Ashen
— Tu as vu ça, Ashen ? lance Aynel, les yeux ronds de surprise.
Si j'ai vu ? C'est un euphémisme. Eiran n'attaque pas, il se protège. Il aurait pu aller plus loin, mais ce n'est pas son tempérament. Ce qui me conforte dans l'idée qu'il n'a rien à faire ici.
— Tu as du cran, je dois le reconnaître.
J'ai toutes les peines à l'admettre, mais cet affrontement ne m'a pas laissé de marbre. Et je dois avouer que ça me fout en rogne. Je n'ai pas de temps à perdre avec un suicidaire bardé de lumière.
— Tu devrais venir avec nous !
Je me retourne vers Aynel.
Est-elle devenue folle ?
— Il n'y a pas de "nous", je réplique en levant les yeux au ciel.
Eiran ne dit rien. Il nous observe en silence. Ses yeux rieurs, son sourire en coin, son air trop léger... Tout en lui détonne avec le décor. Ce n'est pas un royaume de fées, ici.
Et puis, qu'est-il au juste ? Il semble issu du divin, à en juger par cet éclat qui l'accompagne à chacun de ses pas. Pourtant, ce n'est pas un immortel. J'ai assez de siècles dans les jambes pour savoir quand j'en ai un devant moi. Et ce n'est pas le cas.
— Tu comptes me fixer encore longtemps ? demande-t-il avec une douceur moqueuse.
Je plisse les yeux. Il a le don de m'exaspérer sans lever le petit doigt. Comme si Aynel n'était pas déjà une torture suffisante...
— Je me demande juste si ton espèce est immunisée à la réalité, ou si tu es complètement inconscient. Tu es tombé par hasard sur Aynel et moi. Tu as eu de la chance, rayon de lumière. Tous les démons ne sont pas aussi... amicaux.
Il rit.
Ce rire.
Léger. Propre. Trop vivant pour un endroit comme celui-ci.
— Tu te trouves vraiment amical ? se moque-t-il, hilare.
Derrière moi, j'entends la renarde s'esclaffer bruyamment.
J'ai mal au crâne.
— Bon, alors c'est réglé ! déclare Aynel d'un ton satisfait. On voyage ensemble.
Elle se précipite vers Eiran et s'accroche à sa jambe comme un koala.
— Personne n'a rien réglé du tout, je rétorque aussitôt.
C'est vrai que je prévois de m'arrêter à Teivel. J'ai besoin de rencontrer le maître des poisons, Yuwen. Un pratiquant démoniaque influent qui dirige la ville d'une main de fer. Ce ne sera pas simple... mais c'est ma seule piste pour retrouver mon maître. Et celui qui a détruit mon clan.
Quand je reprends mes esprits, Eiran et Aynel avancent main dans la main, comme si je n'existais plus.
— Tu vas voir, Eiran, Teivel est une ville comme tu n'en as jamais vue ! explique passionnément la renarde. On s'y amuse en permanence ! Tu peux même jouer pour gagner des années de cultivation spirituelle !
— Teivel m'intéresse aussi, dit-il. Si vous m'acceptez, je vous y accompagne. Ensuite, chacun suivra sa route.
Je croise les bras. Je sais que c'est une mauvaise idée. Mais mes ombres, étrangement, ne protestent pas.
— Très bien. Mais si tu me ralentis, je n'aurai aucun scrupule à t'abandonner dans cette fichue ville.
— Tu as tendance à me sous-estimer, démon ténébreux, répond Eiran avec un sourire provocateur.
Je grogne. Je suis déjà trop impliqué dans cette absurdité.
Trois silhouettes s'enfoncent dans la brume.
L'ombre.
La lumière.
Et la renarde rieuse qui joue les équilibristes entre les deux.
⸻
Eiran – Sur la route de Teivel
Après une bonne heure de marche, nous trouvons enfin un abri pour la nuit. Une auberge branlante se dresse face à nous, à quelques heures de Teivel. À moitié avalée par les racines d'un arbre centenaire, elle ressemble davantage à un refuge pour âmes perdues. Mais la fumée qui s'échappe de la cheminée est accueillante, et l'odeur d'un ragoût épicé me fait grogner de faim.
Aynel éclate de rire. Ashen, lui, reste imperturbable.
— Moi aussi je meurs de faim !
Elle s'élance vers l'entrée. Le démon, lui, reste immobile. Il inspecte la façade, les lanternes éteintes, les rideaux élimés... Il cherche les pièges. Moi, je cherche juste un peu de paix.
Quitter Raz'hin n'a pas été facile. Me retrouver ici, encore moins. Mais avec ces deux-là, va savoir... j'ai l'étrange intuition que je vais trouver ce que je suis venu chercher.
— Tu penses que les plats seront empoisonnés ? je demande à Ashen, mi-sérieux, mi-taquin.
Il grogne. C'est presque devenu une douce mélodie.
— Si c'est le cas, j'espère qu'ils cibleront la renarde en premier.
— Je t'entends, saleté de démon ! lance Aynel, une motte de poussière sur le front.
J'entre à mon tour. L'air est épais, chargé de parfums et de silence. Un de ces silences qu'on n'ose briser qu'avec une bonne raison.
Un vieil homme à la barbe grise nous accueille d'un regard. Il ne parle pas. Ses yeux laiteux semblent lire en nous plus qu'ils ne le devraient. Trois autres clients, tous silencieux, sont assis, figés, comme s'ils attendaient quelque chose... ou quelqu'un.
Le vieil homme nous désigne une table près du foyer. J'y tombe avec soulagement.
Ashen reste debout. Il jauge l'endroit. Puis, finalement, il s'assoit face à moi.
— Tu t'installes toujours comme si tu allais devoir tuer tout le monde cinq minutes plus tard ?
Il boit un verre d'eau. Puis, sans ciller :
— Ce ne serait pas la première fois.
Aynel revient avec trois bols fumants.
— C'est le plat préféré d'Ashen ! Il ne mange rien d'autre.
Je le regarde, intrigué.
— Vraiment ?
— Taisez-vous et mangez. Demain, on repart à l'aube. Si l'un de vous est en retard, je le laisse ici. C'est clair ?
Nous acquiesçons sans discuter. Je devine qu'Ashen ne plaisante jamais quand il parle ainsi.
Nous mangeons comme des affamés. Puis, un verre de vin plus tard, nous gagnons notre chambre commune. Je suis épuisé. Cette aventure est bien plus vertigineuse que je ne l'imaginais. Et pourtant, je me sens plus vivant que jamais.
— Bonne nuit, Ashen, je murmure.
— C'est ça. Sois prêt à l'aube.
Je ris doucement.
Puis je ferme les yeux.
Le silence tombe.
Un silence habité. Serein.
Demain, Teivel nous attend.