Chapitre I — Le Fils des Brumes

Volneth n’a jamais été faite pour les hommes de cour. C’est une terre oubliée, un ventre d’eau et de racines qui refuse les routes droites et les pierres taillées. C’est un marais immense, englouti de brume, dont les contours se redessinent chaque nuit. Rien ne tient debout ici sans s’enliser. Les piliers se fendent, les ponts se noient, les souvenirs s’effacent sous la vase.

Le soleil n’y est qu’un soupir, une lumière diluée à travers les brumes épaisses qui montent dès l’aube. La lune, elle, n’est qu’un murmure pâle, reflétée dans les eaux noires comme un œil à moitié fermé. Les rares villages érigés dans cette étendue vivent au bord de l’effondrement : les hommes y dorment armés, les enfants apprennent à chasser dans la vase avant de savoir compter. Certains pêchent pour survivre, d’autres troquent le silence contre des charges discrètes venues de l’ouest. Les plus forts vivent. Les autres disparaissent.

C’est là que je suis né.

Ma mère, Lysara, était une concubine impériale. Pas de celles qu’on expose dans les banquets, ni celles que les chants célèbrent. Non. Elle appartenait à la marge de la cour, belle mais sans lignage, instruite mais sans appui. Une rose née sur un mur décrépit. Quand sa grossesse fut découverte, elle fut écartée. Pas bannie, non , le mot aurait eu trop de poids. On invoqua des raisons médicales, un besoin de repos. Et on l’envoya à Volneth, dans un manoir abandonnée . Une garnison tombée en ruine, recyclée pour oublier les indésirables.

Le manoir, perché sur une langue de terre instable, craquait au vent. Les pierres suintaient, la moisissure courait entre les murs comme une deuxième peau. Deux servantes, silencieuses et vêtues de gris, l’accompagnaient. Aucune visite. Aucun courrier. Aucun regard.

Je vins au monde lors d’un orage d’automne. Les éclairs frappaient les arbres, le vent hurlait à travers les ouvertures brisées. Lysara accoucha seule, trois nuits durant, le souffle saccadé, les draps ruisselants. On raconte qu’elle chantait encore pendant les contractions, murmurant des fragments d’hymnes anciens, des noms oubliés de la cour,tout cela pour oublier ses douleurs. Et à la fin, dans un souffle, elle me donna le mien : Aerion.

Elle m’éleva comme on garde une flamme dans la brume. Elle n’avait rien, si ce n’est des histoires et des mots. Chaque soir, elle me parlait du monde d’en haut, des palais où l’on marchait sur du marbre, des repas sans insectes, des bibliothèques où les livres ne pourrissaient pas entre les doigts. Elle me montrait les lettres de la langue ancienne, m’enseignait les prières adressées aux étoiles, et quand la brume se faisait trop épaisse, elle m’appelait « mon prince », en secret. Ses bras sentaient l’encre et la lavande séchée. Elle copiait inlassablement des fragments de mémoire sur du papier gondolé, des récits impériaux qu’elle recomposait.Un soir, je la vis fixer une page où elle avait écrit : "Kael Varenth". Ce nom ne m’était pas familier. Je lui demandai qui c’était.

Elle me raconta alors l’histoire de l’un des plus grands Héros oubliés de l’empire.

Kael Varenth n’était pas né noble. C’était un homme du peuple, fils de forgeron dans une province oubliée, durant la Grande Guerre de Morah, quand les Héros eux-mêmes s’étaient divisés. Le continent s’était alors fragmenté, les pouvoirs éclatés, et les villes s’arrachaient les terres comme des bêtes. Kael, jeune soldat anonyme, avait été témoin de massacres, de cités entières ensevelies sous les flammes.

Mais il n’avait pas fui. Par ses mots, son courage et son silence, il avait réuni les fragments. Un à un, il avait convaincu les Héros dispersés, rallumé les anciens serments, fait taire les rancunes. On disait qu’il avait survécu à neuf blessures mortelles, et que ses cicatrices formaient une carte du continent. Il ne possédait pas de pouvoir au début. Il ne possédait que la foi. Et cette foi, plus tard, lui valut un don de l’empereur lui-même , un pouvoir de commandement qu’aucun autre n’avait reçu, il obtint le pouvoir de la justice.

C’est lui qui avait rétabli l’ordre. C’est lui qui avait reconstruit l’unité. Et c’est lui qui, à la fin, avait refusé de devenir le bras droit de l’empereur.

Ma mère me regardait avec ce mélange étrange de mélancolie et d’espérance.

« Tu vois, même les fils de la boue peuvent porter la lumière. Kael n’avait rien… sauf la volonté. »

Une nuit, alors que la tour gémissait sous la pluie, elle me serra contre elle et me dit :

« Tu n’es pas né pour cette boue, mon Aerion. Le monde est vaste, cruel, magnifique. Il ne t’aimera pas. Mais il te regardera. Et ce jour-là, tu devras lui montrer pourquoi il aurait dû t’aimer. »

« Mais… je suis seul ici », avais-je soufflé.

Elle m’avait regardé comme si elle voyait l’enfant et l’homme à venir en même temps.

