Eiran
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Dès que je franchis le seuil de la maison de jeu, une odeur capiteuse m'envahit. Un mélange de musc, d'encens noir et de fleurs fanées. L'air est dense. Presque palpable. Certains s'enivrent dans un coin sombre et tamisé d'une lueur verte. Les rires sont sophistiqués comme les atours que les habitués portent fièrement en hurlant des paroles inintelligibles. Au fond, une femme aux cheveux d'un rouge incandescent et aux courbes voluptueuses chante une chanson sur le désespoir et la destruction des mondes.
Des lanternes vertes pendent au plafond comme des fruits défendus, gorgés d'un nectar mortel et projettent des lueurs fantomatiques sur les murs noirs veinés d'or. Des murmures s'élèvent de la foule élégamment vêtue, rires étouffés, soupirs langoureux, frissons d'anticipation. Tous les regards semblent attirés vers la scène centrale, surélevée, où se joue le vrai spectacle.
Plus haut encore, on distingue un trône. Ou ce qui s'en rapproche. Une silhouette s'y tient, immobile, auréolé d'ombres vertes. Un homme aux lèvres inexistantes s'incline devant elle, là-haut, en haut des escaliers. Ses lèvres ont disparu. Arrachées comme une punition.
Je donne un léger coup de coude à Aynel.
- Où sont passées ses lèvres ?
- Oh, ça ? Il a défié Maître Yuwen et a perdu, dit-elle avec un haussement d'épaules, comme si elle parlait d'une farce anodine. C'est lui, là-haut ! Coucou frère Yu !
Elle agite la main, un sourire insolent aux lèvres.
Je souris faiblement, sans répondre. Ici, même un sourire a un prix. Et ce prix, j'ai le sentiment qu'il se paie en souffrance. Et que les punitions ne sont qu'un avant-goût des secrets disséminés dans cette troublante ville.
Les mises en garde d'Ashen résonnent dans ma mémoire comme des cloches hurlantes. Ici, les secrets ont des yeux. Et nous devrions marcher en silence.
Je prends la main d'Aynel et tente de m'éloigner de maître Yuwen. Je ne tiens pas à ce qu'il remarque notre présence. Pas encore.
La renarde me tire doucement par la manche, son regard brillant comme si elle venait d'apercevoir une étoile filante. Mais ce n'est pas une étoile. C'est une silhouette sculptée dans les ténèbres.
Ashen.
Il se tient debout au centre d'un cercle cérémoniel, face à une longue table sculptée. Dix fioles y sont posées, telles des joyaux maudits. Leurs couleurs sont hypnotiques : du jade trouble, du rouge rubis, du violet encre, du bleu nuit.
Une femme s'avance vers le démon de l’ombre et son adversaire, un démon-loup aux yeux pâles. Elle dégage une assurance admirable. Vêtue d'un uniforme de garde rouge et noir, elle tient fermement une lance démoniaque dans sa main droite. Sa longue queue de cheval bouge élégamment tandis qu'elle énonce les règles du jeu.
- Participants. Je me nomme Suhen. Mon maitre vous souhaite la bienvenue dans le paradis de Teivel, la symphonie funeste de Yuwen, déclare-t-elle d'une voix autoritaire. Ici, les règles sont simples. Vous pariez vos années de cultivation spirituelle en espérant l'emporter. Le but du jeu est simple : survivre. Le gagnant sera celui qui ne fléchira pas. Mon maitre, dans son extrême bonté, lui offrira alors un antidote. S'il est assez diverti, bien entendu.
Je retiens mon souffle. Ashen ne cille pas.
Dans quel pétrin s'est-il sciemment mis ?
- Aynel..., y a-t-il un moyen de prendre sa place ?
La renarde penche la tête, visiblement surprise par ma demande peu ordinaire.
- S'il perd ses années de cultivation, ce serait une catastrophe, je poursuis, inquiet pour mon nouvel ami, le démon au cœur froid. Ashen ne supportera jamais d'être devenu impuissant. Quelle idée lui a traversé l'esprit ?
La colère gronde en moi pour la première fois. Je ne reconnais pas cette colère. Elle ne m'appartient pas, et pourtant... elle me consume. Comme si une part de moi refusait de le voir tomber.
Je suis toujours resté digne face aux insultes, aux moqueries ou aux pièges en tous genres que me tendaient les habitants de Raz'hin. Maitre Tashen m'a appris à ne pas réagir aux manœuvres perfides de mes congénères. Seulement, cette fois... mon cœur cogne trop fort dans ma poitrine.
Ashen... Pourquoi es-tu prêt à tout risquer ?
- Eiran, tu ne peux pas prendre sa place, tente de me raisonner mon amie renarde. Tu dois penser à toi. Il s'est mis dans le pétrin tout seul.
Elle croise les bras et se détourne de moi sans me laisser le temps de lui répondre.
Je ne réfléchis pas.
Je me faufile entre les convives, bousculant un immortel trop parfumé qui proteste mollement, les yeux déjà flous d'absinthe spirituelle. Les battements de mon cœur sont frénétiques. Mes pas sont précipités. Je n'ai pas le droit d'hésiter.
Ashen est là, debout, résolu et déterminé devant son adversaire. Il est si stoïque qu'il me fait penser à une statue d'obsidienne. Ses ombres ondulent à ses pieds, prêtes à le défendre. Prêtes à le trahir, aussi, si son énergie s'épuise.
