L'indésirable

Eiran

Les murmures des rivières qui entourent Raz’hin sont insupportables. Ces esprits doivent s’ennuyer à mort pour venir troubler la tranquillité de l’enfant maudit.

- Eiran, que fabriques-tu avec cette canne à pêche ?

Ouf. Les voix se taisent enfin.

- Oh, ça ? dis-je en désignant l’objet en question. J’espérais juste attraper mon premier poisson avant de quitter Raz’hin, je réponds à Fenji, mon ami d’enfance.

- Toi ? Attraper un poisson ? se moque-t-il, les poings sur les hanches. Que le divin me foudroie si ça arrive un jour !

Fenji est mon ami le plus proche depuis que je suis arrivé à Raz’hin alors que je n’étais qu’un nouveau-né. Il a toujours veillé sur moi comme un grand frère le ferait. Si je suis l’enfant maudit, il est le géant bienveillant, prêt à m’infliger une belle correction au moindre geste douteux. Couvert d’une élégante couverture blanche cousue de fil argenté, j’ai été confié au grand maître de la ville, Tashen. Je suis devenu son disciple à cinq ans. Et ce jour-là, Fenji le devint également.

- Dis, Eiran…, semble-t-il hésiter. C’est vrai ce qu’on raconte ? Tu vas quitter Raz’hin ?

Hésitant, je n’ose soutenir son regard.

C’est vrai. Je quitte cette ville frontière où les murmures des esprits divisent le divin et le démon, pour entrer dans un monde où je ne serai plus à l’abri de mes découvertes. Seulement, j’ai passé de nombreuses années à parfaire mes aptitudes spirituelles pour une bonne raison. Ne supportant plus les railleries sur mon compte, j’ai décidé de découvrir la vérité sur mes origines. Qui étaient mes parents ? Pourquoi m’ont-ils laissé seul ?

J’ai parlé à Maitre Tashen de mon envie d’en savoir plus sur mon passé, mais il a simplement baissé la tête, un soupir lointain s’échappant de ses lèvres, et a caressé mes cheveux comme s’il voulait me protéger de la vérité. Puis il a murmuré, presque pour lui-même :

Je suis désolé mon enfant, toutes les archives qui mentionnaient tes parents ont été détruites il y a des siècles.

Mon maître avait suffisamment d’influence au royaume divin pour m’aider à avoir une entrevue avec l'Immortel archiviste. Pourtant, je refusais cette alternative. Les dieux et les immortels ne sont pas réputés pour leur empathie. Ils maintiennent l’équilibre sans aucune émotion. Il y a fort à parier que je serais renvoyé fissa à Raz’hin si j’ose pénétrer sur le territoire du divin.

C’est ainsi que j’ai pris la décision d’explorer une autre option. Celle d’enquêter au sein du royaume démoniaque. Les démons ne sont pas plus généreux que les dieux mais mon existence leur importe peu. Ainsi, je pourrai parcourir ces terres désolées à la recherche du passé de mon père, l’ancien seigneur démon. 

Je ne peux plus accepter qu’on m’appelle l’enfant maudit. Il est temps que j’en découvre les raisons. Il est temps que je devienne quelqu’un d’autre.

- Les rumeurs sont vraies, Fen’, je finis par répondre le sourire aux lèvres. Pourquoi ? Ton immense carcasse veut être de la partie ? Je te préviens, ce voyage ne sera pas de tout repos.

- Sans façon, mon frère. Le royaume démoniaque… ça pue l’embrouille à plein nez.

Un rire cristallin s’échappe de mes lèvres. Fenji ne le dit pas mais je connais la vraie raison de son refus. Il ne souhaite pas laisser Raz’hin sans surveillance. La neutralité de la ville attire parfois des ennemis inimaginables. Lui et moi étions les gardiens de ce havre de paix. Seulement les temps changent.

Nos destins sont peut-être différents mais je sais que je retrouverai un jour ou l’autre cet endroit qui m’a vu naitre et grandir.

Je reviendrai. Un jour. Et ce ne sera plus l’enfant maudit que Raz’hin verra franchir ses portes.

Mais cette fois, ce sera un nom qu’on n’osera plus oublier.

- Tu sais, je n’ai jamais été doué pour ces… trucs, marmonne Fenji alors que je range le matériel de pêche du maître.

- Oh… Les adieux, tu veux dire ?

- Ouais… Enfin…

L’hésitation de mon camarade me fait mourir de rire. Le voilà, si tragique à l’idée de mon départ imminent. Alors, mes vieilles habitudes reprennent le dessus et je l’enlace comme on le ferait avec un enfant boudeur. Seulement… Fenji n’est plus un enfant et mes bras sont trop courts.

- Arrête ça tout de suite, sale gosse ! râle-t-il en se débattant.

J’obéis et lève les deux mains en l’air en signe de reddition en riant.

- Nos destins sont liés, mon ami, dis-je quand je recouvre mon sérieux. Nous nous reverrons.

Fenji hoche la tête d’un air entendu.

- Que le divin t’accompagne, Eiran, déclare-t-il solennellement.

Le vent souffle doucement sur les eaux de Raz’hin, comme pour emporter un dernier fragment de ce que je laisse derrière moi.

Je ne me retourne pas. Pas parce que je suis fort… mais parce que si je le fais, je risque de ne plus avancer.