Point de vue du CONCIERGE
Il était presque deux heures quand je descendais de chez moi. Je mis mes chaussures, enfilai mon manteau et sortis de chez moi. Je fis seulement claquer ma porte d’entrée, je ne voulais pas perdre de temps à la fermé à double tour. Le temps est compté.
Je traversai le hall de mon immeuble et franchis la porte de sortie. Le bâtiment était dans un piteuse état. Cela faisait maintenant quelques années que je vivais ici, j’ai fini par m’y habituer. Mais cette dégradation avait créé une barrière en moi. J’avais honte d’inviter des gens.
Mon appartement était propre et ordonné, là n’est pas le problème, mais la route pour l’accéder pouvait en faire reculer certain. La peur qu’on juge l’endroit où je vivais était plus forte que tout. Je vis donc seul. Et j’aime ça. Enfin je crois...
Jamais je n’ai été habitué à parler à des gens, les faire rire, les mettre à l’aise. Mais avec vous, j’ai l’impression de faire ça depuis toujours. Le temps de cette pensée, j’étais déjà arrivé à ma voiture. Je m’installai, allumai le moteur et partis de là où j’étais garé.
C’était un vieux tas de ferraille d’au moins 30ans. On pourrait croire que j’aime le vintage, mais la vérité c’est que je n’ai pas et que je n’aurais jamais assez d’argent pour m’en procurer une nouvelle. On s’en fout de son apparence, l’essentiel c’est qu’elle puisse rouler...
J’étais plu qu’à quelque minute de la destination. Les lampadaires créaient un fort contraste avec la nuit noire d’un soir d’hiver, j’en étais presque aveuglé. Il n’y avait pas un chat dans les rues de la ville. Vous allez sûrement me dire que c’est normal, il est deux heures.
Et vous auriez raison. Du moins en général.
Mais dans cette ville, la plupart des gens vivent la nuit. De ce fait, je n’étais pas serein. Quelqu’un pouvait surgir de n’importe où et me surprendre. J’agrippais fermement le volant qui glissait de mes mains moites.
Je tournai à gauche dans une ruelle et y laissai ma voiture. J’en sortis en faisant attention à ne pas me faire voir. Je réussis à atteindre mon objectif : la bibliothèque municipale. Je me dirigeai à l’arrière de celle-ci afin d’y entrer.
Je retirai le cadenas, le posai lentement au sol et poussa la lourde porte en fer. J’avais introduit le bâtiment. Vous vous en doutez, je n’étais pas censé être là. Mais c’était pour la bonne cause. De toute façon, je travaille ici. Si jamais on me voit, je dirai seulement que j’ai égaré quelque chose ici.
Ce n’est pas non plus la première fois que je m’y introduis la nuit. Au contraire, j’étais un habitué. Quand j’ai du mal à dormir ou que je ne me sens pas bien, je viens ici pour me calmer. Ne me jetez pas la pierre. Je suis connecté à cet endroit.
Des gens m’appellent ici, ils ont besoin de moi. Et puis, je sens la présence de mes parents en ce lieu. Tous mes souvenirs avec eux se sont fait ici. Quand ils sont décédés, je pensais ne jamais m’en remettre.
Mais la première fois que je suis venu le soir, je les ai aperçus. J’essaye de leur rentre visite souvent, quand je sens que c’est nécessaire. Je ne les ai plus jamais revus depuis ce soir-là. Mais j’ai toujours une lueur d’espoir.
Le livre que je m’apprête à lire serait capable de ramener nos êtres les plus chers. C’est ça, ma lueur d’espoir. Des gens appelleraient ça de la folie, moi j’appellerais ça de l’amour. Je suis prêt à tout pour les revoir une dernière fois.
Je posai mes affaires, pris une chaise en bois, et mis mon manteau dessus. Je secouai la tête afin d’y chasser les mauvaises pensées qui traversaient mon esprit. Je m’asseyais sur cette chaise et soufflai. La réunion nocturne avait commencé.
