La mort liquide

Eiran

— Quatrième poison.

La voix de Suhen est calme. Presque douce, si elle n’était pas si incisive. Elle tranche avec la douleur qui s’enroule lentement autour de ma colonne vertébrale, comme une malédiction tordue.

Je tends la main. Elle tremble. Je ne cherche pas à le cacher. Ce serait vain. Puis… je n’ai jamais été doué pour feindre.

La fiole contient un liquide d’un bleu profond, presque noir. Comme la nuit que j’adorais admirer seul sur le toit de l’académie de Raz’hin. Mais il a aussi la couleur du silence. Celui qui s’installe après un cri déchirant. Ou une trahison.

Je la porte à mes lèvres.

Elle a le goût du vide. Un vide familier. Celui que j’ai trop souvent tenté de combler par des serments. Des combats. Des sourires exagérés.

L’architecture de Raz’hin s’étale sur l’horizon. Maître Tashen est là, lui aussi. Il me sourit.

Puis une ombre. Une lame. Et le chef de la ville s’effondre sous mes yeux. Son sang coule jusqu’à moi comme un serpent gagnant toujours plus de terrain.

Mais ce n’est pas réel. Je le sais. Je le sens. Pourtant… le sol tremble comme s’il l’était.

Quand je repose la fiole, mes jambes cèdent un instant. Ma vision s’obscurcit. Mes pensées se mélangent. Je reste debout, mais tout juste. Mon adversaire, Croc Sanguinaire, me jauge, amusé. Il pense que c’est le début de la fin. Peut-être a-t-il raison.

Je sens mes pensées se disloquer. Je ne reconnais pas ces souvenirs. Ils ne m’appartiennent pas. Ils ont pourtant l’air si réels…

Mais le poison joue avec moi. Je suis sa marionnette. Ma mémoire devient une mer brumeuse. Je reconnais des visages sans nom. Des souvenirs sans contexte. Et puis une image s’impose.

Ashen.

Je ne l’entends pas vraiment, mais son visage apparaît. Tel qu’il a toujours été. Sévère. Ennuyé. Si sérieux.

Sors de là, fichu être de lumière. Tu n’es pas fait pour ce genre de souffrances.

Sa voix, dure et tranchante, s’insinue dans mon esprit. Je rouvre les yeux que j’avais fermés quand les illusions ont commencé à agir sur moi. L’air me semble plus dense qu’avant. La lumière, trop vive, agresse et trouble ma vue. Mais je suis encore là. Présent. Vivant. Pour combien de temps ?

Mon adversaire tremble lorsqu’il saisit la fiole qui lui fait face. Il hésite. Me regarde du coin de l’œil. Il voit ma souffrance. Mon épuisement. Mais aussi ma résolution. Je ne compte pas perdre cette partie.

— Je… j’abandonne, finit-il par déclarer en baissant le regard sur ce poison qui a eu raison de son cran.

— Les règles sont pourtant simples, Croc Sanguinaire, lance Suhen d’un ton tranchant. Déclarer forfait est impossible. Bois.

— Mais je…

La scène qui se déroule sous mes yeux suffit à me tirer de ma torpeur. Je me sens affaibli, mais pas abattu.

— Je commence à me sentir affreusement… ennuyé, soupire le Seigneur Yuwen, en roulant des yeux, théâtral. Et tu sais ce que l’ennui déclenche chez moi, vil petit démon ? Une irrépressible envie de remodeler le monde à mon image. Ou, à défaut, de le réduire en poussière.

Il apparaît en un instant. Comme s’il se trouvait autour de nous depuis le début. Il balaye ses longs cheveux en arrière dans un geste d’une élégance fine, puis tend la main. Une boule d’énergie couleur émeraude, parcourue de ténèbres, palpite entre ses doigts.

— M-Maître Yuwen, ce type est complètement fou ! Je m’avoue vaincu !

Croc Sanguinaire s’incline devant le propriétaire des lieux. Il se plie encore et encore, comme si l’humiliation pouvait le sauver.

Mes yeux vont et viennent entre eux. Voici donc ce que redoutait Ashen. Le danger est réel. Je le sens dans tout mon corps à moitié divin. Dans peu de temps, tout va basculer.

— Eiran.

La main gantée de noir d’Ashen se pose sur mon épaule. Son odeur parvient jusqu’à mes narines. Elle sent la sécurité. La protection. Je baisse les yeux. Sa main, ferme, me transmet le courage qu’il me faut pour le regarder. Quand nos regards se croisent, les ombres incandescentes de ses yeux me rappellent que je ne suis pas seul, même ici.

