Une vieille connaissance

Ashen

 

L’air à l’extérieur du gouffre a changé. Dès l’instant où l’illusion s’est dissipée, nous avons été brutalement expulsés, projetés hors de la barrière, comme recrachés par un esprit rassasié. Suhen nous attendait déjà, les bras croisés, le regard tendu. Un rare soupir de soulagement échappa à sa garde disciplinée.

 

La barrière divine s’était évanouie.

Et lui, il était là.

 

Arum.

Le veilleur des rêves tortueux.

 

Un sourire en coin accroché aux lèvres, les longues mèches bleutées d’Arum reflétaient le ciel nocturne – ce ciel sans étoile qu’il avait, d’une certaine manière, trop longtemps contemplé. Il semblait à peine changé. Toujours cet air d’ironie indolente, comme si rien ne valait la peine qu’il s’y attarde.

 

Mais je sais.

Je me souviens.

 

Arum est un ancien.

 

Derrière cette désinvolture se cache une puissance que peu osent nommer. Sa sagesse est telle que Maître Kaen lui rendait parfois visite, non pour le surveiller ou le défier, mais simplement pour débattre de sujets que même les aînés jugent délicats.

 

Je jette un dernier coup d’œil au gouffre qui se referme peu à peu sous mes yeux. Cet endroit est habité par une conscience. Je le ressens à travers les murmures de l’ombre. La fissure dans le sol calciné disparaît progressivement sous mon regard incrédule. Ce lieu renferme de nombreux secrets. Et je n’ai pas besoin d’être un ancien pour le deviner.

- C’est pas trop tôt. Yuwen s’est ramolli ? Ses soldats étaient plus efficaces… il y a dix ans. Où est mon vin d’orchidée corrompue ?

 

Le ton est moqueur, indolent. Pourtant, il claque dans l’air comme une gifle.

 

Il inspecte ses vêtements avec dégoût. Dix ans… ça semble être une éternité pour un mortel. Pour nous, démons, c’est un souffle. Un moment éphémère sans conséquence.

 

À ma droite, Suhen redresse les épaules. Son regard, plus sombre que jamais, se durcit ; ses doigts effleurent le manche de sa lance.

 

- Comment osez-vous manquer de respect au Seigneur Yuwen ? souffle-t-elle, la voix glaciale.

 

Arum tourne lentement la tête vers elle. Un mouvement à peine perceptible. Un regard, rien de plus.

 

Mais c’est suffisant.

 

Le silence tombe lourdement. La pression devient palpable, menaçante comme une tempête suspendue au-dessus de nos têtes. Eiran, à mes côtés, ne sourit plus et m’interroge du regard. Il ignore qu’ici, il vaut mieux savoir où est notre place. Si on veut survivre assez longtemps pour connaitre un autre jour.

 

Suhen recule d’un pas. Juste un. Mais il signifie tout. Elle ne baisse pas les yeux, mais elle ne réplique pas non plus.

 

Elle a compris.

On ne provoque pas un veilleur de cauchemars impunément.

 

Je soupire de lassitude. Trop épuisé par les récents évènements pour prêter la moindre attention à ces enfantillages. Le souvenir du sourire de Muyu est toujours là... lui, que je ne devrais plus pouvoir revoir. Ce n’était qu’une illusion, mais un piège habile, tissé pour refermer ses crochets sur les cœurs déjà fissurés. Et je suis tombé dedans. Moi. Le légendaire général en second du clan de l’Ombre. Maître aurait honte du disciple qu’il a entraîné pendant toutes ces années.

 

La voix d’Eiran fend le silence qui est retombé. Douce. Inquiète. Tout ce que je ne veux pas entendre. 

 

- Tout va bien, Ashen ?

 

 Je détourne les yeux. Je ne peux pas le regarder. Pas avec ce désordre qui me ronge intérieurement. Pas quand mon amertume menace de m’engloutir.

Le gouffre se referme derrière moi, à l’image d’une bête satisfaite après son festin. Mes poings sont encore crispés. Mon cœur, lui, s’est tu.