“Bienvenue, chers lecteurs !”, dis-je d’un ton enthousiaste. Je me raclais la gorge.
“Je suis le concierge. Je vous accompagnerai jusqu’au bout de l’aventure.” ai-je dit en regardant les gens autour de moi.
Je me levai de ma chaise en bois, et me dirigeai vers la bibliothèque à ma gauche.
Je pris le premier livre de la série. L’entièreté de celle-ci est arrivée hier.
Personne ici ne l’avait commandé. Pourtant, nous l’avons bel et bien reçu. Un employé les avait mis en rayon.
C’était donc la première fois que je voyais ces livres, et que je les touchais. Leur bel enrobage de cuir noir mat arrivait tant bien que même a reflété la lumière de la lune qui passait par la rangé de fenêtres derrière moi.
Il y avait un sentiment étrange qui planait dans la pièce. Je commençai à comprendre d’où venaient ces fameuses rumeurs selon lesquelles ces livres feraient réapparaître les morts. Ces ouvrages ne sont clairement pas banals.
Je frottais ma main gauche sur les reliefs de la couverture. Bien que je travaille dans une bibliothèque, je n’avais jamais vu de livre pareil. Les matériaux étaient assez nobles pour un si simple objet.
Leur créateur voulait faire passer un message, nous faire comprendre que ce n’est pas une histoire ordinaire, faire sortir du lot cette œuvre au milieu de toutes les autres présentes dans la bibliothèque sans mêmes l’avoir lu.
“Cet endroit, où je suis actuellement, appartenait à mes parents autrefois. Quand ils sont morts, c’est mon petit frère qui en a hérité”, dis-je en m’asseyant de nouveau.
Rien que le fait de tenir ce livre entre mes mains me mettait une pression énorme. Et si je faisais tout ça pour rien ? Et si ça ne marchait pas ? Et si je ne les revois jamais ?... Je sens un poids sur mes épaules que je n’avais pas auparavant.
Mes mains moites firent glisser le livre. Je l’ai rattrapé avant qu’il ne touche le sol.
“Ouf... On était à deux doigts de la catastrophe...”, ai-je dit, pendant que la sueur coulait le long de ma tempe gauche.
Je remis le livre à l’endroit, la couverture en face de moi, et lus le titre auquel je n’avais pas prêté attention jusqu’à maintenant :“Tiens, “Rift” ? Pourquoi ce titre me dit quelque chose ? ...”
À la simple vue de cette enseigne, de faux souvenirs entrèrent dans ma tête : je voyais des évènements que je n’ai jamais vécu. Comme si j’avais mené une double vie. C’était plutôt étrange. Je pouvais jurer que je n’avais jamais vécu cela, mais ça semblait si réel...
Je me suis posé, et j’ai lu les premiers chapitres. C’était impressionnant, une histoire comme jamais j’en avais lu. Elle n’était pas seulement différente d’apparence, elle l’était également de contenu. L’écriture m’avait happé. Je devais lire seulement les premiers chapitres, mais je n’ai pas réussi à m’arrêter.
Le premier tome finit, je n’ai pas vu le temps passer.
“Alors ? Vous voulez savoir de quoi ça parle, n’est-ce pas ?”. J’allai reposer le livre à sa place, comme si personne ne l’avait pris. Je me suis rassis après avoir pris une gorgé d’eau.
“Cette histoire ne se passe pas dans un monde, mais dans plusieurs.”, ai-je dit, avant de regarder l’horloge en face de moi.
“Pour la faire courte, il y a un peu moins de cent ans, il n’existait que deux mondes : le monde réel, celui dans lequel, vous et moi, sommes actuellement, et le monde des ombres, lieu de résidence des morts.”
Je regardai encore l’heure. Voyant les aiguilles tourner à une vitesse fulgurante, je me suis levé de ma chaise et m’empressai d’aller voir à la fenêtre.