— Ah, Suhen…, se lamente Yuwen. Je vais encore passer pour le méchant.

— Bien, mon seigneur, lui répond sa garde dévouée, semblant comprendre ce qu’il s’apprête à faire.

Il rit. D’abord doucement, puis de façon hystérique.

— Tue-le, déclare-t-il en pointant mon adversaire du doigt. Il m’ennuie. Et… vous deux, suivez-moi dans le Salon de Jade, ajoute-t-il en nous désignant, Ashen et moi.

— Non, pitié, Maître, supplie Croc Sanguinaire, les yeux injectés de sang.

Sa frayeur résonne en moi comme un ouragan inarrêtable. Je la ressens jusqu’au plus profond de mon être. Le cœur qui s’emballe, le sang qui se glace, l’esprit qui chavire.

Ashen me pousse pour que j’avance plus vite. Je jette un dernier regard affolé à Croc Sanguinaire. Mais je finis par me laisser guider par le démon de l'ombre, et nous montons les escaliers en jade jusqu’au repaire de Yuwen : le Salon de Jade.

Le Salon porte bien son nom. Des pierres précieuses recouvrent les murs, filtrant la lumière en vagues émeraude qui caressent nos visages comme une promesse vouée à être trahie. Le silence y est pesant. Comme si les rires, les cris et les suppliques de la salle principale ne parvenaient jamais jusqu’ici.

Mais ce n’est qu’une illusion. Car à peine avons-nous franchi le seuil que les hurlements de Croc Sanguinaire nous parviennent, comme une ombre persistante, brutale, inévitable. Un frisson désagréable longe ma colonne vertébrale. Je n’ai jamais voulu causer la mort de qui que ce soit. Tout ce que je souhaitais, c’était éviter à Ashen de sacrifier son essence démoniaque.

Seulement, je suis loin du cocon qu’est Raz’hin. Ici, la mort est anodine. Anecdotique, presque.

L’ambiance du salon tranche radicalement avec la brutalité macabre de la salle inférieure. Ici, tout semble trop beau. Trop calme. Trop luxueux. Un piège délicatement emballé.

Ashen reste en retrait, mais je sens son énergie se tendre, se recroqueviller, comme une lame sur le point de fendre l’air. Le démon de l'ombre est comme les nuages noirs qui obscurcissent le ciel avant que le premier éclair ne le traverse.

Quant à moi, je peine à calmer les battements désordonnés de mon cœur.

— Le légendaire général de l’ombre et l’enfant maudit… Quel charmant tableau, murmure Maître Yuwen, un sourire ironique au coin des lèvres.

Alors… il sait.

Il nous observe longuement. Puis son sourire s’élargit.

— Je suis partagé. C’est si rare que mes invités me surprennent. Surtout au point de me divertir. Un jeu, un sacrifice, un mort, puis deux. Tout devient lassant après un millier d’années, continue-t-il de geindre. Mais vous… Vous ! Vous avez presque réussi à me faire croire à la sincérité.

— Eiran a gagné. Tu dois honorer ta part du marché, Yuwen, intervient Ashen sèchement.

— J’aime cette fougue, Démon Ashen. Cela dit, ne joue pas avec la chance.

L’avertissement est clair. Maître Yuwen peut devenir un ennemi à tout moment. Pourtant, Ashen affiche un sourire sombre et ne le quitte pas des yeux.

— Très bien, très bien. Quelle est ta question ?

— Où est Maître Kaen ?

Il croise les jambes, prend le temps d’ajuster un pli invisible sur sa manche, puis penche la tête vers Ashen.

— Je pourrais te répondre, dit-il en faisant tournoyer une boule d’énergie verte et noire entre ses doigts. Seulement, entends-moi bien, Ashen… La vérité est une symphonie. Elle ne se livre pas en une seule note.

Puis ses yeux verts s’arrêtent sur moi.

— Et toi, petit astre tombé du ciel et rejeté de ses pairs, tu n’as encore aucune idée de qui tu es réellement.

Son sourire est énigmatique lorsqu’il hausse les sourcils dans ma direction. Puis, un soupir d’aise s’échappe de ses lèvres.