« Les plus grands rois commencent seuls. »

Elle mourut l’année de mes sept ans. Une fièvre lente, venue des eaux, l’emporta peu à peu. Sa voix disparut en premier, puis la lumière dans ses yeux, puis son souffle. Les servantes ne firent rien. Ni soin, ni protestation. Seulement des gestes mécaniques, comme si sa mort était une page attendue.

Son corps fut brûlé sur une rive sombre, à la lueur d’un feu hésitant. Je me souviens d’avoir tenu son livre de prières, sans comprendre ce qu’était une fin. La fumée monta sans forme. Le marais resta muet. Seuls mes larmes trompèrent le silence.

C’est ce jour-là qu’un homme apparut : Saran.

Saran le Borgne. Vétéran oublié des guerres d’Urian, capitaine banni pour avoir désobéi à un ordre sacré. Son corps était un tissu de cicatrices, sa voix râpeuse comme la pierre. Il avait été envoyé à Volneth comme punition — surveillant militaire d’un endroit que personne ne voulait surveiller.

Il me prit en charge. Pas par pitié. Par refus de l’abandon.

Il ne parla jamais de Lysara, ni de mon père. Il m’appelait « le gosse », rien de plus. Et chaque journée devint un combat : se lever avant l’aube, courir, grimper, chasser. Il m’apprit à marcher dans la vase sans laisser de trace, à survivre sans feu, à lire la direction du vent à la courbure des roseaux. Il m’obligea à écouter ses récits de guerre, non pour les honorer, mais pour apprendre à les craindre.

Il n’y avait ni douceur, ni brutalité. Seulement la rigueur. Le silence était sa langue. Et j’appris à lui répondre avec le corps.

Une nuit, je tombai malade. Une fièvre sauvage. Trois jours de délire. Je vis des eaux noires, des silhouettes sans yeux, des mots sans langue. À mon réveil, une marque apparaissait sur ma poitrine : une spirale pâle, comme brûlée sous la peau. Saran l’observa, sans commentaire, mais son œil unique se plissa, presque inquiet. Le lendemain, la marque avait disparu.

Je grandissais dans les marges, entre les grenouilles et les ombres. Mais mon esprit restait en alerte. Je voulais savoir. Qui était mon père ? Pourquoi personne ne parlait d’elle ? Pourquoi ce silence ?

Un jour, un marchand égaré vint chercher refuge. Il portait un médaillon impérial. Je l’écoutai, suspendu à ses paroles. Il parla de la capitale, des tours d’argent, des jardins suspendus, du Haut Conseil. Et sans le savoir, il prononça ce nom : Hadrel. Le nom de mon père.

Mon cœur se serra. Le monde que je rêvais n’était plus une fable. Il avait un nom. Un visage.

Les jours devinrent plus lourds. Je regardais vers le nord, là où se levait la lumière que je ne connaissais pas. J’imaginais les palais, les salles d’obsidienne, le trône qu’on m’avait nié.

Un jour, je posai la question à Saran. Pourquoi n’y suis-je jamais allé ? Il me fixa, sans haine, sans tendresse :

« Parce que personne là-haut ne veut de toi. »

Ce soir-là, je quittai la tour bien après le coucher du soleil. Le vent s'était levé, portant avec lui les relents aigres de vase et de feuilles mortes. Chaque pas était un effort à travers la boue encore molle des pluies récentes. Mes bottes s'enfonçaient, mes jambes étaient lourdes, mais je marchais sans m'arrêter.

La colline que l'on appelait la dent d'ombre se détachait à peine du paysage, un relief discret perdu dans la brume. Elle n'avait rien d'impressionnant, rien d'héroïque. C'était une éminence rocheuse aux flancs couverts de ronces et de troncs pourris, presque toujours noyée de brouillard. Pourtant, elle était connue dans le marais. Car de son sommet, par temps clair, on pouvait voir au nord les derniers contreforts de la civilisation, et parfois, paraît-il, la lumière de la Cité.

Je gravissais lentement les pentes, les mains griffées par les branches basses, les pieds glissant sur les pierres moussues. Ma respiration formait de petits nuages blancs dans l'air froid. Le silence était profond, presque sacrilège, comme si le marais retenait son souffle. Je m'arrêtais parfois pour écouter, mais il n'y avait rien, ni cri d'oiseau, ni clapotis d'eau, ni vent. Juste moi, et mon cœur qui battait comme un tambour de guerre.

Au sommet, la brume était plus fine. Le ciel était d'un gris sale, à peine éclairci par la lueur de la lune voilée. Je me tins droit, les bras ballants, le corps tremblant de froid et de colère. Je regardai vers le nord, là où les brumes épaisses cachaient la cité d’Hollinia,la ville de la justice, cette cité de marbre et d'or que je n'avais jamais vue. Je regardai l'horizon, noyé de brume, et je pensai au Trône, à mon sang, à ce que je pourrais être.

Dans ce silence vaste, je murmurai pour moi seul : « Je me fiche qu'ils ne veuillent pas de moi. Qu'ils m'aient oublié. Qu'ils aient effacé son nom. »

Je fermai les yeux un instant, puis les rouvris avec lenteur. 

« Je suis né pour faire mentir le ciel. »