« Ce que j’appelais respect était devenu poison.
Et j’en buvais chaque goutte avec dévotion. »
Malgré son titre officieux de prodige, Yanwei n’était pas seul. Les disciples du royaume divin ne l’avaient pas rejeté. Certains avaient tenté de l’éprouver, au début, piqués par l’orgueil et la méfiance. Mais sa détermination sans faille et sa sincérité, presque naïve, finirent par fissurer les masques les plus rigides.
C’est à l’ombre des piliers de jade, dans les longs couloirs du Pavillon du Cœur Silencieux, qu’il tissa ses premiers liens, encouragé par son amie Yuyan.
Wei Jing, le plus âgé d’entre eux, lui offrait parfois des remèdes contre les courbatures, en soupirant qu’« un corps sans repos ne perce jamais les mystères du souffle ».
Mei Huan, la plus vive, l’entraînait dans des duels improvisés sur les toits du Pavillon des Murmures, et ne cessait de dire qu’elle ferait de lui un « vrai immortel, même s’il fallait le tremper dans tous les lacs du royaume pour le purifier ».
Et puis il y avait Minzhang, le plus calme. Celui qui, sans un mot, s’asseyait à ses côtés dans la salle des manuscrits, partageant le silence comme on partage une lampe allumée en pleine nuit.
Avec eux, Yanwei apprit que la force n’était pas une question d’aptitude martiale ou de volonté. Elle se mesurait aussi à la douceur des instants volés entre deux entraînements, à la chaleur d’un thé qu’on laissait tiédir ensemble sous les glycines.
Les jeunes disciples n’échangeaient pas sur leur vie passée. Ils ne posaient aucune question invasive. Et cela, parfois, valait plus qu’une confiance bruyante.
Parfois, quand Yanwei riait avec les autres disciples, le regard de givre de Xuhan se posait sur lui depuis les hauteurs du pavillon central. Invisible mais présent.
Il ne les interrompait jamais. Mais il les observait. Toujours depuis l’ombre d’une colonne, depuis la balustrade la plus haute, depuis l’entrée dissimulée de la salle des Grands Immortels.
Il ne souriait pas. Il ne fronçait pas les sourcils non plus. Il regardait. Comme on contemple une flamme dont on ne veut ni attiser l’ardeur, ni souffler la vie.
Yuyan, un soir, le surprit ainsi.
Elle n’émit aucun son.
Elle ne chercha pas à comprendre.
Elle observa l’observateur, à la dérobée.
Il y avait dans les yeux de l’Immortel quelque chose de tragique et de beau. Une mélancolie infinie. Une tempête contenue dans un lac gelé.
Et lorsque Xuhan disparut dans un mouvement de robes pâles, comme s’il n’avait jamais été là, Yuyan détourna les yeux. Un frisson remonta le long de son échine. Elle n’osa pas en parler.
Mais elle sut qu’elle devait se taire.
Et garder ce secret précieusement.
***
La lumière du matin filtrait à travers les voilages pâles du jardin intérieur. Sous l’arbre aux mille feuilles, Yanwei partageait un moment de répit avec ses compagnons. Le thé fleuri fumait doucement, les rires s’égrenaient comme des clochettes suspendues.
— Je parie que c’est Mei Huan qui sera envoyée la première en mission, lança Wei Jing avec un sourire en coin. Elle fait trembler les stèles quand elle marche.
Cette dernière lui lança un regard noir avant de lui asséner une tape vigoureuse derrière la tête.
— Parce que toi, tu crois que tes onguents font reculer les esprits démoniaques ? rétorqua Mei Huan, moqueuse. Je mise sur Yanwei. C’est le préféré du Maître.
Je ne suis pas son préféré…
— Trop tôt, répondit Minzhang, pensif. Il a encore beaucoup à apprendre. N’est-ce pas, Yanwei ?
Ce dernier ne répondit pas immédiatement. Un sourire discret naquit sur ses lèvres en s’imaginant faire régner la justice à l’aide de Feuille d’Orage. Il leva les yeux vers les cieux opalins.
— J’irai quand il le faudra.
Mais à peine ses mots furent-ils prononcés qu’un souffle s’éleva. Froid. Tranchant. Les feuilles frémirent. Le silence se fit.
L’ombre d’un homme glissa le long de la galerie du pavillon.
Xuhan.
Sa silhouette immaculée, presque trop gracieuse pour être simplement regardée. Aucun bruit de pas. Et pourtant, tout s’arrêta.
— Yanwei.