— J’ai une proposition à vous faire. Démon de l’ombre, enfant maudit… vous serez parfaits pour la mission que je compte vous confier. J’ai envoyé une poignée de mes soldats au gouffre sans fond. Hélas, ils ne sont jamais revenus.

La moue boudeuse qui s’affiche sur son visage ressemble au caprice d’un enfant.

— J’ai besoin de l’artefact qui se trouve profondément enfoui sous terre. Si vous réussissez, je jouerai quelques notes d’une vérité oubliée. Et je te donnerai une piste pour retrouver ton maître, Démon Ashen.

J’interroge Ashen du regard. Il secoue la tête, visiblement frustré de ne pouvoir refuser une telle offre.

Les poisons troublent mon esprit, mais une chose reste claire : depuis mon arrivée dans ce royaume infernal, Ashen ne m’a jamais quitté, malgré ses innombrables menaces. Alors, s’il accepte… je me dois d’avoir autant de courage que lui.

— Je vous attends au fond de l’abîme… là où même les ombres refusent de descendre.

_

Ashen

— Ce n’est pas ce qui était convenu, dis-je d’un ton sec.

— Hmm… Je ne me souviens pas avoir accepté quoi que ce soit, me répond Yuwen, le regard sombre, fermé à toute discussion.

Il a ce ton moqueur, feutré, presque paresseux, qui me donne envie de briser son sourire écœurant. Mais je me retiens. Quel intérêt ? Le Maître de Teivel se nourrit du chaos qu’il provoque.

À mes côtés, je sens Eiran faiblir. Il tient bon en apparence, mais son corps lâche. Je le sens à travers chaque fibre de mon propre être.

— Tiens, lance Yuwen en faisant voltiger une fiole au liquide transparent jusqu’à nous. J’ai besoin que tu retrouves tes pleines capacités. Le gouffre sans fond peut être… vertigineux, ajoute-t-il à l’attention d’Eiran.

J’attrape la fiole contenant l’antidote et me hâte de la faire boire à mon ami.

Quoi ? "ami" ?

Je m’accroupis devant lui, soutiens sa nuque, et approche la fiole de ses lèvres. Il ne proteste pas. Ses yeux cherchent les miens, même dans l’agonie, même dans le flou que le poison a laissé derrière lui.

Je détourne le regard.

— Bois.

Il obéit. Silencieusement. Trop, peut-être. Et ça m’irrite. Cette confiance que je lis dans ses yeux azur. Ils brillent tant que c’en est perturbant. Il ne devrait pas croire en moi. Ni en aucun autre démon, d’ailleurs. Il finira par éteindre sa lumière s’il reste à mes côtés.

Et pourtant, je continue de le soutenir. Même lorsqu’il n’a plus besoin de moi pour tenir la fiole. Ses joues reprennent des couleurs, et son éternel sourire revient à sa place.

Je sens le poids de ce mot résonner dans ma tête.

Ami.

Je ne sais pas ce que cela signifie pour lui.

Mais pour moi, ce n’est qu’un concept moisi, enterré sous les siècles. Une utopie joliment racontée dans les manuscrits que les mortels s’arrachent.

— Aurais-tu oublié qui nous sommes ? raille Yuwen, sarcastique. Les démons n’ont aucune parole. Aucune lumière en eux. Nous faire confiance ? C’est risible. Il n’y a pas de place pour la droiture ni les bons sentiments ici.

Yuwen rit. Pas un rire franc. Plutôt une respiration traînante. Comme une mélodie sombre qui aurait perdu ses notes aiguës.

Le silence se brise avec fracas. La porte du Salon de Jade explose, réduite en éclats de bois et de lumière. Aynel surgit dans un tourbillon de grâce et de folie.

— Eiran, mon petit être de lumière, soupire-t-elle avant de foncer vers lui, une moue boudeuse sur son visage de poupée. Tu as souffert. Comment as-tu osé, frère Yu ?

Les yeux d’Eiran s’écarquillent, troublés. Lui et moi échangeons un regard. Ce n’est pas la Aynel que nous connaissons. Et comment connaît-elle le Maître des poisons ?

Son expression change. Son énergie démoniaque forme un halo violet. Ses yeux prennent une teinte rose hypnotique. Voici donc le vrai pouvoir du renard à neuf queues.

— Aynel, ma chère et tendre amie…, murmure Yuwen en lui adressant un sourire rare. Quel est donc cet accoutrement ? Revêts ta véritable apparence, ma chère, et je serai plus enclin à… converser.