Toujours personne. Aucune voiture. Je me suis donc rassis, et repris mon histoire, essoufflé.
“Chacun avait une faille. C’était une source d’énergie importante. Notre monde avait la faille blanche, tandis que le monde des ombres avait la faille noire. Elles agissaient par paire : si l’une d’elles se voyait dérobée, les deux exploseront.
Mais le Roi des ombres n’en avait que faire de ces avertissements, il était en quête de puissance. Il alla donc la voler. Quand il s’en empara, notre faille, explosa, ce qui créa une immense onde de choc qui fit le tour du monde.
La faille noire, quant à elle, implosa.
L’énergie des deux se cumula, et créa une infinité de dimension. D’autres failles apparurent dans la plupart des mondes.
L’implosion de la faille noire aspira tous les habitants de son monde et les éparpilla dans les autres, ce qui mis le désordre. Les morts étaient dangereux pour les autres.
Le “héros” de cette histoire se nomme K... Koma... World.”. J’avais hésité en disant son nom, alors que celui-ci était répété maintes et maintes fois dans le livre.
Le prononcé m’avait mis un coup de pression.
“Il aura la lourde tâche de faire coexister toutes les dimensions en une seule”. Je regardai une dernière fois l’heure. “Sur ce, je vous laisse découvrir cette merveilleuse histoire... Bonne chance !”.
Avant de partir, je fis le tour de cette grande pièce remplie de bouquins. De jour comme de nuit, cette pièce m’a toujours fait peur, mais m’a également fascinée.
Je n’avais pas ouvert la lumière. Je préférais être éclairé par la lune, ça rendait mon excursion plus exaltante.
Les rayons de lumière de notre satellite terrestre passant par les carreaux des fenêtres firent apparaître les nuages de poussière flottant dans la pièce.
Il était temps pour moi de partir de cet endroit. Je dis au revoir à mes auditeurs nocturnes, vérifiai de n’avoir laisser aucun indice de mon passage ici, repris mes affaires et sortis du bâtiment.
Quand je fis de nouveau chez moi, je vidai mon sac, et vis quelque chose qui me figea sur place. Je le sortais et lâcha un cri de surprise. Le livre que j’avais pourtant reposé sur son étagère était là, dans mes mains.
Je n’arrivai pas à rationnaliser cette situation. C’était tout bonnement impossible. Il n’y avait plus aucun doute, cette chose est tout sauf banale : elle est diabolique. Ce serait ça, le prix à payer pour les ramener ? J’en ai bien peur...
Il est six heures passées, c’est désormais trop tard pour y retourner et le reposer. Le véritable concierge de cette bibliothèque maudite allait bientôt arriver.
Je suis bloqué avec ce putain d’ouvrage. Je suis hanté. Nous sommes hantés.
Je rangeai mes affaires à leur place, posai le livre sur ma commode et allai faire ma toilette. Je me regardai dans la glace en même temps que je me lavai la figure. J’avais l’impression que quelque chose avait changé chez moi, je commençais à devenir parano. Je retournai à ma chambre, pris le livre, m‘installa dans mon lit et inspectai les pages. J’en tremblais. Les pages étaient rugueuses et n’avaient pas l’odeur qu’un livre était censé avoir. Elles sentaient la mort.
Koma World... Rien que de penser à son nom me mettait la chair de poule...
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Point de vue de KOMA WORLD
Je me suis encore levé en retard. Je commençais à avoir l’habitude, et les profs aussi... Je passais par le salon, quand un journaliste dit une info qui attira mon attention.
“Triste nouvelle : le jeune collégien Luno a été porté disparu cette nuit. C’est la centième victime. Des individus ont été signalés vers le grand lac, vêtus de scaphandres, ce sont les principaux suspects ! Si vous les voyez, prévenez tout de suite les autorités !”
Ma mère éteignit la télé. “Tu as entendu ça, Koma ?”
“Non non”, lui rétorquais-je, sarcastiquement. “Bah oui, ils en parlent de partout, impossible de le louper.”
