Échanges vertigineux

Eiran

Le silence n’est troublé que par le bruit régulier de nos pas sur les dalles sombres. Suhen ne dit rien. Elle se contente de nous guider d’un pas assuré à travers les ruelles sinueuses de la cité infernale. Mais cette fois, je ne ressens pas la menace ambiante. Seulement… une immense fatigue.

Ashen ne parle pas non plus. Je crois qu’il digère encore l’idée d’avoir accepté un marché avec l’un des démons les plus imprévisibles du royaume. Ou alors, il cherche une faille. Dans le plan. En Yuwen. Ou peut-être en moi.

Lorsque le maître des poisons m’a reconnu comme étant l’enfant maudit, mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai délibérément omis de le mentionner lors de ma rencontre avec Ashen et Aynel. Je voulais être… seulement Eiran. Un inconscient qui brûle de vivre d’aventures et d’imprévus.

Vas-tu m’abandonner maintenant, Ashen ?

Le halo doré de quelques lanternes suspendues commence à danser sur les murs de pierre. Une enseigne pourpre est accrochée au-dessus d’une porte d’ébène sculptée.

L’Auberge de l’Élixir Venimeux.

La bâtisse est élégante et inquiétante à la fois. Des lanternes de jade illuminent l’entrée, diffusant une lumière tamisée.

Suhen s’arrête, impassible.

— Vous êtes ici les hôtes du Maître, dit-elle simplement, comme si cette phrase suffisait à balayer toutes les inquiétudes.

Elle ne franchit pas le seuil. Elle s’incline — un geste presque respectueux, ou ironique… difficile à dire — puis s’efface dans l’ombre sans un mot de plus.

Je l’observe s’éloigner, son dos raide, sa silhouette avalée par les ténèbres. Je me tourne vers Ashen. Figé devant la porte, les bras croisés, il semble évaluer chaque secret que ce lieu pourrait dissimuler.

— Elle ne va pas nous avaler, tu sais, murmuré-je, un sourire flottant sur mes lèvres.

Il me jette un regard en coin. J’y lis trop d’émotions entremêlées : de la colère, de la douleur… tant de frustration.

Je commence à me demander si mes craintes étaient fondées. Le démon de l’ombre me hait-il, maintenant qu’il connaît mes origines ?

Mais les connaît-il réellement ?

Il finit par entrer. Je l’imite. Si je dois être rejeté une fois de plus, autant que ce soit rapide. Avec ou sans lui, je resterai ici. Je n’ai encore rien découvert sur mes racines. Il est hors de question de faire demi-tour. Mes années d’errance appartiennent au passé. Je n’ai plus l’intention de fuir — ni ce que je suis, ni ce que je vais devenir.

Et Ashen n’y changera rien.

À l’intérieur, l’atmosphère est chaude, parfumée, presque apaisante. Des plantes suspendues exhalent des odeurs florales et médicinales. Une serveuse silencieuse nous mène à l’étage, jusqu’à une chambre spacieuse, aux murs de pierre polie, baignée d’une lumière tamisée.

Une seule chambre.

Deux lits.

Ou plutôt… un lit immense. Comme si Yuwen s’était permis un clin d’œil narquois jusque dans le confort.

Je referme la porte.

Un soupir m’échappe malgré moi. Trop de tension. Trop de silence. Et dans ce calme tendu, je réalise que je n’ai jamais été aussi loin d’Ashen. La pièce n’est pas grande, pourtant, lorsqu’il pose ses dagues sans un mot et s’assoit au bord du lit sans me regarder, je ressens cette distance comme une lame aiguisée me perçant la peau.

— Ashen…, je murmure.

C’est suffisant pour qu’il tourne légèrement la tête vers moi.

Il redresse le menton, son regard toujours voilé par les ombres qui dansent autour de lui.

— Tu fais ça souvent ?

Je le regarde, sans comprendre.