 

- Rien que je ne puisse supporter, dis-je.

 

Ma voix est sèche. Beaucoup trop. Eiran me scrute. Je le sens, comme une chaleur persistante dans mon dos. Il attend. Il espère, peut-être, ce que je suis incapable de lui donner.

 

- Tu devrais te reposer, je dis, pour clore la conversation avant même qu’elle ne commence.

 

Je l’entends souffler du nez. Pas un rire. Pas vraiment une protestation non plus. Juste… Eiran. Et ça n’arrange rien à mes tourments. Il est présent à chaque instant. Même lorsque nous sommes séparés. Je pourrais l’abandonner, c’est vrai. Mais Maître me le ferait payer cher quand je l’aurai retrouvé si je me comporte ainsi. Les démons de l’Ombre ne doivent pas faire preuve d’égoïsme. C’est la règle la plus importante du clan. Et jamais je ne l’oublierai. 

 

La brûlure divine que la barrière m’a infligée m’arrache une grimace de douleur. Satanés immortels !

La guérison ne m’a jamais posé de problème. Mes ombres m’assistent autant qu’elles me protègent. Mais le divin me repousse par nature. Je suis son antithèse. Son exact contraire. Son ennemi naturel.

 

- Toujours aussi aimable, petit Ashen, murmure une voix à ma droite. Les années ne t’ont pas épargné à ce que je vois.

 

Je ne me retourne pas avant qu’il ne me pousse à le faire en passant son bras autour de mes épaules comme si nous étions des amis de longue date. Le vent joue avec ses mèches bleutées. Il me fixe, sans honte ni malice. Juste ce regard habité de quelqu’un qui en sait beaucoup.

 

- Je ne t’ai pas entendu nous remercier, dis-je à Arum.

- J’ai mieux que ça, mon petit Ashen ! rétorque-t-il en agitant ses manches. Mais j’ai besoin de nouveaux vêtements, de vin et de… compagnie, ajoute-t-il l’air rêveur. 

 

Eiran rit joyeusement. Suhen ne dit rien et je soupire longuement. Ceux qui ont connu Arum le savent. Ce démon est une plaie. S’il n’était pas aussi vieux et puissant, il aurait déjà été réduit à l’état de poussière. Je n’aurais pas pensé le revoir en ces circonstances.

 

Lors de notre première rencontre, je n’étais qu’un jeune disciple rebelle, distrait, sourd aux cours soporifiques sur les conflits anciens entre royaumes. Une seule chose m’obsédait : affronter à nouveau mon aîné, Muyu. Le disciple le plus doué du clan.

J’étais à sa recherche ce jour-là. Perdu dans mes pensées, je me suis heurté à un inconnu. Un homme aux longs cheveux bleus en bataille, à l’allure négligée et au sourire aussi agaçant qu’énigmatique. Il m’avait observé comme on observe un chaton désorienté puis, m’avait ébouriffé les cheveux.

 

- Sois un bon disciple pour ton maître, et je t’apprendrai à te vautrer dans les plaisirs de la vie ! Ha Ha Ha !

 

Son rire avait résonné longtemps après son départ, comme un écho dérangeant dans les ténèbres.

 

En le regardant aujourd’hui, il n’a pas changé. Pas d’un cil. Et imprévisible comme il est, aucun de nous n’est vraiment à l’abri.

 

- Bon… Allons-y ! soupire-t-il avec exagération, en tirant sur le col en lambeaux de sa robe. J’ai hâte de me plonger dans un bain chaud et de brûler ces haillons. Je vais me téléporter… et j’emmène… ce joli visage digne des plus belles peintures du royaume divin !

 

Il enlace Eiran.

 

Une chaleur brutale éclot dans mon estomac. Elle grimpe à ma gorge, s’y loge comme une braise. Mon sang pulse dans mes tempes, chargé d’une colère diffuse, irrationnelle, brûlante. L’essence de l’Ombre, sensible à mon trouble, se met à frémir autour de moi. Elle danse dans l’air comme des serpents luttant pour leur survie. Vivante. Indisciplinée.

