Ashen
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Perché sur le toit de la célèbre maison de jeu de Teivel, je contemple les étoiles maudites qui veillent sur ce ciel pourri, les mêmes qui ont regardé mes frères et sœurs brûler la nuit où tout s’est effondré.
Chaque pas vers Yuwen est un pas vers la vérité. Même si elle me coûte ce qu’il reste de moi.
Le seigneur de la ville a des yeux et des oreilles partout dans les trois royaumes. Il doit savoir ce qu’il est advenu de mon maître.
Alors je n’ai pas le choix. Je dois participer à cette mascarade. Un jeu stupide. Un cirque pour divertir un seigneur capricieux.
Et pourtant… c’est ma seule chance.
Quitte à brûler quelques siècles d’entraînement pour une seule réponse. Une seule.
Sans mon maître, je ne trouverai jamais la tête pensante derrière cette tragédie.
Je n’ai rien vu venir. Et pourtant, ce soir-là, mes ombres ont frissonné une fraction de seconde avant moi.
Nuit du massacre du clan des démons de l’ombre.
Je revenais d’une longue quête que Maître Kaen m’avait confiée. De petits plaisantins s’amusaient à semer la terreur dans le royaume mortel. Il valait mieux que je m’en occupe avant que ces satanés immortels ne s’en mêlent.
Je traversais la brume qui me séparait de l’ambiance festive que j’entendais au loin.
Mon clan célébrait une victoire.
Laquelle ? Muyu, notre aîné, était-il rentré triomphant de sa dernière bataille ? Il ne pouvait en être autrement. Personne ne rivalisait avec lui. Sauf peut-être Miho, sa sœur jumelle. Et bien sûr… notre maître.
Je me hâtais. Je voulais participer aux festivités et annoncer que les démons serpents du Mont Tortueux des Abysses ne causeraient plus aucun tort aux mortels.
Mais en approchant, un frisson me parcourut. Les rires sonnaient faux.
Trop intenses.
Comme pour couvrir quelque chose.
J’ai traversé les dernières nappes de brume, précipitamment, guidé par mes ténèbres. Elles sentaient, elles aussi, que quelque chose clochait.
La lumière des lanternes vacillait au loin, projetant des ombres familières sur les murs de pierre.
Les rires se transformaient.
Puis… des hurlements.
Je me retrouvai à genoux. Une douleur aiguë me vrilla le crâne.
Je me redressai, tant bien que mal, tentant de faire taire ces cris.
Comme un écho du passé.
Le sol était trop sec.
Pas une goutte de Spiritueux du Néant, ce vin démoniaque dont raffolait notre clan.
Juste une obscurité totale.
Puis je le vis.
Et je refusai d’y croire.
Les démons serpents avaient dû me blesser. J’hallucinais forcément.
Il ne pouvait pas y avoir de… corps.
Pas ici.
Pas dans notre quartier général.
Et pourtant…
Assis, le dos droit contre un pilier, comme s’il s’était simplement reposé, Muyu luttait pour sa survie.
Du sang coulait de sa bouche. Son corps tremblait.
Je restai figé.
Je voulais le rejoindre. Mais mes ombres refusaient d’obéir.
Elles ne supportaient pas ce qu’elles voyaient à travers mes yeux écarlates.
Je fermai les paupières, cherchai la force.
Puis Muyu ouvrit les yeux, plongeant son regard dans le mien.
Un regard ravagé.
— Ashen… Je…
— Aîné Muyu ! Qui a fait ça ?
Ma voix n’était plus qu’un concentré de désespoir.
— Tu dois… m’écouter, frère ca…det… Trou…ve Maî…tre…
La panique m’envahit.
Peu à peu, Muyu s’éteignit dans mes bras.
Son souffle se fit rare.
Ses yeux perdirent leur éclat.
— Mon frère ! hurlais-je, brisé.
Des larmes roulèrent sur mes joues.
De rage. De chagrin. De tout ce que je n’arrivais plus à contenir.
Je m’effondrai quand son corps et ses ténèbres disparurent.
Plus rien.
Ni chaleur. Ni poids. Ni trace.
Mais mes bras, eux, s’en souvenaient encore.
Les flammes ravageaient le clan.
Je ne pouvais rien faire.
Ils connaissaient notre faiblesse : le feu.
Je traversai les braises, cherchant les autres.
Toujours plus de corps.
Toujours plus d’ombres qui s’éteignaient.
À mesure que j’approchais du repaire de Maître Kaen, mes volutes noires s’agitaient.
Elles tremblaient.
Elles savaient que le pire restait à venir.
Chaque pas soulevait des cendres.
Chaque respiration portait l’odeur amère de la défaite.
Les murs noircis du sanctuaire tremblaient sous les rafales de chaleur.
