Chapitre 58 – Le feu sous la cendre

Le vent chaud du désert soufflait lentement, charriant avec lui des grains de sable doré et la mémoire d’un passé oublié. Sous le ciel immense, baigné par les teintes rouges du crépuscule, une tente massive se dressait au sommet d’une dune, solennelle comme une relique sacrée.

À l’intérieur, dans une atmosphère imprégnée de cuir, d’encens brut et de vin épicé, le roi barbare Mu Heng était seul, assis sur un tapis usé par les batailles et les serments. Son armure reposait contre un pilier, et ses longs cheveux sombres pendaient sur ses épaules. Sa main tenait une coupe d'argent ciselée remplie de liqueur ambrée.

Il but une longue gorgée, puis, les yeux fixés sur le ciel nocturne qui s’étendait au-delà de l’ouverture de la tente, il murmura :

— Shen Jiayi…

Le nom roula sur sa langue avec une pointe de colère et d’amertume.

— Cette femme… elle me rappelle *l'autre*. Même regard. Même fougue. Et ce maudit nom…

Il grimaça, les dents serrées.

— *Shen.* Je déteste ce nom. Je le hais. Cet homme… ce général. Il m’a humilié devant mes hommes. Il m’a fait courber l’échine. Et maintenant sa fille vient me défier sans même lever une arme.

Il jeta la coupe au sol. Le vin s’étala en une flaque sombre sur le tapis.

— Je pensais cette lignée éteinte… mais elle est là. Debout. Plus fière que jamais.

Il resta silencieux quelques instants, puis se leva lentement, marchant jusqu’au bord de la tente, là où le vent désertique balayait tout sur son passage.

— Shen Jiayi… soit tu mords, soit tu meurs. Mais tu ne me fuiras pas.

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À des centaines de li de là, Jiayi franchissait à grandes enjambées les portes du manoir Shen. La nuit venait à peine de tomber sur la capitale, mais la tension qui enveloppait sa silhouette n’avait rien à voir avec le calme nocturne.

Xiaolan, haletante, suivait de près sa maîtresse sans oser dire un mot. Les lanternes du manoir éclairaient à peine le chemin. À l’entrée, l’intendante s’inclina en silence, observant le visage fermé de Jiayi, marqué par la colère, l’orgueil blessé et la détermination.

Elle ne dit rien. Elle savait. Elle connaissait ce regard : celui de la descendante du général Shen, lorsqu’une bataille venait de commencer.

Jiayi ne se rendit même pas dans ses appartements. Elle fonça droit dans son bureau, où les traces du papier brûlé du message de son grand-oncle restaient visibles sur le plateau en bois.

Xiaolan referma la porte derrière elles.

— Maîtresse… murmura-t-elle.

— Pas maintenant, Xiaolan.

Jiayi s’assit à son bureau et regarda fixement la flamme du bougeoir. Son regard était fixe, mais son esprit bouillonnait. Le rejet de l’empereur. La trahison du passé. Et ce nom qui revenait toujours : Mu Heng.

Elle ferma les yeux un instant.

— S’ils ont couvert ce complot depuis trois ans, dit-elle doucement, c’est qu’il y a bien plus à découvrir. Ils ont vendu l’honneur des Shen pour une paix qui n’était qu’un marché.

Xiaolan resta debout à ses côtés, n’osant même pas lui proposer du thé.

— Nous irons au temple des archives militaires demain, reprit Jiayi. Il doit rester des lettres de guerre. Des rapports. Je veux la vérité. Toute.

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Pendant ce temps, au palais impérial, l’atmosphère dans la salle privée de l’empereur était bien différente. Des lanternes tamisées jetaient une lumière dorée sur les murs de soie. L’empereur Nangong Liwei, vêtu de sa robe de chambre impériale, se tenait debout, les bras croisés dans le dos.

— Elle s’est agenouillée toute la journée devant mes portes… pour revenir me jeter au visage le passé, dit-il.

Assis sur un tabouret bas, le conseiller Huang l’écoutait avec attention, une tasse de thé fumant dans les mains.

— Elle croit servir la justice, dit le conseiller d’un ton mesuré. Elle agit avec le feu des Shen dans les veines. Mais ce feu-là peut brûler plus que les ennemis. Il peut aussi réduire en cendres la stabilité de l’empire.

— Je le sais, Huang. Je le sais mieux que quiconque. Mais je ne peux pas tout déterrer. Pas maintenant. Pas avec les tensions qui grondent à la frontière nord. Si les clans se réveillent, si Mu Heng change de ton…

Le conseiller Huang hocha lentement la tête.

— Vous avez fait le choix de la paix. Mais la paix exige parfois de sacrifier la justice.

— Et combien de sacrifices encore, Huang ? Mon propre fils est une marionnette pour l’impératrice. Le peuple chuchote sur la noblesse. Et maintenant Jiayi…

Il marqua une pause.

— Jiayi m’oblige à regarder un passé que j’ai choisi d’enfouir.

Le conseiller le regarda en silence, puis parla d’une voix basse :

— Elle ne se taira pas.

L’empereur resta un instant muet. Puis, lentement, il reprit place devant son écritoire.

— Alors je l’empêcherai de parler… ou je l’écouterai quand il sera trop tard.

Le silence retomba dans la pièce, aussi pesant qu’un ciel chargé de tempête.

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Et au loin, dans le désert, Mu Heng levait à nouveau une coupe vers les étoiles.

— Je viendrai à toi, Jiayi. Le désert n’oublie jamais. Ni les dettes… ni les visages.