Chapitre III — Le silence des marais

Le marais avait changé.

Ce n’était pas une chose qu’on pouvait désigner du doigt — pas un événement, pas un cri. Mais chaque matin, chaque soir, chaque battement d’ombre semblait alourdi.

Les grenouilles s’étaient tues.

Le vent ne soufflait plus dans les roseaux.

La brume restait accrochée aux arbres comme une malédiction.

Volneth était devenu silencieux.

Et ce silence n’était pas vide. Il était plein de choses qu’on ne voyait pas. Une attente. Une tension. Quelque chose qui, sans jamais se montrer, prenait racine.

Même Saran l’avait senti. Mais il n’en parlait pas.

Il me faisait me lever avant le jour, sans un mot, et m’entraînait dans les hauteurs sèches, là où la brume ne montait pas encore. Il me faisait courir, chasser, ramper dans la boue. Il m’apprenait à survivre quand la nourriture manque, quand l’eau est mauvaise, quand la douleur devient une habitude.

Un matin, il m'emmena au-delà des pierres gravées, plus loin que je n’étais jamais allé. Nous avons passé trois jours hors de la garnison.Il m’avait donné une gourde vide, un couteau émoussé, et m’avait dit : « Si tu reviens vivant, tu auras appris quelque chose. »

Pendant ces trois jours, je mangeai ce que je trouvai : racines, petits lézards, un poisson que je parvins à assommer dans un bras d’eau. La faim rendait mes pensées plus lentes, plus brutes, mais elle aiguisait aussi mes instincts. Chaque craquement, chaque souffle du vent devenait une alerte. La deuxième nuit, je dus dormir perché dans un arbre creux pour éviter les glissements de terrain à cause d’une pluie torrentielle. Avant de me hisser entre les branches, je dressai un abri de fortune contre une souche effondrée, recouvert de feuillages humides. Le feu était impossible, mais j'avais trouvé une pierre encore tiède, chauffée par le soleil du jour. Je m'y accotai, le dos enfoncé dans la mousse, les muscles noués.

Pour la première fois depuis longtemps, je levai les yeux vers le ciel. Les nuages s’étaient ouverts après la pluie, laissant paraître une clarté pâle, tachetée d’étoiles rares. La brume, chassée pour un instant, permettait de voir les constellations : la Lance, le Cerf-Courbé, et plus loin, la Couronne. Je ne connaissais pas tous les noms, mais ma mère aimé bien me raconter les légendes liées à ces étoiles

Le silence n’était plus pesant. Il vibrait d’une sorte de beauté ancienne. Et dans ce calme presque solennel, je sentis quelque chose en moi se détendre.

Je restai là jusqu’à ce que le froid me rappelle au sol, et que le sommeil, enfin, vienne m’engloutir.

Le troisième jour, au petit matin, alors que la brume léchait encore les herbes, je tombai sur une créature massive — un croc-mire, comme on les appelle ici. Une sorte de sanglier aux pattes longues, couvert de boue et de plaques osseuses. Il fouillait le sol à grands coups de groin, à quelques mètres de l’endroit où je ramassais de la mousse. Le vent ne m’avait pas trahi. Mais ma respiration, oui.

La bête chargea. J’eus à peine le temps de rouler derrière un tronc mort. Son flanc heurta l’écorce avec une violence sèche, éclatant l’arbre en deux. Je n’avais ni arc, ni lance. Juste mon couteau, et la pente glissante du terrain.

Je courus. Pas loin, juste assez pour l’attirer dans la zone marécageuse que j’avais déjà traversée. Une poche de tourbe meuble où j’avais failli m’enfoncer la veille. Je courus, je sautai, et je me retournai au dernier moment. La créature me suivit, lourde, brutale.

Ses pattes s’enfoncèrent. Pas complètement, mais assez pour la ralentir. Je profitai de l’élan de sa tête pour me glisser sur le côté, grimper sur son dos en hurlant, et planter mon couteau juste sous la base de son crâne, entre deux plaques osseuses. Elle se débattit, me projeta au sol. Mais elle saignait. Je roulais, me relevai, et jetai sur elle une pierre énorme, que j’avais aperçue coincée dans la boue. Elle l’écrasa à moitié — et cette fois, ne bougea plus.