Mais j’avançais.
Maître Kaen ne répondait pas.
Le lien spirituel entre nous était rompu.
Ou coupé de force.
Et plus je m’approchais, plus mes ténèbres se déchaînaient.
Elles n’étaient plus mes armes.
Elles étaient des cris muets. Le reflet exact de mon âme.
Je vis enfin l’entrée.
Trop calme. Trop silencieuse.
Je ne sentais plus sa présence.
Maître Kaen semblait s’être… évaporé.
Mais je le connaissais. Ce n’était pas un lâche.
S’il avait disparu… alors il était encore en vie.
Le feu s’était éteint.
Mais celui en moi…
brûlait plus fort que jamais.
Je rouvre les yeux.
Teivel s’étale sous mes pieds.
Toujours aussi mesquine. Toujours aussi vivante.
Rien n’a changé.
Sauf moi.
Je n’ai plus peur.
Plus depuis cette nuit.
La peur, c’est pour ceux qui ont encore quelque chose à perdre.
Moi, je ne vis déjà plus que dans les ruines.
Je ne crains pas de devenir un monstre.
Pas si c’est nécessaire.
Trouver le maître.
Découvrir la vérité.
Pour mes frères et sœurs.
Pour notre nom.
Pour la justice.
Je bondis du toit.
Mes ombres suivent, silencieuses.
Elles savent.
Quelqu’un doit payer cette dette de sang.
Les portes de la maison du vice s’ouvrent devant moi.
Une chaleur moite m’accueille, mêlée de rires stridents et de soupirs troubles.
Ce n’est pas une maison de jeu.
C’est un théâtre sacrificiel.
Et je suis prêt à être l’offrande.
Mais je ne suis pas un joueur ordinaire.
Suhen, la garde du Seigneur Yuwen, le comprend en un seul regard.
Je n’ai pas besoin de mots.
Je suis un démon de l’ombre.
Et je suis encore debout.
Dans ses yeux sombres, le doute semble la tirailler.
— Un démon de l’ombre…, murmure-t-elle. Vous êtes réputés pour être de grands stratèges. Ta présence ici m’indique le contraire, survivant du feu ardent.
Avant que je ne réponde, une silhouette élégante s’approche. Son regard émeraude pétille, sa main se pose sur l’épaule de Suhen.
— Un démon de l’ombre au sein de ma symphonie funeste… Ce n’est pas banal !
Le seigneur Yuwen.
Souriant. Théâtral. Insondable.
— Tu es là pour me demander une faveur, n’est-ce pas ?
Je reste muet.
Le mot “faveur” est un poison dans sa bouche. Il le sait.
— Je veux participer à la symphonie. Mais les années de cultivation ne m’intéressent pas.
Il m’observe, l’index sous le menton.
— Vraiment ? C’est… inédit. Tu ne trouves pas, ma loyale Suhen ?
— En effet, Maître.
— Que veux-tu donc, Ashen, démon de l’ombre ?
— Des informations.
Il s’approche, saisit mon visage, m’observe. Longuement.
Puis rit à gorge déployée.
— Je t’aime bien. Charmant petit démon de l’ombre. Tu es venu préparé. Tu sais que rien ici n’est gratuit, pas vrai ?
— En effet, Seigneur Yuwen.
Il murmure quelque chose à Suhen.
Puis, d’un geste, la scène se met en place.
Dix fioles. Une pour chaque poison.
— Voici ta scène, mon cher Ashen. La symphonie funeste n’attend plus que ton premier accord. Émerveille-moi.
Je m’avance.
Mes ombres rampent au sol, hésitent. Elles sentent le poison.
Elles devraient me protéger. Mais elles savent.
L’heure n’est pas à la fuite.
Je tends la main vers la première fiole. Rouge noirâtre, épaisse.
Elle me rappelle le sang de mes frères et sœurs.
Mon visage est un masque.
Je suis prêt.
Mais au moment de boire…
— Je mise deux fois plus que ce démon de l’ombre si je prends sa place, déclare une voix familière.
Eiran.
Yuwen, revenu à son trône, reste impassible.
Moi…
Je suis sidéré.
Si Eiran était ailleurs, je lui aurais appris à se mêler de ses affaires.
Mais là… c’est trop tard.
Il prend ma place.
Je tente de le raisonner.
Il n’écoute pas.
Ou il ne veut pas écouter.
Il a ce regard obstiné.
Celui qu’il portait déjà quand il a décidé de me suivre jusqu’à Teivel.
Je le vois tel qu’il est.
Lumineux. Loyal.
Prêt à tout.
Et mon cœur glacé… cogne.
Suhen parle.
— Premier poison.
Je ne peux pas supporter ça.
Je ne veux pas une mort de plus sur la conscience.