L'année de mes quinze ans, les brumes de Volneth virent descendre trois carrosses noirs frappés du sceau impérial. C'était un événement rare, presque surnaturel, comme si le monde d'en haut s'était soudain souvenu de l'existence de la boue et des roseaux. Les gens du marais observaient en silence, à distance, les roues d'onyx creuser les routes noyées de pluie.
Trois jeunes nobles avaient été envoyés pour quelques semaines en « formation militaire » au Sud. Leur arrivée, en vérité, tenait davantage du déplacement diplomatique que d'un réel apprentissage. Chacun portait un nom chargé d'attentes, mais aucun n'était semblable à l'autre.
Kaelen était le plus âgé, dix-huit ans, grand et bien bâti, avec une mâchoire carrée, des cheveux noirs lissés vers l'arrière et des yeux aussi froids qu'un éclat de métal. Il descendait de la lignée impériale, certes, mais de loin — un rameau oublié de la branche principale, que l'on maintenait dans l'ombre pour ne pas troubler l'ordre de succession. Pourtant, il portait ce sang comme un étendard, convaincu que son nom seul suffisait à le placer au-dessus des autres. Il parlait fort, marchait droit, et ne tolérait pas qu'on lui tienne tête. Sa simple présence imposait le silence aux serviteurs.
Maerel, elle, avait mon âge. Quinze ans. Elle avait un visage fin et anguleux, les pommettes hautes et les yeux dorés, larges et perçants, toujours en mouvement comme si elle analysait le moindre détail. Ses cheveux, châtain foncé, coupaient net sous les mâchoires, droits et lisses, encadrant son visage comme une lame. Elle était fille d'un noble sans renom, gouverneur d'une province moyenne aux confins de l'est. Aucun exploit familial, aucune gloire ancienne. Et pourtant, Maerel tenait à son sang plus qu'à sa propre vie. Petite, élancée, toujours droite, elle parlait avec une lenteur calculée, chaque mot prononcé comme un rappel qu'elle valait plus que les autres. Son regard pesait souvent plus que ses paroles.
Lireth, la plus jeune, avait treize ans. Elle n'était pas noble. Elle était la fille du Héros agriculteur , un des neufs héros de l'empire,un des hommes les plus puissants sur notre terre . Lireth, fine, élancée, se tenait droite comme une flèche, avec une grâce discrète qui attirait les regards sans jamais les inviter. Ses cheveux noirs, tressés en cordes épaisses, encadraient un visage aux traits calmes, presque éthérés. Elle parlait peu, regardait longtemps, et lorsqu'elle disait quelque chose, on avait l'impression qu'elle parlait à quelque chose de plus grand que vous.
Officiellement, leur venue était destinée à observer les garnisons impériales. Officieusement, ils étaient là pour être tenus à l'écart, le temps d'étouffer une rumeur ou de calmer une ambition mal placée.
Ils s'installèrent dans les quartiers supérieurs de la garnison, apportant avec eux leurs habitudes, leurs exigences… et leur mépris. Très vite, Saran m'ordonna de les servir. Officiellement, j'étais son assistant. En vérité, j'étais devenu domestique. Je leur apportais l'eau, je nettoyais leurs bottes, je servais leurs repas. Kaelen ne tarda pas à s'amuser de ma condition. Il m'appelait "le fils de vase", me lançait des bouts de pain rassis, et s'amusait à répéter :
« Même les grenouilles doivent avoir un prince, paraît-il. »
Un jour, alors que je nettoyais leurs affaires dans la cour détrempée par la pluie, Kaelen vint me trouver, entouré de deux autres jeunes soldats. Il me regarda de haut, puis tendit la main vers mon cou. Avant que je ne puisse reculer, il arracha le médaillon que je portais — un disque de cuivre usé, gravé d'un ancien symbole lunaire. Il le fit tourner entre ses doigts, faussement impressionné.
« Qu'est-ce que c'est ? Une amulette de pêcheur ? Tu crois que ça va te protéger des vipères, petit crapaud ? »
Il ricana, puis lança le médaillon dans la boue, là où la pluie l'enfonça presque aussitôt. Les autres éclatèrent de rire. Je ne pensais plus. Je n'entendais plus. Quelque chose en moi s'était brisé.
Je lui sautai dessus.
Mes poings frappèrent son visage avec une force que je ne me connaissais pas. Le premier coup le surprit, le deuxième fit jaillir le sang de son nez, le troisième le fit tomber à genoux. Il cria. Les autres réagirent, me tirèrent en arrière, me plaquèrent au sol. Ma joue heurta une pierre, ma lèvre éclata. Mais je m'en fichais. J'avais senti ses os sous mes phalanges. J'avais vu dans ses yeux la peur, même une seconde.
Saran arriva. Il ne dit rien. Il ordonna seulement qu'on m'enferme.
Trois jours dans une pièce sans lumière, sans nourriture chaude. Trois jours de froid, de silence, de solitude. Mais je ne regrettai rien. J'avais frappé un fils d'or, un héritier. Et, au fond, je savais qu'il s'en souviendrait toute sa vie.
Lorsque je fus relâché, tout avait repris sa place. Ou presque.
À ma sortie, les regards changèrent. Pas ceux des nobles — ils étaient plus haineux que jamais — mais ceux des domestiques. On me saluait avec prudence. On ne me parlait plus à la légère. Même Erval, l'intendant âgé, me tendit un morceau de pain chaud sans un mot, comme une offrande.
Le plus difficile, pourtant, ce ne fut pas la punition. Ce fut le quotidien.
