Ashen
Le cri m’échappe avant même que je puisse le retenir.
— Eiran !
Mais il est déjà de l’autre côté.
Disparu, avalé par cette fichue lumière divine comme s’il lui appartenait depuis toujours. Sans même un souffle d’adieu. Juste cette lumière, aveuglante, trop pure pour un être comme moi, qui l’a englouti. Ce n’est pas censé se dérouler ainsi. Il devait être en sécurité avec moi. Enfin… Avec Suhen et moi.
Je reste figé. Le gouffre pulse encore d’une énergie étrange, mais ce n’est plus une invitation. C’est un murmure clos, moqueur. Comme si la barrière m’avait observé, jugé… puis rejeté.
Je refuse d’y croire. Alors je tends la main. Juste pour vérifier.
La brûlure est immédiate. Vive et nette. Une morsure divine. Rien de ce que je suis ne passe.
Derrière moi, Suhen se tait. Elle m’observe – ou me jauge. Je ne sais pas. Et je m’en fiche. Je suis une bête en cage, les crocs plantés dans une chaîne invisible, le regard rivé vers un ciel que je ne toucherai jamais. Je ne suis pas Eiran. Je ne suis pas digne.
J’en rirais, si ça ne me donnait pas envie de hurler.
Alors, je fais ce que je sais faire de mieux : je m’acharne. Contre la douleur. Contre cette barrière infranchissable. Je dois la traverser. Même si mon essence démoniaque m'en empêche. L'énergie du Gouffre sans Fond est oppressante. Maintenant qu'Eiran y est entré... qui sait ce qu'il est forcé d'affronter seul ?
Je finis par m’accroupir, les paumes plaquées contre la roche tiède. Elle vibre. Elle aussi. Comme un cœur fatigué. Elle respire. Un souffle profond, lointain. Ancien.
Le gouffre est bien plus qu'un endroit maudit.
Il vit.
Je ferme les yeux. Mes sens me hurlent de fuir. De reprendre le contrôle. Mais une sensation me retient. Quelque chose de trop familier. Une chaleur ancienne. Et l’écho d’une voix que je ne reconnais pas… mais qui me semble familière, sans savoir pourquoi.
"Frère cadet !"
Je rouvre les yeux brutalement.
Impossible.
Ce n’est pas sa voix. C’est cette brume. Elle me manipule. Elle me teste. Elle me ronge.
Je veux reculer. Mais mes jambes ne répondent plus.
Suhen s’approche. Son regard n’a plus rien de paisible.
— Qu’est-ce que tu fabriques, Démon Ashen ? Tu n’as pas pris l’élixir ? Espèce d’imbécile…
Et c’est là que le monde chavire.
Une brume noire s’élève doucement du fond de l’abîme. Elle n’a pas d’odeur. Pas de forme. Mais elle est glaciale. Plus froide que le néant. Et en elle, des murmures s’élèvent. Pas des mots. Des regrets. Des souvenirs que je ne possède pas… mais que mon cœur reconnaît.
Je frémis. Et plus le temps passe, plus j’ai l’impression de tomber.
"Tu aurais dû écouter tes compagnons.
À présent, tu es à moi.
Observe. Écoute. Ressens."
Cette voix ne vient pas de Suhen. Elle n’est pas humaine.
Et je chute.
Quand je pense toucher le fond, tout bascule.
Les ténèbres s’effacent. Les parois rugueuses se dissolvent. Des arbres en fleurs prennent leur place. Les murmures deviennent des rires. Et devant moi, un sentier pavé d’obsidienne.
Le parfum des fleurs me prend à la gorge. Doux. Entêtant. Un vent tiède me frôle la joue, chassant les derniers lambeaux de brume.
Je cligne des yeux. Le paysage est un tableau figé. Une illusion parfaite. Le sentier noir bordé d’arbres en fleurs. Les pétales tombent lentement. La brise fredonne des souvenirs d’enfance.
Mon cœur se serre. Je reconnais cet endroit.
