« Et dans cette illusion, tes ombres ont embrassé ma lumière. »
Eiran
Quand Ashen hurle mon nom, Cœur Pur tremble. Et puisque nous sommes liés, son frisson devient le mien. Cette peur dans sa voix me glace le sang. Si bien que je ne réalise même pas que je plonge, tête la première, dans le fond du gouffre.
Depuis combien de temps suis-je en lévitation ainsi ? Le gouffre a suspendu le temps comme il a suspendu mon corps. Une force que je ne comprends pas me protège de la chute. Elle vibre d’une énergie céleste, douce et apaisante, semblable à celle ressentie en franchissant la barrière.
Je flotte, entre deux souffles. La lumière m’enlace encore, mais elle se retire peu à peu, comme une couverture qu’on plie avec délicatesse. Et l’obscurité revient. Profonde. Soyeuse. Accueillante.
Et dans cette obscurité, une silhouette m’attend déjà.
Je ne sens ni hostilité, ni chaleur. Juste une présence. Une attente. Peut-être… un espoir.
— T’en as mis du temps, souffle l'inconnu. On s’ennuie ferme, ici, dans ce trou pourri.
Sa voix est grave. Pas menaçante. Mais elle porte quelque chose d’étrangement ancien.
Je ne le distingue qu’à peine : de longues mèches d'un bleu presque aveuglant, une peau diaphane, un regard fuyant. Il ne semble pas me voir. Il attend. Peut-être qu’il s’approche. Peut-être que je le fais. L’espace ici n’a plus de logique.
— Vous… vous êtes le gardien de cet endroit ? demandé-je, hésitant.
Il ricane, sans joie.
— Gardien ? Non. Prisonnier, plutôt. Mais je suppose que ça dépend à qui tu poses la question, gueule d’ange. Tu veux qu'on fasse connaissance ? On a tout le temps.
Je fronce les sourcils.
— Qui êtes-vous ?
— Une malédiction. Une blague cosmique…, soupire-t-il. On m’appelle le veilleur des rêves tortueux. Mais tu peux m'appeler Arum, si ça te chante.
Son regard finit par croiser le mien. Pas avec insistance. Comme on regarde une étoile tomber dans un ciel trop vieux pour encore s’émerveiller.
— C’est Yuwen qui t’envoie ? Je sens son chien de garde d’ici.
Fait-il allusion à Suhen ?
— S’il t’a parlé d’un obscur artefact, tu t’es fait avoir, poursuit-il en agitant la main. Ce que tu viens chercher ici, c’est moi. Je suis ta mission. Et celle de ton démon en perdition, mon ami.
Je garde le silence. Sa voix ne piège pas. Mais elle enchaîne. Chaque mot tire à lui une vérité enfermée.
— Vous n’avez pas l’air surpris de me voir ici, je murmure avec méfiance.
Son regard s’éclaire, brièvement. Il hausse les épaules.
— Que veux-tu ? Mes frères d’armes m’aiment trop pour me laisser moisir ici éternellement. Je savais que l’un d’eux irait supplier ce vieux renard de Yuwen.
Il tourne sur lui-même, observe le vide autour comme s’il attendait qu’il lui réponde.
— Et tu sais ce qu’il y a de drôle ? Je n’ai pas besoin de toi. Le gouffre l’a choisi, lui. Pas pour le dévorer. Pour le garder. Pour toujours. Ce que tu vois ici, ce n’est pas qu'une prison. C’est un cocon. Doux, attirant, mortel.
Il s’approche. Pour la première fois, je sens son essence frôler la mienne. Comme une lame de givre sur la peau nue.
— Hm… Tu es insensible à mes illusions. Dommage. Mais le Démon de l’Ombre fera l’affaire. S’il parvient à échapper à l’emprise de son rêve, on pourra sortir d’ici. Gagnant-gagnant.
Il pivote. Ses yeux sombres, striés d’un bleu fascinant, se plissent. Puis il me touche l’épaule.
— Tu veux le rejoindre, pas vrai ? Ton espèce de plaie sentimentale.
Je hoche la tête. Même si sa familiarité commence à m’agacer sérieusement.
— Ce n’est pas si simple. Et s’il ne voulait pas de toi, dans son monde parfait ?
Alors nous ne sortirons jamais d'ici.
Il marque un silence. Puis ajoute, presque tendrement :
— Mon ami…
— Je m’appelle Eiran. Et je ne suis nullement votre ami.
Arum rit doucement. Un rire sans dents, mais qui griffe quand même.
- Bien, bien… Eiran. Tu n’as pas froid aux yeux. J’aime ça.
Il claque des doigts. Une vibration traverse l’air, un frisson soyeux.
— Puisque tu insistes, allons voir ce que ton démon s’invente pour ne plus souffrir.
Le décor se tord. Les ténèbres s’écartent, comme un rideau qui glisse lentement. Une lumière crépusculaire filtre à travers un voile éthéré. Devant moi, un pont de pierre noire, bordé d’arbres en fleurs, surgit du néant.
— Tu ne pourras pas le forcer à sortir. Ce monde, c’est tout ce qui lui manque. S’il entend ta voix... alors, tu auras peut-être une chance de l'atteindre.
Je n’ai pas le temps de répondre. Arum me pousse doucement, presque avec tendresse, dans le passage.
Et je tombe à nouveau.
Mais cette fois… vers Ashen.
Arum cligne des yeux, puis pousse un profond soupir, comme un chanteur las de fredonner les mêmes airs usés par le temps.
— Très bien, Eiran-pas-mon-ami. Tu veux traverser ? Alors il faudra faire un choix. Pas un sacrifice — beurk, trop cliché — mais un choix.