Il ne prononça rien de plus. Mais son ton n’admettait aucune hésitation.
Le jeune disciple se leva. Les autres s’inclinèrent, les sourires déjà effacés de leurs visages. Xuhan ne leur prêta aucune attention.
— Suis-moi.
Et il tourna les talons, certain d’être suivi.
Yanwei baissa la tête, puis adressa un dernier regard à ses amis. Yuyan, perchée sur le Pont des Soupirs Chantants, la main sur sa tasse, lui souriait joyeusement au loin. Mei Huan lui fit un clin d’œil pour l’encourager. Minzhang inclina doucement la tête. Wei Jing, quant à lui, soupira à peine.
Le disciple suivit son maître avec un mélange d’appréhension et d’excitation contenue. Et avec lui, le parfum entêtant du thé s’effaça. Le monde venait de changer de saison.
Si Shizun me demande de le suivre, c’est pour me féliciter, j’en suis sûr !
En entrant dans le bureau de Xuhan, le jeune homme reconnut l’endroit sacré que peu de disciples avaient le privilège de visiter. Yanwei, lui, aidait régulièrement son maître à ranger les manuscrits anciens, trier les parchemins millénaires et faisait également le ménage avec rigueur afin que Xuhan ne soit pas incommodé par le désordre.
Le silence s’imposa entre eux naturellement. Il n’était pas vide. Il pesait. Dense. Chargé de nombreux malentendus.
Xuhan se tenait debout, dos tourné à son disciple. Son regard perdu sur un parchemin ancien. Ou peut-être… sur rien du tout. Yanwei n’avait jamais su ce que son maître observait avec tant de détachement. Il n’osait briser l’instant. Il sentait pourtant son cœur battre trop fort. Et il s’en voulut aussitôt. La voie qu’il empruntait ne lui permettait pas de ressentir.
Puis l’Immortel imperturbable parla. Sa voix n’était ni dure ni douce.
Juste… tranchante.
— Tu quitteras le royaume divin demain à l’aube.
Un frisson courut dans l’échine de Yanwei. Pas de cérémonie, pas d’épreuve finale, pas de félicitations.
Le cœur du disciple se fissura un peu plus. Mais il tint bon et tenta de masquer sa déception avant que son maître ne puisse s’en apercevoir. Si c’était le cas, son dos en subirait à nouveau les conséquences.
— Quelle est ma mission ? demanda-t-il, la voix plus calme qu’il ne l’aurait cru.
Xuhan tourna légèrement la tête. Juste assez pour que le profil de son élégant visage apparaisse sous la lueur froide des lanternes. Mais il ne répondit pas tout de suite.
— Tu accompagneras ton maître, continua-t-il enfin. Un village dans le royaume mortel. Des morts suspectes. Un esprit enchaîné à la douleur.
Il se tourna enfin. Ses yeux, gris d’hiver, se posèrent sur Yanwei sans douceur, mais sans cruauté.
Un éclair d’émotion traversa le jeune disciple. Et il espéra à nouveau.
— Est-ce… une reconnaissance, Shizun ? Pour mes progrès ?
Un silence lui répondit. Glaçant. Interminable.
Puis Xuhan s’approcha. Un pas. Puis deux. Chaque geste mesuré, précis. Il s’arrêta devant Yanwei, si proche que l’air en semblait devenu lourd. Le jeune homme craignit que la fatalité s’abatte à nouveau sur lui. Comme un bourreau sadique se nourrissant du chaos qu’il engendre.
— Ce n’est pas un honneur. C’est une étape.
Il leva une main, et dans sa paume dessina un petit sceau doré à l’aide de son index, qui scintillait faiblement.
— Ceci te protègera. Mais il ne remplacera pas l’ignorance. Observe et apprends. Ton hésitation te coûtera la vie.
Yanwei prit le sceau entre ses doigts, lentement. Il se jura de ne pas l’utiliser. Après tout, c’était ce qui se rapprochait le plus d’un cadeau. Et tout ce que Xuhan donnait à son disciple devenait un trésor qu'il gardait précieusement.
— Et si… j’échoue ?
— Je m’occuperai du reste.
La réponse fusa, sans une ombre d’émotion.
Et pourtant, dans les pupilles ternes de son maître, Yanwei crut lire une fracture. Infime. Comme si, l’espace d’un souffle, Xuhan redoutait cette possibilité plus qu’il ne voulait l’admettre.
— Prépare-toi. Nous partons au lever du soleil.
