« S’il faut que je brûle pour exister dans ses yeux, alors que l’éclat de mes cendres lui arrachent quelques larmes d’amertume. »
Yanwei
Il était tombé du ciel.
Non comme une étoile filante, mais comme un fragment d’éclair, jeune et brûlant, traînant encore derrière lui la poussière du monde des humains.
Yanwei.
Un nom offert par sa mère. Un nom qui, dans la langue ancienne, signifiait l’éclat devant la nuit. Il n’avait que seize ans quand il franchit pour la première fois les brumes qui séparaient le monde inférieur du royaume divin. On disait qu’il n’y avait pas eu d’ascension plus rapide depuis plusieurs générations.
Un prodige.
Un défi vivant lancé aux cieux.
Le sol sur lequel il posa les pieds n’avait rien de la terre qu’il avait connue. Ici, les montagnes flottaient, les arbres chantaient à voix basse, et les cieux ne changeaient jamais de teinte, figés dans une éternelle aurore opaline. Le silence n’était pas vide. Il était rempli de puissance, de règles anciennes, de souvenirs transformés avec le temps.
Le royaume divin était une peinture vivante : les pavillons flottaient entre ciel et nuages, suspendus sur des ponts invisibles de lumière ; les lacs reflétaient les constellations des divinités disparues, même en plein jour ; les fleurs ne fanaient jamais, et chaque vent portait le parfum de prophéties à peine murmurées.
Yanwei, lui, souriait.
Il ne craignait rien. Il n’avait pas encore appris à perdre.
Le sol vibrait sous ses pieds, comme s’il respirait doucement, et la lumière semblait glisser sur sa peau, trop pure pour lui appartenir. Au loin, une silhouette immobile, drapée de pureté dont l’éclat était indescriptible, semblait déjà l’attendre.
Il crut d’abord voir un mirage.
C’est là qu’il vit Xuhan pour la première fois.
L’Immortel portait une tunique blanche aux reflets d’argent. Ses longs cheveux argentés flottaient au gré d’un vent que personne d’autre ne pouvait sentir. Il marchait seul, droit, silencieux, comme s’il n’existait que pour rappeler à ce monde trop lumineux qu’il fallait aussi une nuit noire pour équilibrer l’éclat du jour.
Et Yanwei sut.
Il sut que c’était à ses côtés qu’il voulait marcher.
Que c’était lui qu’il voulait atteindre.
Et que, peu importait le prix, il serait choisi.
— Je vous en prie… acceptez-moi comme disciple, Immortel de la voie sans-cœur.
Sa voix ne tremblait pas, même si ses mains, elles, trahissaient encore l’émotion.
Yanwei n’était pas le seul à avoir posé les yeux sur Xuhan. Depuis des siècles, le légendaire épéiste déclenchait toutes sortes de réactions chez ses pairs : admiration, jalousie, attirance, peur…
Ses disciples, quant à eux, le portaient en haute estime et craignaient sa fureur. Mais tous hurlaient à qui voulait l’entendre que l’Immortel Xuhan était un excellent professeur. Ferme mais juste.
Xuhan ne répondit pas à la demande désespérée du jeune Yanwei. Il tourna les talons, le laissant à genoux dans l’allée du Pavillon du Cœur Silencieux.
Mais le soir venu, quand la lune se leva entre les feuilles d’argent des cerisiers divins, une simple phrase fut portée par la brise parfumée :
— Relève-toi.
Après avoir présenté ses respects à son nouveau maître, le chemin de Yanwei vers la voie sans-cœur commença.
Pas comme une ascension.
Mais comme un feu lent.
Une offrande de soi.
Un cœur battant, prêt à être consumé.
Pendant un temps, Yanwei ne sut plus s’il rêvait ou s’il vivait, mais il mettait du cœur à l’ouvrage et se dépassait quelle que soit l’épreuve qui se dressait sur son chemin. Il s’entraînait du matin au crépuscule, puis étudiait les textes anciens jusqu’à l’épuisement. Son ardeur était si vive que les disciples séniors, d’abord agacés par sa fougue, finirent par le respecter.
Le jour où on lui confia sa première arme divine fut un tournant significatif pour le jeune disciple.
L’épée vibrait entre ses mains comme si elle lui était destinée.
Du moins, c’est ce qu’il préférait croire.
C’était une lame simple, sans nom, mais forgée avec les matériaux les plus rares du royaume divin. Elle n’avait jamais appartenu à personne.
