L’abîme des douleurs oubliées (partie 1)

« Il y a des vérités qu’on ne découvre qu’en touchant le fond.

Ou en tenant la main de celui qui y descend avec nous. »

Ashen

Le jour s’est levé. Ou du moins, une version déformée de ce que le monde démoniaque ose appeler matin. Un halo pâle s’étire sur les toits acérés de Teivel, perçant à peine la brume qui pèse sur la ville comme un manteau de cendres. Eiran est déjà prêt. J’ai toutes les peines du monde à affronter son regard, ce regard qui rappelle l’océan du royaume mortel. Les confidences d’hier soir n’étaient pas… préméditées. Pourtant, j’avais besoin qu’il comprenne ce qui me pousse à accepter le marché absurde de Yuwen.

Mais d’un autre côté, j’espère qu’il n’a rien entendu. Je ne veux pas le mêler à tout ça. C’est mon combat. Ma responsabilité.

Oui. S’il dormait, il n’a sûrement rien perçu.

Suhen nous attend à la sortie de la ville, là où les murailles se fondent dans une lande obscure et aride. Elle ne semble pas pressée, mais ses yeux, eux, disent autre chose.

Le temps de la réflexion est révolu.

— Nous avons une journée de marche, annonce-t-elle sans détour. Au-delà des collines stériles se trouve l’entrée du Gouffre sans Fond. Mon maître souhaite que nous y parvenions avant le prochain cycle lunaire. Ne lui faites pas défaut, ou vous en subirez les conséquences.

Elle nous tend deux fioles chacun – des protections, dit-elle. Un élixir contre les illusions qui rongent l’esprit et une décoction médicinale à l’aspect douteux.

Je glisse les miennes dans ma manche, puis j’aperçois Suhen tendre un long et élégant manteau noir à Eiran tandis qu'il boit l'une des fioles douteuses.

— C’est un présent de Dame Aynel, indique la garde démoniaque de Teivel. Vous attirez trop l’attention.

— Vraiment ?

— « Mon petit être de lumière. Nous devons nous revoir. Alors cache-moi vite ta jolie lueur afin de ne pas attirer les monstres tapis dans l’ombre. » Ce sont ses mots.

La voix de Suhen est monocorde. Elle ne colle pas à l’énergie d’Aynel. Cette turbulente renarde nous poursuit même par son absence.

Eiran hausse les sourcils, surpris. Et moi, je soupire. Évidemment qu’il attire le regard. Ses longs cheveux blancs, ses yeux d’un autre monde. Et cette aura… si lumineuse. C’est un miracle qu’il soit encore en un seul morceau.

Le paysage change rapidement. Les murailles de la cité s’effacent derrière nous, avalées par une brume lourde, presque visqueuse, qui colle aux vêtements et s’infiltre jusque dans les pensées. Devant nous, la lande s’étend, désolée, sans fin. Un désert de cendres, d’os brisés et de souvenirs morts.

Les guerres entre les royaumes ont laissé des traces. Noyaux spirituels détruits, corps figés par des malédictions, ruines infranchissables. Les témoins ne sont plus là pour en parler. Du moins, pas à ma connaissance. 

Suhen ouvre la marche, droite comme une lame. Ses pas ne laissent aucune trace, comme si la terre elle-même refusait de se souvenir d’elle. Eiran avance à ses côtés, visiblement curieux. Il la dévisage, le sourire aux lèvres.

— Depuis quand connaissez-vous le Seigneur Yuwen, Suhen ? lui demande-t-il, comme s’ils se côtoyaient depuis des siècles.

Suhen ne tourne même pas la tête. Sa voix tranche l’air, nette, sèche.

— Suffisamment pour lui être loyale jusqu’à l’extinction de mon essence démoniaque.

Elle marque une pause, se tourne vers lui. Il sourit toujours, alors qu’elle semble l’étudier.

— Votre curiosité ne vous attirera pas que des amis, Eiran, murmure-t-elle, les yeux perdus vers l’horizon funeste.

Je meurs d’envie de lever un pouce en l’air. Mais je me retiens. J’ai une réputation à tenir, après tout. Devant moi, Eiran émet un rire discret. Élégant. À son image.

Le silence retombe, étrangement confortable comparé au décor qui nous entoure. Eiran ne répond pas. La sagesse de Suhen ne lui échappe pas.

Le vent se lève. Sec, râpeux. Il soulève des volutes grises qui s’enroulent autour de nos jambes comme les doigts d’un passé révolu. Chaque pas nous éloigne un peu plus de la civilisation démoniaque.

À l’horizon, les collines se tordent comme des carcasses endormies. Et bien au-delà… je le sens enfin. L’appel du Gouffre. Une vibration sourde sous mes pieds, presque imperceptible, mais tenace. Comme un ordre auquel je ne devrais pas répondre.