Chaque matin, je devais réveiller les nobles en silence. Préparer leur thé noir, choisi selon les goûts de leurs mères respectives. Brosser leurs capes. Replier les couvertures en lin brodé qu'ils refusaient de poser eux-mêmes. Effacer la moindre trace de poussière sur leurs gants. C'était une routine qui broyait l'âme, et pourtant, j'y trouvais un étrange réconfort : une mécanique parfaite où je n'avais pas à penser.
Erval m'apprit les gestes. Il ne parlait pas beaucoup, mais un jour, alors que je peinais à recoudre une manche déchirée, il me dit :
« Ce n'est pas pour leur plaisir qu'on fait ça. C'est pour se souvenir qu'un jour, on ne le fera plus. »
Ses mots résonnèrent en moi comme une prophétie discrète. Il avait servi trois générations, vu cinq nobles tomber en disgrâce, deux se suicider. Il m'apprit à écouter sans répondre, à plier sans se briser. Je crois qu'il voyait quelque chose en moi qu'il n'osait pas nommer.
Ce furent des semaines d'observation muette, de gestes retenus, de phrases étouffées. Mais à force de silence, j'appris. J'observais Kaelen perdre patience à chaque imperfection. Maerel, elle, était différente. Elle ne me ridiculisait jamais. Elle me testait.
Un soir, alors que je rangeais la salle commune, Maerel m'observait depuis un fauteuil couvert de fourrure blanche. Elle buvait un vin du nord, les jambes croisées, un livre à la main. Quand je passai près d'elle pour ramasser un plat abandonné, elle dit doucement, sans me regarder :
« Pourquoi est-ce que tu nous regardes comme si tu étais l'un des nôtres ? »
Je ne répondis pas. Elle leva enfin les yeux, et son regard me transperça. Il n'y avait pas de méchanceté, mais une curiosité froide, presque scientifique.
« Tu ne portes pas nos couleurs, tu n'as pas nos mots. Et pourtant… tu ne baisses pas les yeux. »
Je soutins son regard, sans ciller. Un sourire fin naquit au coin de ses lèvres.
« Tu n'es pas comme nous. Mais tu n'es pas comme eux non plus. C'est pour ça qu'ils te détestent. »
Puis elle tourna la page de son livre et me renvoya au silence. Je restai figé un instant, incapable de répondre.
Lorsque je n'étais pas requis dans les cuisines ou aux écuries, je m'échappais. Pas loin. Juste assez pour respirer. Et toujours, je retournais à la bibliothèque délabrée de la tour. C'était un endroit oublié, infesté de moisissures, où les parchemins se désagrégeaient sous les doigts. Et pourtant, c'était le seul lieu où je me sentais à ma place.
Au fond d'un rayon, entre deux traités militaires et un recueil de lois navales, je trouvai un ouvrage relié de cuir noir, sans titre. Les pages étaient épaisses, couvertes d'une écriture ancienne que je mis des jours à déchiffrer.
Ce n'était pas de l'histoire. C'était un grimoire. Un recueil de récits oubliés, de rituels perdus, d'incantations dissimulées entre les lignes. On y parlait d'étoiles mortes, de langues que personne ne parlait plus, de pactes conclus dans des lieux qu'aucune carte ne nommait.
Un passage attira mon attention. Il décrivait un rite ancestral : tracer un cercle de cendre autour d'une flamme, placer une goutte de sang au centre, et prononcer le nom d'un être oublié — un nom interdit, mentionné en alphabet brisé.
Je préparai le rituel une nuit sans lune, dans une ruine couverte de lichen à l'arrière de la tour. Je n'étais pas sûr de comprendre ce que je faisais, mais une force me poussait à essayer. Une voix intérieure. Une faim.
Lorsque je prononçai le nom, la flamme changea. Elle devint bleue. Puis noire. L'air se comprima autour de moi. Et j'entendis quelque chose. Un murmure. Lointain, mais clair. Ni humain, ni animal. Une vibration dans mon crâne, un mot que je ne comprenais pas, mais que je sentais résonner dans mes os.
Je tombai à genoux. Ma vision se brouilla un instant, et le monde sembla reculer. Puis le silence revint.
Je refermai le livre, les mains tremblantes. Ce soir-là, je ne dormis pas.
Ce n'était pas encore de la magie. Mais c'était une fissure dans le réel. Une voix oubliée. Un appel.
Je continuai à lire, chaque nuit. À apprendre. À comprendre. Il n'y avait pas de maître pour m'enseigner, sauf les ombres. Et parfois, je pensais que même Saran me surveillait de loin, comme s'il savait. Mais il ne disait rien.
Quelques jours après l'incident du rituel, je retournai dans les ruines. Non pas pour répéter l'expérience, mais pour observer. J'avais le sentiment qu'un souffle invisible y persistait, une pression discrète dans l'air, comme si quelque chose avait été réveillé — et m'attendait. Je restai là une heure entière, immobile, à écouter.
C'est ainsi que je trouva une gravure, presque effacée, sur une dalle de pierre disjointe. Un cercle fendu par une ligne verticale, entouré de caractères semblables à ceux du grimoire. Je les recopiai sur un morceau de tissu et les conservai sous mon lit, loin des regards.
Ce fut aussi la première fois que Lireth me parla. Elle m'avait suivi sans bruit. Je l'entendis trop tard. Elle se tenait à l'entrée des ruines, la tête penchée, le regard opaque. « Tu entends, toi aussi ? » murmura-t-elle simplement.
Je ne sus que répondre. Elle ne posa pas d'autre question, et disparut comme elle était venue. Mais désormais, je savais que je n'étais pas seul à percevoir l'appel dans les ombres. Quelque chose, là-dessous, liait nos silences.
Et je compris qu'il y avait dans ce marais plus de vérités enfouies que dans tous les palais d'or du monde.