloureux soit-il, ne vous appartient pas.
— Mon père est mort pour cette patrie ! Mes frères aussi ! s’exclama-t-elle, la voix vibrante de colère. Et vous osez me dire que cela ne me concerne pas ?
Le ministre la regarda de haut, comme un professeur face à une élève insolente.
— Ce passé est clos. Mieux vaut ne pas réveiller les fantômes. Je vous le répète : retournez chez vous. Cultivez des pivoines. Rédigez des poèmes. Mais ne jouez pas à la stratège, Jiayi. Vous n’en avez ni le rang, ni l’autorité.
Xiaolan voulut protester, mais Jiayi leva la main, la stoppant. Son visage s’était figé en un masque impassible, mais ses yeux brûlaient d’une détermination glaciale.
— Je vois, dit-elle. C’est donc ainsi que l’on gouverne maintenant : en effaçant les morts pour préserver la paix. En muselant les vivants qui se souviennent.
Elle tourna le dos, mais pas sans un dernier regard pour Jiang.
— Vous pouvez sceller les portes, ministre Jiang. Mais les vérités que l’on cache finissent toujours par revenir, et parfois… elles mordent.
Sans attendre de réponse, elle s’éloigna, droite comme une flèche, Xiaolan trottinant derrière elle. Le ministre les suivit du regard, ses traits se durcissant à mesure qu’elles disparaissaient au détour de la rue.
— Elle commence à devenir gênante, murmura-t-il à l’un de ses valets. Très gênante.
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De retour au manoir, Jiayi ne dit pas un mot. L’intendante accourut, mais elle la congédia d’un geste. Dans son bureau, elle s’enferma.
Xiaolan resta devant la porte, anxieuse.
Derrière les panneaux de bois, Jiayi déploya un rouleau vierge. D’une main assurée, elle commença à écrire une lettre.
« À mon grand-oncle Shen Ruotian… »
Elle allait devoir contourner le pouvoir. Si les portes de la capitale se refermaient sur elle, alors elle les ferait tomber une à une.