Je reste méfiant. Tout en lui m’échappe. Il est la mission. Il est l’illusion. Et tout ça n’est qu’un piège.
Il croise les bras dans ses longues manches et penche la tête comme s’il écoutait une langue oubliée.
— Le gouffre aime ce qu’on ne peut plus avoir, murmure-t-il. Et ton Ashen, c’est un banquet. Tu comprends maintenant pourquoi je t’ai laissé entrer ?
Je serre les poings. Mon souffle se fait plus court. Et je repense au démon de l’ombre. Ses regards où je pouvais lire tant de douleur. Ses silences hurlants. Son impulsivité. Je sais depuis le début qu’Ashen est hanté par des fantômes qui le maintiennent enchaîné à ses propres démons.
— Tout ce qu’il vit actuellement le déchire de l’intérieur, poursuit Arum. Ton démon bien-aimé a perdu les êtres qui comptaient le plus pour lui. J’espère que votre lien est suffisamment solide. Sinon… Ce sont eux qu’il choisira. Et pas toi. Ni ce royaume corrompu d’ailleurs.
J’ignore ce qu’il a traversé mais ça a marqué son âme pour l’éternité.
Je commence à percevoir les contours d’un jardin, là-bas, de l’autre côté du voile. Et un rire – clair, sincère – traverse la brume.
Une voix de jeune fille.
Arum fait volte-face une dernière fois, ses mèches sombres encadrant un visage indéchiffrable.
— Allez, va le chercher, mon ami. Mais rappelle-toi d’une chose… Si tu t’attardes trop, tu pourrais y passer toi aussi. Et je ne sortirai jamais de cet enfer.
Le sol se dérobe sous mes pieds et je franchis le seuil.
La chute n’est pas brutale. Elle n’est même pas douloureuse. Elle est douce, lente. Comme si chaque particule d’air avait été tissé à la main pour amortir le moindre de mes mouvements. Et soudain… je sens la terre sous mes pieds.
Pas celle du gouffre.
Celle d’un sentier d’obsidienne, bordé d’arbres en fleurs.
Le parfum m’atteint avant la lumière. Sucré, nostalgique, déchirant. Cet endroit a l’air féerique à tous points de vue. Je me sens léger. Libre. Et j’ai cette impression qui ne me quitte pas. Celle d’être le bienvenu en ces lieux.
J’avance doucement. J’entends des voix au loin, puis des éclats de rire. Des pas précipités. Des souvenirs altérés.
Je ne suis jamais venu ici pourtant j’ai l’impression que ce fut le cas, un jour. Mais ce sont les émotions d’Ashen que je ressens. Lui seul connait cet endroit. Et son cœur bat ici. Fort. Trop fort.
Je relève les yeux.
Là, au bout du pont, il est là. Dos à moi, figé dans un moment suspendu que je n’ose interrompre.
Il fixe une jeune fille qui agite la main en souriant.
Un murmure fait frémir ma peau.
Miho…
A cette distance, je peux presque sentir l’odeur de ses cheveux et l’entendre rire de tout son cœur. Je l’ai tant imaginé que mon cœur se serre.
Ashen ne bouge pas quand je le trouve enfin. Son corps est là. Son âme… vacille. Et ses ombres ont disparu.
Alors je m’avance.
Je fais un pas. Puis un autre.
Et quand je pose doucement ma main sur son épaule, il sursaute avant de se tourner lentement vers moi.
Ses yeux sont embués, absents. Les ténèbres s’agitent dans ses pupilles. C’est une guerre qui se joue entre les deux Ashen. Le premier préfèrerait mourir plutôt que quitter son clan. L’autre sait. Il sait que tout ceci n’est qu’un cadeau empoisonné. Une tentation à laquelle on cède facilement. Trop facilement
Il ne me regarde pas encore. Ses épaules tremblent sous mes doigts. Ses poings sont fermés. Ce monde l’étreint encore. Il ne veut pas partir. Alors, je dois agir. Et vite.
— Ashen, murmuré-je.
Son regard écarlate est plein de tout ce qu’il n’a jamais dit lorsqu’il le pose sur moi. De larmes qu’il ne s’est jamais autorisé à verser. D’amour retenu. De regrets.
Alors je tends la main. Simplement.
Comme une promesse muette.
— Prends ma main, Ashen, murmuré-je doucement. Et ne te tortures plus.
Un long silence s’installe. Le genre de silence où tout peut arriver.
Et puis, il bouge. Un souffle. Un soupir. Un frémissement. Ses doigts se lèvent, hésitent… puis saisissent les miens. Le contact est chaud. Vivant. Vrai.
J’ai l’impression d’avoir retrouvé mon foyer.
— Souviens-toi et rentre avec moi, Ashen.
Le décor se fissure aussitôt.
Les rires s’éteignent. Les couleurs se fanent. Le clan disparaît dans un éclat de lumière fanée.
Mais nous restons là, ensemble. Reliés par cette main tendue, et tout ce qu’elle représente.
Ashen serre un peu plus fort. Comme pour s’assurer qu’il n’est pas encore sous l’emprise de l’illusion.
— Merci, Eiran, murmure-t-il. Je n’y serais pas arrivé sans toi. Je te dois une faveur.
— Alors accorde-la-moi tout de suite. Deviens mon ami.
— Es-tu idiot pour utiliser cette faveur sur une chose aussi triviale ?
Je souris.
Ashen grommelle sans répondre. Mais je n'en ai pas besoin.
Un démon de l'ombre honore toujours ses dettes.