— Encore un piège de ton maître ? j’ironise en haussant un sourcil vers Suhen.

La jeune démone ne cille pas. Elle relève le menton, me jauge, puis lance avec dédain :

— Tu aurais dû prendre l’élixir que je t’ai généreusement donné, Démon de l’Ombre.

Ça pourrait sonner comme de l’inquiétude.

Si elle ne souriait pas.

Eiran

Le vent est étrange ici. Il a une odeur particulière. Forte. Mais fleurie. Ce qui détonne avec le décor. Sa voix aussi est différente. Il ne caresse pas. Il interroge. Il scrute, sans jamais s’approcher. À la recherche de souvenirs enfouis.

Je sens que quelque chose approche. Une énergie semblable à celle d’Ashen fait vibrer mon essence spirituelle.

Le paysage se floute à mesure que nous avançons. Comme si la réalité hésitait à se maintenir. L’énergie inconnue flotte dans l’air… comme une menace. Ou une promesse.

Et puis je le vois.

Le Gouffre sans Fond.

Une déchirure dans la terre, béante, démesurée. Un vide obscur qu’aucun regard ne peut sonder. Pas même celui d’un immortel. On dirait que le monde entier s’y est effondré à genoux, dans la sueur et les larmes de supplications.

Et pourtant, la peur ne me paralyse pas.

Je ressens une étrange… attirance.

Comme si quelque chose, là-dessous, reconnaissait ma présence. Comme si je n’étais pas un intrus ici.

Je fais un pas.

Le vent souffle de plus belle, emportant mes mèches blanches comme pour me retenir. Ashen m’attrape le poignet.

— Qu’est-ce que tu fais ? souffle-t-il, les sourcils froncés.

Son regard est sombre. Inquiet. Il perçoit lui aussi l’étrangeté du lieu. Mais ce qu’il ressent… n’est rien comparé à ce que moi je sens.

Lui perçoit le danger.

Moi, j’entends l’appel.

— Je… je crois que je dois y aller, Ashen.

Il serre un peu plus fort. Il désapprouve. Puis il me lâche doucement. Et dans son regard, je crois percevoir une lueur de confiance. Comme s’il savait que mon entêtement n’était pas un caprice. Ses doigts quittent ma peau, mais ses ombres, elles, restent accrochées. Comme si elles refusaient de me laisser partir. Comme si elles savaient ce que lui-même n’ose dire.

Devant le gouffre, une lueur pâle m’interpelle. Presque invisible à l’œil nu. Une barrière. Tissée d’énergie divine. Je reconnaîtrais cette signature entre mille.

— Une barrière…, murmure Ashen derrière moi. C’est de l’énergie céleste.

Puis il se tourne vers Suhen qui s’approche à grands pas, inspectant les lieux.

— Ton maître compte jouer avec nous encore longtemps ? Qu’est-ce que c’est que ça ? hurle le démon de l'ombre, pointant la barrière divine de sa dague.

Suhen s’arrête à quelques pas du gouffre. Ses yeux vont de la lumière à moi. Son visage se ferme.

— Je l’ignore, finit-elle par dire. Ce n’est pas un art démoniaque. Et encore moins une illusion.

Ashen lève la main, paume vers la lumière. La barrière grésille, crépite. Comme si elle le rejetait. Une brûlure apparaît sur sa peau.

— Évidemment que ça ne l’est pas ! Cette magie est divine. Elle n’a rien à faire ici. Pourquoi est-elle là, bon sang ?

Un instant, j’hésite. Plonger tête baissée dans un royaume comme celui-ci serait de la folie. Et si je me trompais ? Et si cet appel n’était qu’un leurre ? Mais… la chaleur étrange de la barrière contre ma peau suffit à me convaincre.

Je m’avance.

L’éclat pâle s’intensifie, comme une étreinte qui m’accueille.

La barrière me traverse. Sans douleur. Comme si je faisais partie d’elle.

— EIRAN ! crie Ashen. Eiran, reviens !

Mais il est trop tard. J’ai franchi le voile.

De l’autre côté, le monde change.

Le silence devient pesant. Le ciel, obscur. L’air, saturé de cette énergie familière qui danse sur ma peau comme une brûlure douce.

Je me retourne.

Ashen et Suhen ne sont plus que des silhouettes floues derrière la barrière scintillante.

Et alors, une voix grave s’élève. Lointaine. Mélodieuse. Rieuse.

« Ici, passé, présent, futur… et illusion se confondent dans une danse aguicheuse, inspirant le mensonge et le ressentiment éternel. La voie est en toi, voyageur. Trouve-la… Et peut-être… qu’une lune sanglante se lèvera au creux de l’aube. »