Les dix fioles sont alignées. Je vois sa main qui s'approche de la première sans aucune hésitation.
- Je mise deux fois plus que ce démon de l’ombre si je prends sa place.
Ma voix claque. Pure, tranchante. Les regards se tournent. Les rires disparaissent pour laisser place au silence absolu. Même la chanteuse se tait, sa dernière note suspendue entre deux mondes.
Ashen me fixe, surpris de mon intervention. Son regard me condamne. Il se transforme. J'y vois un avertissement silencieux.
- Qu'est-ce que tu fais, bon sang ? grogne-t-il.
- Figure-toi que je me pose la même question, je réplique, mordant. Tu as perdu l'esprit ?
- Pas tes oignons, Eiran, crache-t-il entre ses dents.
Je le regarde en soupirant avant de me tourner vers Suhen. La jeune femme me lance un regard interrogateur.
- C'est une mise conséquente, monsieur, déclare-t-elle avant de jeter un œil plus haut. Là où son maitre observe et se régale du spectacle.
- Je confirme ma mise, dis-je dignement.
Je n'ai qu'une parole.
Suhen hoche la tête puis s'immobilise quand son maître descend de son piédestal en volant élégamment dans l'immense maison de jeu. Il apparait devant nous avec une grâce propre aux immortels. Ses longs cheveux noirs tombent en cascade dans son dos. Sa robe traditionnelle porte ses couleurs à la perfection. Un vert émeraude captivant et un noir abyssal. Quant à son énergie... elle est si forte que je peine à l'évaluer.
Il a tout d'un immortel. Et pourtant, son énergie est ténébreuse. De celles qui peuvent engloutir un clan tout entier.
Le maitre des lieux m'observe en silence. Son regard est un voile de brume sous lequel je sens des pensées inaccessibles. Ses yeux troublants se posent sur moi. Trop longtemps pour que ce soit anodin. Trop calmement, aussi. Comme s'il pouvait lire en moi sans même essayer.
Puis il incline légèrement la tête, amusé.
- Je suis chanceux aujourd'hui, déclare-t-il, un sourire machiavélique sur les lèvres. Cette partie promet d'être divertissante.
Suhen s'approche de moi. Elle m'indique ma place d'un geste précis. Ashen ne me quitte pas des yeux un seul instant. Son regard dur semble refléter une nouvelle émotion. Presque de la... tristesse ?
Il est sur le point d'intervenir, je le sens.
- Si tu tiens à me reprocher quoi que ce soit, fais-le après. Pour l'instant, fais-moi confiance.
Il recule. Mais sa main reste un instant suspendue dans l'air, comme s'il avait voulu me retenir... avant de se raviser.
Je m'installe à la place qu'occupait Ashen, face à mon adversaire démoniaque, dont le sourire se tord de dégoût. Il n'a pas l'air ravi de m'avoir comme nouveau compagnon de jeu.
- Ce joli cœur ne tiendra pas, lance-t-il, moqueur. Il a l'air trop pur pour ce genre de jeu.
Ce que de nombreuses personnes ignorent à mon sujet, c'est que j'aime par-dessus-tout être provoqué. Mon apparence m'a souvent desservie. On me pense trop doux, trop lumineux, trop naïf même. Seulement, je ne recule jamais devant l'adversité. Et encore moins quand on me sous-estime.
Ils pensent me voir vaciller. Mais ce qu'ils prennent pour de la pureté n'est rien d'autre qu'une armure que personne ici n'a encore su briser.
Suhen le fait taire d'un simple regard.
- Premier poison, annonce-t-elle.
Je prends la fiole. Un liquide couleur de jade trouble. L'odeur est acide, presque métallique.
Je bois.
Le goût est amer mais je l'avale sans trembler. Sans même prendre la peine de le goûter réellement.
Un picotement s'installe dans ma gorge, puis descend lentement dans ma poitrine. Une chaleur étrange me traverse. Pas de douleur. Juste une sensation inédite.
Mon adversaire boit à son tour.
- Deuxième poison.
Rouge rubis.
Plus épais. Presque huileux.
Je ferme les yeux en l'avalant. Mon cœur bat à une allure vertigineuse, mais je garde la tête haute. Ne pas vaciller. Jamais. Surtout pas maintenant.
La salle nous observe. Les murmures ont disparu. Il n'y a plus que la tension, comme un souffle retenu.
Je sens Ashen se rapprocher. Je l'entends murmurer mon nom avec inquiétude mais je ne dois pas le regarder si je veux aller jusqu'au bout.
Le poison est traitre, fourbe et s'insinue dans tout mon corps.
- Troisième poison.
Violet encre.
Je bois. Encore.
Une sueur froide glisse le long de ma nuque. Mon estomac se tord. Mon sang boue dans mes veines. La pièce semble tourner autour de moi comme pour m'isoler de tous mes repères.
Ce poison vise mon état mental. Il creuse dans mes souvenirs, mes erreurs, mon obsession. Des souvenirs me frappent en pleine tête. Les larmes d'un enfant. Un nom oublié. Une voix douce trop lointaine pour pouvoir être identifiée. Ma mémoire me trahit, ou est-ce le poison qui projette ces illusions ?
Je vacille un instant.
Mais je me redresse.
Je suis Eiran.
Je suis la calamité que l'on redoutait tant.