Je restai là un moment, le souffle coupé, le bras tremblant, couvert de vase et de sang. Ce n’était pas de la gloire. C’était de la survie pure.

À mon retour, les bottes déchirées, le regard fiévreux, Saran me lança une pomme sèche. Puis, sans un mot, me fit reprendre l'entraînement habituel. Comme si ces jours n’avaient été qu’un simple exercice parmi d'autres.

« Le marais ne t’aimera jamais, » m’avait-il dit un matin en m’arrachant une lame des mains.

« Mais si tu fais corps avec lui, il t’oubliera. Et c’est déjà beaucoup. », « tu t’en es bien sortie.». C'était la première fois que Saran me faisait un compliment depuis que je le connais.

Je combattais contre lui, et perdais presque toujours. Il n’enseignait pas à gagner, mais à encaisser, à rester debout, à connaître l’instant où l’on doit fuir.

Le reste du temps, je m’entraînais seul.

Dans une clairière oubliée, entre deux ruines noyées de mousse, j’avais aménagé un cercle. Un espace de silence et de sueur. Là, j’expérimentais. Je tendais les doigts, récitais les mots griffonnés dans mon carnet, et laissais l’ombre répondre.

Elle prenait parfois la forme d’une lame, fine et transparente comme du verre noir. Parfois une main sans peau, ou un serpent qui se mordait la queue.

Mais chaque forme se dissipait trop vite.

Instable. Incomplète. Incontrôlée.

Je notais tout. Dans un vieux carnet à la reliure brisée, je traçais des schémas, des impressions, des incantations que je modifiais à mesure. C’était une langue que je n’avais jamais apprise, mais qui résonnait en moi.

Je ne dormais presque plus.

Quand je sombrais enfin, ce n’étaient pas des rêves, mais des visions. Des eaux noires, des reflets d’yeux fendus, ouverts dans la vase.

Des voix sans bouche.

Des noms que je ne reconnaissais pas mais que je comprenais malgré moi.

Je me levais en sueur. Je reprenais l’entraînement. Je combattais l’insomnie par l’épuisement.

Je me sentais glisser.

Mais je refusais d’arrêter.

Lireth rôdait souvent dans les marges. Elle apparaissait sans prévenir, puis disparaissait. Parfois, je la trouvais assise sur une pierre, le menton posé sur les genoux, observant un insecte ou une racine, comme si elle attendait que quelque chose parle. Elle ne posait pas de questions. Elle regardait, et c’était souvent pire. Son comportement n’était pas celui de l’ignorance pourtant, mais elle faisait beaucoup qui me perturbait. Un jour, alors que je rangeais mes affaires d’entraînement, elle me tendit un fruit à moitié mangé sans rien dire. Puis elle repartit. Comme un souffle dans le vent.

Elle semblait connectée au marais. Une fois, je la vis poser sa main sur un arbre, comme pour écouter le cœur du bois. Une autre fois, elle traçait des cercles dans la vase avec son pied nu, les yeux fermés. Rien de ce qu’elle faisait n’avait de but apparent, mais tout semblait chargé de sens. Elle ne me parlait presque jamais. Mais parfois, elle murmurait en passant :

« Les racines écoutent. Les pierres se souviennent. »

Puis elle disparaissait. Je ne comprenais pas ce qui pouvait la lié à son père, un grand héro de l’empire. Elle est l’opposé de l’image qu’on se ferais de la fille d’un si grand homme.

Maerel, elle, brillait d'une intensité toute différente. Là où Lireth glissait comme une ombre discrète, Maerel imposait sa présence par le tranchant de son regard et la rigidité de sa posture. Elle s’était mise à me suivre des yeux avec une constance glaciale. Pas par curiosité. Par suspicion. Peut-être même par rivalité.

Chaque fois que nos regards se croisaient, quelque chose grondait en silence. Une tension invisible, mais palpable. Un matin, je la surpris me fixant depuis un pilier moussu, tandis que je tentais une invocation d’ombre. Elle ne cacha ni sa présence, ni son intérêt.

Plus tard, je la trouvai dans une salle d'entraînement abandonnée. Elle traçait un cercle maladroit à la craie, les lèvres serrées, la main tremblante. Elle essayait d’invoquer une flamme. Seules quelques étincelles apparaissaient, vite noyées par l’humidité ambiante. Elle tenta, échoua. Recommença. Encore.

