Le soleil s’était couché depuis longtemps. Les étoiles, timidement, avaient percé le voile de la nuit au-dessus de la Cité Interdite. Mais dans les couloirs du palais impérial, la tension restait brûlante, palpable. Shen Jiayi, le visage marqué par la fatigue et la chaleur de la journée, était enfin conduite devant les grandes portes sculptées menant à la salle de l’Empereur.
Le garde Wei, toujours droit comme une lame, l’avait accompagnée jusqu’au seuil. Il n’avait rien dit, mais son regard avait brièvement croisé celui de Jiayi. Un regard lourd de silence, d’inquiétude… et peut-être de regrets.
Avant d’entrer, Jiayi se tourna vers Xiaolan, sa fidèle servante qui n’avait pas bougé de toute la journée.
— Attends-moi ici, dit-elle simplement.
Xiaolan hocha la tête sans protester. Les yeux humides et rouges d’avoir tant pleuré, elle se tenait droite à présent, comme si la force de sa maîtresse l’habitait elle aussi.
Les lourdes portes s’ouvrirent lentement dans un craquement cérémoniel.
Jiayi avança d’un pas mesuré dans la grande salle du trône, silencieuse, aux colonnes drapées de tentures écarlates et d’or. Des lanternes vacillaient, projetant sur les murs les ombres d’un pouvoir ancien. Au bout de cette allée royale, sous un dais de soie, trônait l’empereur Nangong Liwei.
Droit, le visage impassible, il ne portait pas sa couronne, mais son regard impérial suffisait. Le silence s’étira alors qu’il observait Jiayi s’avancer. Elle ne fléchit pas. Lorsqu’elle atteignit le tapis de jade situé juste avant les marches du trône, elle s’inclina profondément.
— Majesté, dit-elle d’une voix claire.
— Parle, répondit l’Empereur, ton neutre.
Jiayi releva la tête. Son regard était calme, mais une tempête grondait dans ses yeux.
— Trois ans auparavant, lors de la bataille de la passe du Vent de Givre, le général Shen — mon père — et mes frères ont été envoyés en avant-garde. On leur avait assuré des renforts. Ces renforts ne sont jamais arrivés.
Elle marqua une pause.
— Mon grand-oncle, Shen Ruotian, a enquêté. Il a découvert que ces renforts avaient été retardés délibérément… sur ordre secret d’un haut dignitaire militaire, agissant de concert avec l’émissaire du roi barbare.
L’Empereur ne cilla pas.
— Cette alliance barbare qui a ramené une paix éphémère, poursuivit Jiayi, a été scellée par du sang trahi, pas par de l'honneur. Mon père est mort non pas en héros tombé au champ d'honneur, mais en victime d'une manigance politique.
— Assez, trancha brusquement l’Empereur en levant la main.
Le son claqua dans l’air, net et impérieux.
— Ce pays, dit-il lentement, ce pays prospère grâce à la paix. Grâce aux compromis. Le peuple n’a plus faim. Les enfants rient dans les rues. Tu veux quoi, Jiayi ? Que je déclare une guerre pour venger des morts passées ? Que je remette en cause un traité signé ? Tout ça pour la mémoire d’un général, aussi loyal fut-il ?
Jiayi serra les poings.
— Ce n’est pas pour la vengeance, Majesté. C’est pour la vérité. C’est pour que ceux qui sont morts ne soient pas oubliés comme des pions sacrifiables. C’est pour que cette paix ne soit pas bâtie sur un mensonge.
— La vérité, dis-tu ? fit l’empereur en se levant, descendant une marche de son trône. Et que feras-tu de cette vérité si elle sème la discorde ? Si elle ébranle la cour ? Si elle donne à nos ennemis une raison d’en rire ? Tu parles comme si tu portais la couronne, Jiayi !
Il frappa le bras de son trône d’un coup sec.
— Ne prends pas la grosse tête. Tu es soutenue par ma grâce. Mais cela ne te donne pas licence de juger les affaires du trône. Tu oublies ta place.
Les mots, tranchants comme des lames, frappèrent Jiayi en plein cœur. Mais elle ne montra rien. Elle s’inclina encore une fois, sans mot, puis tourna les talons.
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Dehors, dans la fraîcheur de la nuit, Xiaolan se leva d’un bond en voyant sa maîtresse sortir. Elle courut à sa rencontre, les mains tremblantes.
— Maîtresse ! Que… que s’est-il passé ? Qu’a dit Sa Majesté ?
Jiayi ne répondit pas immédiatement. Elle marcha quelques pas sur les dalles froides, la tête haute, les yeux levés vers les étoiles. Elle inspira profondément, comme pour faire disparaître toute émotion.
— Il ne veut pas entendre, dit-elle finalement d’un ton distant.
— Quoi ?! Mais… Mais c’est une trahison ! C’est la vérité !
— Je sais, répondit Jiayi.
Xiaolan voulut protester, mais elle vit le visage de sa maîtresse. Une façade parfaite, sans fissure. Mais ses yeux… ses yeux semblaient avoir traversé mille tempêtes.
— Il ne veut pas de trouble, murmura Jiayi. Il préfère l’illusion de paix à la lumière douloureuse de la vérité.
Xiaolan baissa la tête.
— Alors que va-t-on faire ?
Jiayi regarda les lanternes du palais s’éteindre une à une.
— On rentre, dit-elle.
Elle marcha en silence, sans hâte. Mais dans son esprit, une décision s’était ancrée.
Si l’Empereur fermait les yeux, alors elle ouvrirait les siens encore plus grands. Elle trouverait un autre moyen. Une autre voie.
Et cette fois, elle n’attendrait plus qu’on l’écoute.