Puis il s’éloigna, le pas aussi léger que l’écho d’un souvenir brisé. Et Yanwei, debout au centre de la pièce, sentit son cœur battre plus vite. D’appréhension. De détermination. D’espoir.
Le lendemain, quelque chose allait changer à jamais.
L’innocence avait commencé à s’effriter, destinée à disparaître dans les cendres. Mais il ne le savait pas encore.
***
Le lendemain, à l’aube, les cieux divins n’avaient pas encore pâli que déjà Yanwei s’était levé. Il s’était préparé dans le silence – un silence plus lourd que les nuits d’hiver, plus coupant que l’acier de Feuille d’Orage.
Il n’avait pas dormi.
Comment le pourrait-il, quand le rêve lui-même semblait trop doux pour appartenir à son destin ? Et pourtant… un sourire candide ne quittait pas son doux visage.
Je dois tout faire pour que Shizun me voie cette fois. Pour de vrai.
Le portail vers le royaume mortel s’ouvrit dans un bruissement ancien, entre les stèles d’obsidienne et les lanternes fanées. Xuhan ne dit rien. Il leva simplement une main. Et le monde changea.
Le passage fut bref. Il ne sentit ni secousse, ni douleur. Juste un glissement, comme si l’air lui-même l’avait effleuré, curieux.
Ils atterrirent dans un paysage gris. Le ciel était bas, chargé de nuages lents que les mortels adoraient comparer à des animaux, et une brume collait aux toits de tuiles moussues. Le village de Hanyue s’étendait en demi-cercle autour d’un vieux puits. Les maisons semblaient accroupies, fatiguées par les siècles et les conflits incessants.
— Le village de Hanyue, annonça sobrement Xuhan.
Aucun habitant ne vint à leur rencontre.
Ce n’est qu’au bout de quelques longues minutes, dans le silence tiède d’un matin incertain, que des regards se glissèrent entre les fentes des volets clos. Des voix basses, des soupirs effrayés, des espoirs à peine murmurés. Puis un vieil homme, le dos voûté et la bouche comme cousue depuis des années, s’avança à pas lents, les mains derrière le dos.
— Immortels… Les cieux ont entendu nos prières ! Que les cieux soient loués ! Merci d’avoir répondu à notre désespoir. Merci, seigneurs immortels. Le mal… est revenu.
Xuhan ne répondit pas. Il se contenta de fixer l’homme d’un regard impassible. Son disciple, quant à lui, imaginait Yuyan s’esclaffer si elle savait qu’on l’eût qualifié de « seigneur ».
Le vieillard leur indiqua une maison vide, un peu à l’écart du puits. Une ancienne demeure de médecin, disaient les villageois, abandonnée depuis la première mort inexpliquée.
La porte grinça sous la main de Xuhan. Il ne dit rien mais jetait parfois des coups d’œil furtifs à son disciple. Le but de cette mission était qu’il apprenne. Pas qu’il se blesse inutilement. Yanwei entra à sa suite, déposant ses affaires sans un mot. La pièce principale sentait le bois humide et les herbes médicinales séchées. Une couche de poussière recouvrait les étagères où l’on exposait autrefois des pommades et onguents. Dans un coin de la pièce, une poupée de chiffon était restée accrochée à une poutre, comme oubliée là depuis des années.
Et sculpté dans le bois vieilli, juste au-dessus de l’étrange jouet pour enfant,
un nom était à peine lisible.
Yuwen.
— Ce village, murmura Yanwei, troublé. Il n'est pas ordinaire.
Xuhan s’arrêta devant la poupée sans la toucher. Ses yeux vides l’observaient plus longtemps que nécessaire. Mais comment le pourraient-ils ? Ce n’était qu’une poupée, après tout.
— Les esprits vengeurs naissent du ressentiment, dit-il simplement, ayant une idée précise de ce qui se déroulait vraiment dans ce village.
Puis Xuhan tourna légèrement la tête.
— Tu interrogeras les villageois. Écoute sans juger. Sois vigilant et lis à travers les non-dits.
— Et toi, Shizun ?
— Je parlerai à l’esprit.
Il sortit, déjà happé par la nuit tombante. Yanwei, resté seul dans la pénombre de la pièce, leva les yeux vers la poupée. Un fil rouge pendait de son cou effiloché, comme une trace laissée par des doigts minuscules.
Et dans son dos, tout doucement, il crut entendre un fredonnement.
Une berceuse.
« Dors, petite ombre sans nom, sous les feuilles où le vent soupire.
La maison est vide, la soupe est froide,
et le cœur de maman ne répond pas. »