 

Je serre les poings.

 

Arum relève la tête puis me fixe, amusé quand Eiran se dégage doucement de son étreinte, son sourire s’étant effacé. Ma noirceur s’atténue. Et ma tempête se tait.

 

- Suhen, tu te charges de le ramener à Teivel ? demande-t-il, comme si la question ne se posait même pas.

- Oui, Veilleur. C’est ce qui était prévu, répond la guerrière, les yeux fuyants, étrangement gênée par les vérités dissimulées par son maître.

- Vous voulez dire que nous pouvions nous téléporter depuis le début ? demande Eiran en ouvrant de grands yeux surpris.

- Maître aime… plaisanter, murmure Suhen sans le regarder, les bras toujours croisés. 

Arum et Eiran disparaissent dans un bruissement de vent inversé, tandis que la garde de Teivel place sa main sur mon épaule, m’entrainant à son tour dans le flot du transfert. La téléportation n’est pas douloureuse, mais elle est différente de la mienne et me laisse un goût amer. D’ordinaire, je n’aurais pas eu besoin de Suhen pour voyager à une telle vitesse. Mais le gouffre et sa barrière divine m’ont affaibli. Plus que je ne veux l’admettre.

Lorsque mes pieds touchent à nouveau le sol, l’air a changé. Il est chargé d’encens délicat, de pouvoir ancien, de cette opulence silencieuse propre aux lieux de commandement. Le refuge du grand stratège.

 

Le salon de Jade

 

Le sol est de pierre polie, traversée de veines lumineuses. Les lanternes suspendues au plafond diffusent une lueur émeraude étrange, comme celle d’un rêve corrompu. Chaque pas résonne d’un écho lointain, comme si le passé murmurait entre les murs.

 

Au fond de la salle, un trône sculpté en jade noir. Et sur ce trône, l’homme qui me doit une réponse.

 

Yuwen.

 

Ses jambes sont croisées avec nonchalance. Une main repose sur l’accoudoir, l’autre soutient son menton dans une pose presque affectée. Ses yeux, plus froids que les miroitements autour de lui, nous scrutent. Il ne dit rien d’abord. Je le laisse nous observer. Nous jauger. Son aura est étouffante. Impérieuse. Immuable.

 

- Vous avez survécu, murmure-t-il enfin, un sourire léger sur les lèvres. Et vous avez visiblement trouvé « l’artefact », ajoute-t-il en riant.

 

Il a le rire d’un homme qui en sait trop. Qui en a trop vu pour se laisser émerveiller une fois encore. Et plus nous nous approchons de ce maître des poisons, plus je sens qu’il détient tout ce dont j’ai besoin pour assouvir ma vengeance et restaurer mon clan.

Malgré tout, je serre les dents. A mes côtés, Suhen s’est figée, comme si elle-même redoutait les réponses qu’il s’apprête à offrir… ou à taire.

 

Yuwen se lève lentement. Sa silhouette semble se fondre dans la lumière verdâtre du jade qui l’entoure. Il descend les marches menant à son trône, chaque pas résonnant comme le glas d’un passé qu’on a tenté d’enterrer.

 Il s’arrête devant moi. Son regard me transperce, mais son sourire ne vacille pas.

 

- Bon retour parmi nous, Général de l’Ombre en second, Ashen.

 

Il m’appelle par mon titre. Mais son ton est celui d’un homme qui m’a connu autrement.

 

Je ne réponds pas.

 

Parce que dans ses yeux verts, il y a quelque chose que je ne parviens pas à identifier. Quelque chose de familier et d’étranger à la fois. Une lumière qui a perdu de son éclat pour accueillir les ténèbres.

 Et une pensée, plus acérée encore que les ombres qui m’habitent, me traverse l’esprit sans prévenir :

Qui est réellement Yuwen ?