Le démon de l'ombre

Ashen

Je dois probablement être la réincarnation d'un enfant maudit... ou alors un crétin au karma déplorable. Franchement, je ne vois aucune autre explication.

— Ashen, regarde ! Ces fleurs brillent, on peut les manger ?

— Mange-les. Tu disparaîtras peut-être plus vite, je grogne, agacé par cette voix perçante qui me poursuit sans relâche.

Aynel m'adresse un sourire ravi, hausse les sourcils et... glisse la fleur dans sa sacoche. Bien entendu.

Je me traîne cette jeune renarde à neuf queues depuis trois jours. Trois jours de bavardages incessants, de rires stupides et de remarques inutiles. Depuis la chute de mon clan, je suis devenu un vagabond. Autrefois, les démons de l'ombre étaient puissants. Respectés. Craints même. En une nuit, tout s'est consumé dans les flammes. Mes frères sont morts, mon maître a disparu, et moi... je traîne ma carcasse à la recherche d'un abri comme un vulgaire fugitif.

J'ai rencontré Aynel lors de mes recherches infructueuses dans une ruelle de village. J'espérais un lit chaud et une soupe revigorante. Hélas, tout ce que j'ai récolté jusqu'ici, c'est cette malédiction ambulante.

J'ai pourtant essayé de m'en débarrasser par tous les moyens.

Je l'ai menacée.

Ignorée.

Tenté de la semer.

J'ai même songé à la livrer aux immortels pour lui ôter l'envie de me suivre à nouveau.

Mais ce fut un échec total.

Rien à faire.

Elle s'accroche.

— Tu sais que tu n'es pas très amusant pour un démon ? Même tes ombres ont l'air dépressives, se moque-t-elle en sautillant gaiement.

— C'est parce que tu leur files le cafard.

Elle éclate de rire. Et moi, je me demande encore pourquoi j'ai pris cette fichue ruelle.

Mais tout change en un instant.

La brume rampante s'épaissit. L'air devient électrique. Une énergie beaucoup trop lumineuse se répand dans l'atmosphère. Ce genre de clarté n'a rien à faire ici. Pas dans ce royaume de cendres et de ruines. Tous mes sens s'alertent. Je m'arrête.

Aynel m'imite.

C'est la première fois depuis notre rencontre qu'elle semble réellement troublée.

— Tu sens ça, Ashen ? me demande-t-elle à voix basse.

— Hm.

Quelqu'un approche. Et ce quelqu'un dégage une énergie que je n'ai encore jamais ressentie. Ce royaume est fait d'obscurité. Nous sommes des humains ayant succombé à nos démons intérieurs. Quand notre heure est venue de quitter le monde des vivants, nous sommes devenus des démons. Il n'y a pas de place pour la lumière ici.

Je grimpe sur un rocher noirci et m'accroupis. Là-bas, entre les arbres tordus, j'aperçois une lueur pâle. Une silhouette. Fine. Élancée. Un manteau clair. Et des cheveux... blancs ?

Je plisse les yeux.

— Laisse-moi voir, Ashen !

Je ne réponds pas à la turbulente renarde, trop absorbé dans ma contemplation.

Une apparition divine.

Ou un cinglé.

Un idiot masochiste au visage gracieux, qui déambule dans un monde sinistre auquel il ne semble pas appartenir.

Il marche sans la moindre crainte. Comme s'il croyait que rien ne pouvait l'atteindre. Comme s'il n'avait jamais eu à fuir. Un inconscient, sûrement.

Mais j'ai cessé de rire.

Je me redresse légèrement.

— Voilà qui promet d'être divertissant.

Mais à peine ai-je prononcé ces mots que je sens une présence se faufiler sur ma droite.

— Aynel... Reviens ici, je grogne.

Trop tard.

Elle a déjà bondi du rocher, ses queues virevoltant dans la brume comme un feu d'artifice silencieux. Elle trottine vers l'étranger. Puis, elle s'arrête devant lui et lui sourit comme une gamine devant une friandise.

Il rayonne d'une lumière indécente.

— Waouh ! Tu es tellement... lumineux, s'extasie la jeune renarde.

Je ferme un instant les yeux. Inspire. Expire.

Elle va finir par m'attirer des ennuis.

Eiran

Je ne sais pas ce à quoi je m'attendais en foulant les terres démoniaques, mais certainement pas... ça.

Une gamine-renarde – du moins, c'est ce qu'elle semble être – me fixe comme si j'étais une relique sacrée.

— Wahou ! Tu es tellement... lumineux, dit-elle en agitant une de ses queues avec admiration.

Je cligne des yeux.

Puis je souris.

D'aussi loin que je me souvienne, seuls les mots de mon maître m'avaient valu des éloges. "Enfant maudit" était sur toutes les lèvres. Personne n'attendait quoi que ce soit de moi, et j'ai fini par m'en accommoder. Aucun d'eux ne m'a jamais trouvé... lumineux.

— Merci ? C'est la première fois qu'on me compare à une luciole divine.

Je l'observe attentivement. Dans le royaume mortel, je lui donnerais quatorze ou quinze ans. Mais en ressentant l'aura que dégagent ses queues, ancienne et singulière, je comprends qu'elle est bien plus que ce qu'elle paraît.