Quand elle sentit ma présence, elle tourna la tête avec lenteur, les épaules toujours droites.

« Si tu ris, je t’étrangle. »

Je ne ris pas. Je ne dis rien. Et je sortis.

Quelques jours plus tard, sa voix claqua comme un fouet dans les jardins de la garnison. Je ne vis que des silhouettes, mais je reconnus sa colère contenue. Elle se disputait avec un homme — un membre de sa famille, sans doute. Un oncle, peut-être. Sa voix était tranchante, la sienne basse, glaciale. Je n'entendis que des bribes, mais elles suffisaient : il lui reprochait ses fréquentations, ses lectures, son obsession pour « des choses qui ne nous appartiennent pas ».

Elle ne répondit pas par des mots. Elle frappa. D’un revers net, précis. Sa lame entailla la joue de l’homme. Il recula, plus atteint dans sa fierté que dans sa chair.

Maerel ne dit rien de plus. Elle tourna le dos. 

Depuis ce jour, personne de son sang ne lui adressai plus de respect lorsqu’ils parlaient avec elle. Et elle, elle ne changea rien. Elle errait dans les couloirs comme si cette exclusion était une vieille compagne qu’elle avait enfin retrouvée.

Lorsqu’elle me croisa de nouveau, elle ne détourna pas les yeux. Elle ne m’observait plus comme un adversaire. Plutôt comme une énigme à disséquer.

Kaelen, enfin, se tenait à part depuis l’incident du collier. Il ne se mêlait à personne, pas même aux autres nobles. Il s’entraînait seul, jusqu’à l’épuisement. Chaque jour, il répétait les mêmes gestes : frappes, esquives, enchaînements. Sa discipline frôlait l’obsession. Il transpirait le contrôle, la maîtrise. Mais sous cette surface, je sentais autre chose — une tension plus ancienne, plus profonde. Il semblait avoir la peur de trahir son sang.

Un soir, alors que le ciel se teintait de cuivre derrière les remparts, il s’approcha. Deux épées d'entraînement à la main. Il m’en tendit une.

« Bats-toi. »

Ce n'était pas une provocation, mais une vrai demande

Nous croisâmes le fer sans un mot.

Au début, ses coups étaient secs, nets, maîtrisés. Il frappait sans passion, mais avec une certitude implacable. Son épée ne dansait pas, elle traçait des lignes pures dans l’air, chaque mouvement optimisé, réduit à l’essentiel.

Je laissais l’instinct guider mes gestes. Plus souple. Plus imprévisible. Là où il coupait droit, je glissais en courbes. Là où il voulait dominer, je cherchais à l’équilibrer, à détourner sa force plutôt que de l’absorber.

Le bruit du métal résonnait dans la cour, comme un cœur battant trop fort. Nos pas gravaient des cercles sur les dalles humides. Aucun cri, aucun éclat — seulement le frottement des semelles, le souffle, le choc bref des lames qui se rencontrent.

Il me toucha à l’épaule. Rien de profond, mais assez pour faire picoter la peau. J’effleurai son flanc, dans un pivot rapide qui le fit reculer d’un demi-pas. Il ne broncha pas. Je ne sourcillai pas. Le combat continua.

Par moments, nos lames restaient croisées, immobiles, les visages tendus à quelques centimètres l’un de l’autre. Je voyais dans ses yeux non pas de la rage, mais une volonté froide. 

Il essaya de m’écraser par la puissance. Je le laissai s’épuiser, le forçai à frapper dans le vide. Je cherchais les angles morts, les ouvertures dans sa cuirasse de discipline. Il corrigeait vite. Trop vite.

La sueur coulait dans nos cous, nos respirations devenaient plus profondes, plus courtes. Nos gestes, moins propres. Il trébucha légèrement sur un rebord disjoint. J’attaquai. Il para. De justesse.

Puis, comme d’un accord tacite, nous nous arrêtâmes.

Un pas en arrière. Deux corps haletants. Deux regards qui ne baissent pas.

Il me lança l’épée d’un geste sec, presque distrait, comme s’il en avait eu assez. Puis, sans une parole, il tourna les talons.

Mais je le vis. Une infime hésitation dans sa nuque. Une tension relâchée.

Pas de victoire.