Un vrai sourire étire lentement son visage. Elle seule semble pouvoir l’émouvoir sans menace ni provocation.

— Il n’y a rien d’amusant à reprendre ma vraie forme, boude-t-elle avant de nous regarder, Eiran et moi, avec tristesse.

Eiran s’approche d’elle, instinctivement. Le sourire aux lèvres, son énergie restaurée.

— Le clan des renards à neuf queues a besoin de toi, Aynel. Tu dois rentrer maintenant. Moi… je dois m’occuper de ces deux-là.

Elle ferme les yeux. Un soupir. Puis des paroles indéchiffrables. Une langue oubliée. Un dialecte ancien.

Un tourbillon d’ombres violettes l’enveloppe. Quand il se dissipe, une autre apparaît. Une femme. Cheveux prune ondulés. Taille fine. Regard insondable. Sa robe, faite de plumes anciennes, évoque un temps révolu, un règne de beauté sauvage et de secrets inavoués.

Malgré son aura intimidante, je ne ressens ni hostilité ni menace. Juste une mélancolie ancienne. Un murmure dans le silence. Presque douloureux.

Peut-être a-t-elle toujours su… qu’on se ressemblait plus qu’on ne voulait l’admettre.

Ses yeux cherchent ceux d’Eiran, qui la contemple à mes côtés, fasciné. Leur échange silencieux gagne en intensité. Mais moi, je reconnais l’éclat qu’elle avait lorsqu’elle me volait mon bol de soupe ou s’accrochait à la jambe d’Eiran. Cet éclat n’a pas disparu.

— Eiran, murmure-t-elle en posant une main sur sa joue. Prends soin de toi, petit être de lumière. Même le caractère de ce démon des ombres ne doit pas ternir ta clarté.

Elle se tourne vers moi. L’ombre d’un sourire aux lèvres.

— Toi aussi, Ashen. Un jour, tu découvriras que ce que tu recherches était juste là. Sous ton nez.

Un dernier signe à Yuwen, puis elle disparaît. Comme un souvenir trop précieux pour être retenu.

Le silence retombe comme une chape de plomb. Son parfum – mélange de fleurs sauvages et d’oubli – flotte encore.

Je me redresse, croise les bras, et toise le maître des poisons.

- Pourquoi nous ? demande alors Eiran, sa voix ferme malgré l’épreuve des poisons. Vous possédez une armée, des espions, des assassins, non ?

 

Yuwen joint les mains, les pose sur ses genoux, incline légèrement la tête.

— Des assassins ? Des espions ? Bien sûr. Mais regarde-moi. Regarde cet endroit ! Crois-tu que je me contenterais d’outils sans éclat ? J’ai devant moi le légendaire général de l'ombre. Et toi, l’enfant maudit. Quel duo.

Il tend la main vers moi.

— Aucun espion n’arrive à la cheville de ton partenaire.

Son sourire n’annonce rien de bon.

— Si l’un de nous ne revient pas, tu perds tout, dis-je. Tu as intérêt à tenir ta promesse.

Yuwen rit. Cette fois, sans moquerie.

— Si l’un de vous ne revient pas, c’est que je me suis trompé sur vous. Et je déteste perdre.

Il claque des doigts. Une carte ancienne, déchirée, surgit dans l’air, enveloppée de brume noire. Elle tournoie, puis se pose devant nous sur une petite table de pierre.

— Voici le chemin du gouffre sans fond. Quant à la récompense… elle nous ravira tous, soyez-en sûrs. Dans ma grande générosité, Suhen vous accompagnera. Elle vous détaillera la mission.

Je me tourne brièvement vers Eiran.

— Tu peux reculer, Eiran.

Il rit, les yeux plissés.

J’aurais dû m’en douter.

Il prend la carte, s’incline devant le maître des lieux, et m’attend devant les débris de la porte.

Quand je lui jette un dernier regard, je vois Yuwen affalé sur son trône, yeux fermés.

Son sourire, lui, ne s’est pas éteint.

Je soupire. Et je rejoins Eiran.

Je n’ai aucune garantie.

Mais sans Yuwen, je n’ai rien.

Aucune piste. Aucun espoir.

Juste un vide qui me suit comme une ombre.

Avant de quitter définitivement le terrain de jeu du maître des poisons, je me retourne une dernière fois.

— Tu veux jouer au maître d’orchestre ? Alors attends-toi à une symphonie infernale.