Teivel, la vénéneuse

Ashen

La route s'efface sous nos pas, avalée par la brume épaisse et les souvenirs que je m'efforce de laisser derrière moi. Mon clan tout entier brûlant dans les flammes. Et ces cris... que je n'oublierai jamais. Je dois rendre justice à tous mes frères et sœurs. Tous ceux qui ont péri cette nuit-là.

Si seulement j'avais la force d'anéantir celui qui tire les ficelles... Mais seul, je n'y arriverai pas. Et, aussi détestable que cela me semble, j'ai besoin d'informations.

Le meilleur informateur du royaume démoniaque se trouve dans cette ville de malheur. Teivel. La cité de tous les vices.

Son nom ? Yuwen.

Cela fait des heures que nous marchons. Aynel et Eiran bavardent inlassablement tandis que je reste à l'affût, jusqu'à ce qu'un parfum vienne perturber mes sens. Mes ténèbres frémissent, agitées.

Cette odeur... envoutante. Irrésistible.

Elles ondulent comme pour m'inciter à presser le pas vers la ville.

Je m'arrête au sommet de la colline et lève les yeux.

Teivel.

Elle s'étale devant nous comme un mirage sculpté dans l'encre et la braise. Ses toits sombres brillent sous la lune pâle, éclaboussés de rouge par les lanternes et d'ombre par les arbres en fleurs. Les pétales tombent comme un présage. Et, au cœur de cette étrangeté raffinée, la ville grouille de vie.

Rires. Voix. Musique.

Les rues vibrent de silhouettes nocturnes. Démons masqués. Marchands vêtus de noir. Enfants courant entre les étals de bonbons spirituels et de talismans douteux. Certains immortels dissimulent leur aura sous de lourdes capes. Le cœur de la cité est une ruche. Et nous, nous nous approchons du miel.

Eiran s'arrête à mes côtés, bouche bée.

— C'est... magnifiquement sordide, souffle-t-il, fasciné par le marché nocturne.

Je lève les yeux au ciel. Évidemment qu'il trouve ça sublime. Il pourrait être avalé par cette ville et continuer à sourire.

Ce sourire. Il m'agace.

Trop poli. Trop bien façonné. Comme un masque. Et j'aimerais bien savoir ce qu'il cache.

— Teivel est une rose empoisonnée, dis-je. Belle à admirer, mortelle à toucher.

Aynel tourbillonne dans un éclat de rire.

— Ne l'écoute pas, mon petit être lumineux. On s'éclate ici ! Très peu de règles, de la bonne musique... Je t'ai parlé de la maison de jeu ?

Trop souvent...

Je la regarde d'un air blasé.

— Des voleurs, des assassins, des jeux où on ne gagne jamais sans perdre quelque chose. Voilà ce qu'on trouve ici.

Eiran arque un sourcil, intrigué.

— Tu parles comme si tu connaissais bien les lieux. Client régulier de la maison des plaisirs, Ashen ?

Je me retourne vivement en entendant le rire d'Aynel.

— Ris tant que tu peux, Eiran, je siffle. Mais ne compte pas sur moi pour te sauver quand on t'arrachera tes ailes de lumière.

Les sons s'aiguisent, les parfums s'épaississent, les regards deviennent lourds. Cette ville nous observe avant même qu'on y pénètre. Ici, tout s'achète. Même l'oubli.

Mais moi... je ne peux pas oublier.

Eiran

— Je dois voir quelqu'un. Faites ce que vous voulez. On se retrouve devant la statue du démon de la famine, lance Ashen, plus nerveux que d'habitude.

Je l'observe avec attention. C'est vrai, nous sommes de simples compagnons de route. Il ne me doit rien.

Mais j'aimerais savoir. Qu'est-ce qui l'agite autant ? Que cherche-t-il ici, au fond ?

— Allons-y ensemble. Je risque de me perdre.

Ashen soupire. Et, pour une fois, je ne souris pas.

Je me moque souvent de lui, oui. Mais je sais aussi quand me taire.

— Je ne pourrai pas te protéger, Eiran. Et cette fois... ce n'est pas une menace.

Je fronce les sourcils.

— Tu n'as pas encore idée de ce que cette ville fait aux êtres comme toi. Teivel est affamée. Comme tout ce royaume. Elle dévore les cœurs naïfs et recrache leurs souvenirs dans les caniveaux.

Un silence s'installe, lourd. Même Aynel le ressent. La ville brille, chante, enchante... mais quelque chose ronge ses fondations.

Je pose la main sur son épaule.

— Très bien. On se retrouve devant cette... statue du démon de la famine, alors ?

Il hoche la tête.

— Ne parle à personne. Ne touche à rien. Et si quelqu'un t'offre quoi que ce soit... cours.

— Tu crois vraiment que je suis aussi naïf ?

Un rictus amer effleure ses lèvres et il disparaît dans la foule. Avalé par Teivel.

Aynel attrape ma main et me guide à travers la cité. Ses rues se plient sous mes pas, sinueuses, presque vivantes. Chaque ruelle promet un secret. Chaque lanterne vacille comme un souffle de piège.

Je ne marche pas. Je flotte. Et je me demande... mes parents se sont-ils aimés dans un endroit comme celui-ci ?

Je ne connais ni leur histoire, ni leurs noms. Mais venir ici, c'est peut-être aussi me rapprocher d'eux.

Aynel papillonne d'un étal à l'autre. Je la laisse faire. Elle rayonne d'une lumière que rien ne semble ternir. Cette renarde est un remède contre la solitude.

Puis mon regard est happé.

Des lanternes vertes qui respirent. Des masques figés. De l'encens qui pleure dans des coupes gravées.

Il y a une beauté ici. Une beauté qui mord.

Et malgré moi... je m'en approche.

— C'est juste là, souffle Aynel. Tu vas adorer, petit être lumineux.

Je lève les yeux.

Devant nous, la maison de jeu semble prête à nous dévorer.

Au-dessus de son entrée, un nom gravé m'arrache un frisson :

« La symphonie funeste de Yuwen »