— Risquer ta peau pour des étrangers ? précise-t-il, ses ténèbres frémissant dangereusement.

Je sais qu’elles ne me toucheront pas. Elles font partie de lui. Comme une autre conscience. Et leur maître ne contrôle plus sa tempête intérieure.

— Tu n’es pas un étranger, Ashen.

Et je le pense. Chaque étape a renforcé ce sentiment de familiarité qui ne me quitte plus. J’ai même fini par comprendre ce qu’il cache derrière son mutisme : un dialogue silencieux qui ne demande qu’à éclore.

Il reste immobile, figé par l’aveu. Je ne souris pas. Les ombres s’intensifient.

— On est amis, n’est-ce pas ? je demande, presque trop effrayé pour y mettre le ton.

Il rit. Un rire sans joie. Amer. Empli de rancœur.

— Amis, tu dis ? Je n’ai pas d’ami, Eiran. Cette mission… c’est peut-être un jeu pour toi. Mais pas pour moi. J’ai besoin de ces réponses. De Yuwen. Tu comprends ? Alors je n’ai pas de temps à perdre avec ces mièvreries.

Je baisse les yeux. Pas longtemps.

— Tu mens mal, Ashen.

Il se fige. Ses ombres dansent encore, mais je sais qu’il a entendu. Je le vois à la crispation de sa mâchoire, à ses doigts qui s’enfoncent dans les draps.

Et quelque part, je comprends. Si j’ai mes blessures, Ashen, lui, les porte sur ses épaules. Je ne sais d’où elles viennent, ni qui les lui a infligées. Mais cette familiarité que je ressens n’est pas un hasard. J’en suis certain.

Alors je le laisse me mentir. Me repousser. Tant que ce n’est pas pour les mauvaises raisons.

— Les démons mentent, Eiran. Fais avec.

Alors je me tais. Et je m’allonge à l’autre extrémité du lit, les yeux ouverts dans l’obscurité. Les démons mentent, oui. Mais parfois, ce sont les silences qui hurlent la vérité.

La nuit finit par nous envelopper. Je ne dors pas. Lui non plus. Je le sens. Son énergie me frôle. Sa présence est telle qu’elle m’empêche de penser à autre chose. Sa respiration est régulière.

Je sursaute quand il parle. Sa voix est grave. Mais douce. Un ton que je ne lui connaissais pas.

— J’avais un ami. Enfin… ce qui s’en rapproche le plus.

Je ne dis rien. Il parle. C’est tout ce qui compte.

— Il s’appelait Muyu. C’était un aîné de mon clan. Pour être honnête, c’était lui le vrai général des démons de l’ombre. Moi… j’étais simplement son second. Ce titre, je ne suis pas certain de l’avoir mérité. Mais c’est une autre histoire. Ce que tu dois savoir, c’est que nous étions frères d’armes.

Étions.

— Il était tout ce que je ne suis pas. Calme. Juste. Patient. Il savait lire en chacun de nous. Même en moi. Et il n’a jamais eu peur de ce qu’il y voyait.

Une ombre passe dans sa voix. Ténue, mais tranchante.

— Il m’a appris à ne pas céder à mes propres démons. Il a été mon mentor, quand Maître Kaen s’isolait pour méditer. Mais cette nuit-là…

Je ferme les yeux, pour mieux écouter. Et je sens son corps se tendre à mes côtés. Comme s’il se battait contre ses souvenirs.

— Cette nuit-là, il s’est éteint dans mes bras, conclut-il, d’une voix pleine de rage. Alors j’ai décidé de ne plus jamais avoir d’attache.

Je ne réponds rien. Il vient de poser un fragment de lui-même entre mes mains. Et je n’ai aucune envie de le briser.

Mon cœur, lui, se fissure doucement.

Dans la pénombre, j’attends. Mais plus rien ne vient.

Juste sa présence.

Battante.

Brûlante.

Impossible à ignorer.