Elle soupira. “Tu le connaissais, lui aussi ?”
“Oui, il était dans mon collège. On s’est croisé deux trois fois dans les couloirs, mais il était en 6ème quand j’étais en troisième, donc on n’a pas trop eu l’occasion de se parler.
Mais je connaissais sa grande sœur, elle était dans ma classe en quatrième. D’ailleurs, elle nous a invité à l’enterrement.”, dis-je en prenant de quoi manger sur la route.
Elle était étonnée. “Un enterrement ? Mais il a juste disparu, rien ne nous dit qu’il est mort.”
Je m’arrêtai net. “Les quatre-vingt-dix-neuf autres victimes n’ont pas donné un seul signe de vie. Et ça fait plus de dix ans.”
Ma mère baissa sa tête. Je continuai. “C’est donc pour ça que ses parents ont déjà perdu tout espoirs et ont organisé des obsèques.”
“Mais quand même, si vite ? Il a été porté disparu il y a à peine quelques heures.”
Je réfléchis. “Effectivement... C’est plutôt bizarre...” Je mis mon manteau.
“Quand est là cérémonie ?”
“Ce soir, après les cours, tenez-vous prêts”
“Je serai trop occupé aujourd’hui pour y aller. Et ton père aussi, donc tu iras seul. Et vas chercher des fleurs ce midi.”
“D’accord, tu peux me passer de la thune alors ? Mais j’irai après les cours” dis-je en mettant mon sac sur mon dos.
“Prends dans mon sac...” dit-elle, exaspérée. Elle ajouta. “Tu n’auras pas le temps d’y aller après.”
“Si justement, j’aurais pile le temps pour aller en chercher juste avant la cérémonie.”
“Mouais... bon d’accord. Et dépêche-toi, tu vas être en retard pour l’école.”
“Ne t’en fais pas, je gère. Je ne suis plus un enfant.”
“Ah ouais t’es sûr ? Tu penses réussir à faire trois kilomètres à pied en cinq minutes ?”
“Cinq minutes ?”, ai-je dit en retroussant la manche gauche de mon manteau. Je regardai l’heure. “OH PUTAIN ! J’VAIS ÊTRE SUPER EN RETARD !”
Je courus jusqu’à la porte. Ma mère m’interpella à nouveau. “Fais attention en allant à la cérémonie. Ce serait con que tu finisses comme celui que tu vas voir.”
“Merci maman, t’as toujours les mots justes !”, dis-je une nouvelle fois avec un ton sarcastique. Je sortis de chez moi, et me dirigeai vers mon lycée.
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Point de vue de la MÈRE DE KOMA
Je suis allée dans la cuisine. Je me suis appuyée contre un des meubles, et mes yeux se posèrent sur une photo de Koma, quand il était plus petit.
Depuis qu’il est entré au lycée, il est constamment en retard. Je commence à me faire du souci.
Il va bien ? Est-ce qu’il a des problèmes à l’école ? Est-ce que je m’inquiète trop ?
C’est normal, je suis sa mère mais bon... J’ai peur pour lui. Il n’est pas comme les autres.
Et puis cet “enterrement”... Devrais-je l’empêcher d’y aller ? Non, il ne peut rien lui arriver. Cette île est si paisible...
Il doit y aller de toute façon. C’est son destin. Il doit le rejoindre.
Et si rien ne se passe comme prévu ? Impossible. Tout est prévu depuis bien longtemps. Je sais qu’il manque souvent d’organisation, mais de là à foirer ça...
Tout va bien se passer. J’en suis presque sûre.
Cet enfant est si spécial... Il ne doit pas rester ici. Jamais il n’avancera s’il est bloqué dans ce monde. Il est temps pour lui de suivre son destin.
Je détournai les yeux de son visage pâle. Je ne lui ai même pas dit au revoir. Quelle mauvaise mère je suis. C’est sûr, il va me manquer.