— Elle ne se laisse manipuler que par les volontés pures, déclara l’Immortel de la forge sacrée.
Yanwei l’avait reçue sans trembler. Confiant et impatient de combattre le mal, ses gestes étaient précipités mais maîtrisés. L’esprit de l’épée s’était tu dans sa paume, docile.
Il l’avait nommée Feuille d’orage.
Ce fut également dans ces mois de rigueur et de discipline qu’il rencontra Yuyan.
Cette jeune immortelle était différente des autres. Moins distante, plus vive. Ses cheveux couleur de brume, ses yeux d’un bleu cristallin – comme s’ils gardaient en eux une pluie éternelle. On disait qu’elle descendait des anciennes lignées d’immortels capables d’entendre les prières agonisantes de la pluie.
Yuyan riait sans se soucier du regard des aînés. Elle l’entraînait hors des sentiers réglementés, pour voler des fruits célestes dans les vergers interdits, ou écouter les chants gravés dans les falaises divines.
— Tu prends tout trop au sérieux, Yanwei. La vraie transcendance ne se trouve pas sur un champ de bataille. Elle est là, profondément enfouie en toi. Tu n’as qu’à attendre qu’elle se révèle à toi.
Elle ponctuait toujours ses discours d’un clin d’œil espiègle. Avec elle, il apprit à regarder les cieux sans chercher à les conquérir. À écouter les silences du Pavillon du Cœur Silencieux. À poser les mains sur la terre chaude du jardin des disciples, plutôt que sur la garde de son épée.
Et pourtant…
Chaque fois qu’il croisait le regard de Xuhan, la paix fragile qu’il bâtissait vacillait.
Ce regard ne le voyait pas.
Pas vraiment.
Et cela l’obsédait plus que tout.
Il se démenait pour être le meilleur. Pour ne jamais décevoir son maître, qu’il admirait plus que les mots peuvent l’exprimer. À trop vouloir bien faire, le jeune immortel fit des erreurs. Les punitions étaient dures. Inflexibles. Cruelles, parfois. Mais Yanwei tenait bon. Il pansait ses blessures à l’abri des regards et ne montrait aucune faiblesse devant autrui.
Peu importait si Xuhan était en colère. Peu importait s’il le battait parfois.
Son regard était sur lui.
Et c’est tout ce qui comptait pour le jeune homme.
Le temps passait, pourtant il ne lassait pas d'admirer l'aisance dont faisait preuve Xuhan lors d'affrontements à l'épée. Sa précision. Son charisme. Son regard acéré.
En effet, l'Immortel de la voie sans-coeur n’utilisait sa force que si c’était nécessaire. Sa défense était si extraordinaire que certains de ses adversaires tombaient d’épuisement avant même que l’arme divine de Xuhan ne sorte de son fourreau.
Yanwei l’avait vu combattre à deux reprises.
Il ne comprit pas tout de suite ce qu’il voyait. L’épée n’avait pas encore quitté son fourreau que déjà l’air vibrait. Le silence était presque respectueux.
Puis un cri, un seul. Et tout fut fini.
Ce jour-là, Yanwei ne vit pas un homme.
Il vit une lame vivante, une intention tranchante, un vide qui avait pris forme humaine.
Il en resta figé.
Pas par peur.
Par émerveillement.
Des larmes perlaient au coin de ses yeux, ému par tant de force maîtrisée, par tant de grâce.
Et une pensée s’imposa, dévorante :
Je veux être ce qu’il est.
La deuxième fois fut poignante.
Feuille d’orage tremblait entre ses doigts.
Yanwei n’avait jamais vu une beauté aussi terrifiante. Chaque geste de Xuhan semblait dicté par une règle invisible, une perfection trop nette pour être naturelle. Et pourtant, elle l’était.
De toutes les façons imaginables.
L’adversaire n’avait pas même le temps de supplier.
Le jeune disciple, lui, avait oublié de respirer. Le cœur au bord des lèvres, la poitrine serrée. Pas à cause du sang qui se propageait sur le sol. Mais parce que son maître n’était plus un être vivant.
Il était un verdict.
Yanwei sentit ses jambes trembler. Pas de frayeur. Mais d’un désir violent de mériter, un jour, un regard d’approbation de cet homme impossible à atteindre.
Son poing se serra.
Je ferai tout. Jusqu’à m’effacer s’il le faut.