Et pourtant, je ne perçois aucune hostilité.

— Tu es seule, petite renarde ? je demande en lui souriant.

Elle ouvre la bouche puis son regard glisse légèrement vers un rocher, à quelques mètres. Curieux. Ce rocher m'avait déjà attiré quand j'ai franchi la frontière entre les royaumes.

Quelque chose, ou quelqu'un, s'y cache.

Je m'accroupis face à Aynel.

— Tu peux dire à ton ami tapi dans l'ombre que je ne mords pas. Enfin... pas sans raison.

Je garde mon sourire, mais mon regard reste rivé sur les débris. Il y a là-bas une présence. Je le sens. Une énergie envoûtante. Presque liquide. Elle glisse sur l'air comme de l'encre dans l'eau. Mon énergie spirituelle est irrésistiblement attirée par cette obscurité. Sans que je sache pourquoi.

Puis je les vois.

Les ténèbres.

Elles rampent lentement jusqu'à moi, d'abord hésitantes, puis plus franches, comme appelées malgré elles. Ce ne sont ni illusions, ni sorts. C'est une présence. Ces ombres obéissent à un maître. Sans aucun doute.

Elles s'entrelacent, m'encerclent comme dans une danse élégante. Je reste immobile. Je pourrais reculer, me défendre, me méfier. Utiliser mon éventail spirituel. Mais je choisis d'attendre. Et d'observer.

Aynel, quant à elle, s'agite joyeusement. Elle rit, danse, imite les ombres, les yeux brillants d'excitation.

— Ashen, je crois que tes ombres se sont fait la malle ! lance-t-elle, hilare.

Une silhouette finit par émerger des ténèbres. Noire. Calme. Imposante.

Il traverse la brume comme s'il en était le seigneur. Sa cape flotte derrière lui, et les ténèbres s'agrippent à ses pas comme des sujets fidèles. Il a le visage fin, les yeux rouges, le regard acéré.

— Tu prétends être inoffensif, souffle-t-il en s'arrêtant devant moi. Mais tu as l'apparence d'un piège. Qui t'envoie ?

Je hausse un sourcil.

— J'ai connu mieux comme entrée en matière.

Il ne répond pas. Trop occupé à m'analyser, comme si j'allais le trahir à la première occasion. Il cherche la faille. Peut-être croit-il savoir qui je suis. Ou peut-être se demande-t-il, lui aussi, si je suis une calamité.

Peu importe. Je l'observe, moi aussi.

Il est fait d'ombres, mais pas de vide. Il y a du feu en lui. Je le ressens à travers chaque fibre de mon être de sang-mêlé. Quelque chose de vivant, de tordu et de magnifique à la fois.

Il me regarde comme un prédateur méfiant.

Et pourtant, il hésite.

Alors je souris.

— Tu comptes te battre ? je le provoque. Ou tu vas continuer à jouer les poètes torturés ?

Il sourit, d'un air mauvais. Je crois que j'ai réveillé son goût du défi.

— Très bien, battons-nous, déclare-t-il en brandissant ses deux dagues ornées d'un symbole que je ne distingue pas encore. Je suis Ashen, démon de l'ombre. Ce... duel me dira qui tu es.

Je ris face à cette proposition. Il est vrai qu'en dehors de Raz'hin, les affrontements sont une forme de présentation. La manière de combattre d'un être révèle bien plus que ses paroles. Ici, nous nous jaugeons par l'action, pas par la langue.

— Enchanté, Ashen, démon de l'ombre. Je suis Eiran. Montre-moi ce que tes ténèbres savent faire.

Le visage d'Ashen se transforme alors qu'il s'élance vers moi. Ma spécialité étant l'agilité, j'esquive aisément ses premières attaques.

— Pas mal, démon, tu sembles parfaitement contrôler tes ténèbres, je commente en riant.

Une ombre me percute de plein fouet. Mon souffle se bloque. Mon dos frappe le sol humide. Mon sourire s'efface. Il est fort. Puissant. Implacable. Il surgit et disparaît comme un spectre. Sa lame effleure le col de ma tunique. Puis plus rien. Un fantôme. Il ne fait aucun bruit. Mais son silence hurle. Nous sommes sur son territoire, et il tient à me le rappeler.

Il est temps que je réplique.

Je m'essuie la lèvre ensanglantée, un sourire aux lèvres. Il est temps de passer aux choses sérieuses. Je me suis entraîné pendant des années pour élever mon niveau d'éveil spirituel. Ce duel est l'occasion rêvée. Je n'ai pas l'intention de la laisser passer.

Grâce à mon énergie spirituelle, je fais apparaître Cœur Pur, mon arme divine : un éventail blanc orné des symboles de Raz'hin. Mes yeux bleus cherchent Ashen dans les ombres. Je le repère. Il tente un nouvel assaut, que j'évite, avant de riposter directement contre sa noirceur.

La lumière de mon éventail frappe ses ténèbres, mais je décide que cela suffit.

J'en ai assez vu.

Je lève l'éventail sans un mot. Et j'attends.

— Qu'es-tu ?

Le soupir d'Ashen n'est que le reflet de ma propre solitude.

Que suis-je ?