Le chemin qui mène au cœur du clan des Démons de l’Ombre.
Mon foyer.
Au bout du chemin, j’entends des voix. Des voix que je ne devrais plus entendre.
— Ashen ! Te voilà enfin rentré de mission ! Fêtons ton retour dignement, frère cadet !
Je me retourne. Muyu m’offre une tape dans le dos. Il rit. Et moi, j’ai envie de pleurer. Je ne bouge pas, trop occupé à observer mon sénior. Sa peau est intacte, son sourire doux comme une brise de printemps. Ma gorge se serre. Mon coeur se brise une fois de plus.
Je reprends mes esprits quand Muyu me bouscule à nouveau.
Je le serre contre moi. Les larmes montent, mais je les retiens. Il est là. En vie. Mon clan est sain et sauf.
Tu es en vie, Muyu. Quel soulagement... Le cauchemar est enfin terminé.
Muyu rit doucement.
— T’ai-je manqué à ce point, petit frère ? Hé, tu m’écrases là…
Il sourit. Le même sourire que dans mes souvenirs. Celui que je pensais avoir perdu à jamais.
— Allez viens. Maître Kaen s’apprête à réciter l’un de ses sermons interminables. Tu vas encore finir au bassin si tu arrives en retard !
Je hoche la tête. J’ai toujours détesté ces discours. Je préfère l’action. Le mouvement. L’instinct. Et pourtant, je ne veux pas manquer ce moment. Tout ce que je méprisais avant ne compte plus. Je serai un bon disciple et je protègerais notre clan au péril de ma propre vie.
Le sentier s’anime. Des disciples s’inclinent, me saluent. Je reconnais même le petit Jin. Timide, maladroit, toujours taquiné par Miho.
Tout semble parfait. Beaucoup trop parfait.
Et pourtant, quelque chose en moi ne va pas.
Chaque rire me fait sursauter. Chaque mot m’écorche. Tout est à sa place, mais mon cœur bat trop vite. Ce vide en moi… il gronde. Insistant. Incompréhensible. Je ne sais plus qui je suis. Le général en second du clan des démons de l'ombre ? Un vagabond sans foyer ? Tout se mélange.
— Ashen ! Tu avais promis de m’entraîner !
Miho m’attend plus loin, perchée sur la rambarde du pont des Ténèbres Enfouies. Elle balance ses jambes dans le vide. Son sourire est intact. Rieur. Insouciant.
Mais un autre regard s’impose à moi. Plus profond. Plus clair.
Des yeux bleus rappelant l'océan et le divin.
Sa voix perce les brumes. Elle est douce. Inévitable.
— Ashen, tu dois sortir de là !
Je me fige.
Le rire de Miho s’éteint. Le vent tombe. Les pétales fanent. Le soleil pâlit.
Et là, au bout du pont, Maître Kaen me regarde. Il hoche la tête. Comme s’il savait.
Puis, tout s’immobilise.
Le silence emporte les larmes amères qui coulent lentement sur mes joues. Et dans ce calme surnaturel… Eiran se tient là.
De l’autre côté du pont. Immobile. Présent. Réel.
— Prends ma main, Ashen. Et cesse de te tourmenter.
Le sol tremble. Le monde se fissure.
Muyu avance. Son sourire ne faiblit pas.
— Ashen, ne pars pas. Le clan a besoin de toi, lance Muyu d'une voix spectrale, presque monstrueuse.
Cette illusion joue avec mes blessures. Mes échecs. Mes choix. J'aimerais tant que ce soit réel.
Pourtant, je le vois disparaître encore une fois.
Je ne peux rien faire.
Comme à l’époque.
Mais cette fois, Eiran est là. Il me tend la main.
Un geste simple mais si significatif.
Si j'accepte sa main tendue, je tourne le dos à un rêve dans lequel je pourrais vivre éternellement.
— Souviens-toi, insiste Eiran. Et rentre avec moi.
Je tends la main, à mon tour.
Et le monde hésite à reprendre sa respiration.