La Mort d'un dieu

Dans les terres brûlantes de l'Est, sous un ciel cramoisi zébré d'éclairs dorés, résonnaient les échos d'un combat dont la légende traverserait les siècles. La guerre n'avait pas pour origine un royaume, ni une querelle pour un trône. Elle était née de la peur. Peur d'un homme que l'on croyait intouchable, inébranlable, inégalable.

Son nom : Vartan Walker.

Le roi mercenaire de l'Est, surnommé Le Cerveau aux Mille Batailles, était devenu une légende vivante. Grâce à sa compétence unique et absolue – Omni-Brain – il avait acquis une maîtrise inhumaine de tous les savoirs : stratégie, guerre, maniement d'armes, pouvoirs mystiques, arts anciens et futurs. Il lisait l'âme d'un ennemi comme on lit un livre ouvert. Il anticipait les mouvements, les trahisons, les faiblesses. Il les connaissait avant même que ses adversaires ne les réalisent eux-mêmes.

Et c'est pour cela qu'il devait mourir.

Le Rassemblement des Quatre Couronnes – événement sacré réunissant les souverains des extrémités du monde – avait été convoqué après dix années de silence. Un traité de paix, disaient-ils. Un nouvel âge d'équilibre. Mais Vartan savait.

Ils n'étaient pas venus pour parler.

Ils étaient venus pour l'abattre.

Les Rois du Nord, du Sud et de l'Ouest – Ragnar le BlancSolenna la Voilée, et Kael l'Épine Noire – avaient formé une alliance secrète, un pacte sanglant pour éliminer celui qu'ils ne pouvaient plus contrôler.

Quand les troupes encerclèrent le campement de Vartan, la réaction fut immédiate. Les mercenaires de l'Est, disciplinés, implacables, levèrent les armes sans hésitation.

Le ciel devint noir.

Le sol s'ouvrit sous la rage des invocations.

Et Vartan, debout sur une colline, observait.

– « Ils viennent avec peur et trahison, » dit-il à voix basse.

– « Que leur offrions-nous en retour ? » demanda son second, un vétéran aux yeux brûlés par la magie.

– « La vérité. La mort. Et un souvenir impérissable. »

Le combat dura sept jours et sept nuits.

Pas une seconde de répit. Pas une pause.

Chaque assaut, chaque mouvement, chaque respiration était calculée.

Les terres furent labourées par la guerre, les montagnes fêlées par les cris.

Vartan affronta les trois rois en simultané. Il perdit une main. Puis un œil. Puis un genou.

Mais il restait debout.

L'Omni-Brain analysait, corrigeait, adaptait. Jusqu'au dernier instant, il se battait comme un dieu exilé parmi les hommes.

Ce ne fut pas la lame qui le tua. Ce fut le poison de la trahison. Une dague dissimulée, trempée dans le venin d'un serpent de l'Outre-Royaume. Plantée dans son dos par celui qu'il avait épargné un an plus tôt : le fils bâtard de Kael l'Épine Noire.

Quand Vartan s'effondra, ce ne fut pas la victoire qui emplit le silence.

Ce fut la honte.

Et un respect glacé.

Les guerriers tombèrent à genoux. Les drapeaux furent abaissés. Même les ennemis pleurèrent.

Son corps fut placé sur un autel de pierre, et nul n'osa l'approcher.

Un vent souffla, et il sembla murmurer son nom.

Vartan Walker. Le Dernier Dieu.

Un froid étrange.

Ni glacial, ni mordant. Un froid... doux. Humide.

Comme si l'air lui-même hésitait à entrer dans ses poumons.

Puis vinrent les bruits.

Des pleurs. Des murmures. Des pas précipités. Et une voix féminine, étouffée, paniquée mais douce :

— Tiens bon... tiens bon, mon trésor...

Il naissait.

Mais ce n'était pas une naissance ordinaire. Il en avait conscience. Ses pensées flottaient dans un vide lucide, une sorte de transe. Son esprit était intact, mais son corps ne répondait pas. Tout était petit. Faible. Malhabile.

Puis une lumière aveuglante. Des mains. Des cris.

Et enfin... le silence.

Il était né.

— C'est un garçon, Madame Delina.

— Mon fils... mon doux garçon...

Son prénom fut prononcé pour la première fois : Harth. Harth Von Barry.

Mais dans l'esprit du nourrisson silencieux, un nom résonnait plus fort que tous les autres : Vartan Walker.

Et avec ce nom... la mémoire.

Chaque combat. Chaque stratégie. Chaque connaissance. Chaque défaite et chaque triomphe.

Rien n'avait été effacé. Tout avait été conservé, cristallisé, rangé dans les recoins parfaits de son esprit.

Omni-Brain... était encore là.

Et c'est à ce moment qu'il comprit : il avait une deuxième chance.

Dans un monde nouveau, aux règles différentes, où il recommencerait tout.

Pas pour revivre. Mais pour transcender.

Les jours passèrent. Puis les semaines. Harth se développa vite. Trop vite.

À trois mois, il reconnaissait déjà les visages, réagissait à des sons subtils, observait avec une précision quasi clinique.

Sa mère, Delina, une servante douce et effacée du duché Kalzar, l'adorait. Elle était jeune, jolie malgré les marques de fatigue, et profondément amoureuse de son enfant. Elle ne savait pas qui il avait été, mais elle sentait... qu'il n'était pas ordinaire.

— Mon petit miracle, lui chuchotait-elle souvent en le berçant.

Mais l'amour de Delina ne suffisait pas à effacer la vérité.

Harth était un bâtard.

Né d'une concubine.

Fils illégitime du duc Kalzar Van Barry, un homme froid, autoritaire, qui ne s'était jamais attardé plus d'un instant sur le berceau de son troisième fils.

Les deux premiers nés, Chris Van Barry et Layla Van Barry, étaient issus de la duchesse officielle, la puissante et cruelle Lady Marghera.

Dans ce manoir aux pierres grises, aux couloirs glacials et aux règles inflexibles, Harth était toléré... mais jamais aimé.

Du moins, par la noblesse.

À l'âge de deux ans, il prononça sa première phrase claire :

— Le flux magique de la pierre n'est pas stable. Elle va exploser.

Il désignait une lanterne magique de la salle des cuisines, ignorée de tous.

 Jusqu'à ce que la lanterne... explose effectivement dans une gerbe de lumière bleue.

Ce fut le début des murmures.

— Cet enfant est étrange.

— Il parle comme un vieux sage.

— Il n'est pas normal...

Mais Delina le défendait corps et âme.

— C'est un génie, pas un monstre !

Un génie, oui.

Mais un génie dans un monde où le rang définissait la valeur.

Et Harth, dans ce monde, n'était rien.

Pas encore.

Les années suivantes furent dédiées à l'observation silencieuse.

Harth analysait tout :

Les structures du pouvoir du duché.

Les relations entre les maisons nobles.

La manière dont la magie circulait dans ce monde — un flux nommé l'Æther, qui réagissait à la volonté et aux émotions.

Son ancien monde reposait sur les sciences du combat, les pouvoirs et les technologies de guerre.

Ici, c'était l'âme qui commandait l'énergie.

Mais grâce à Omni-Brain, il comprit vite que les lois fondamentales de cause, d'effet, de logique... restaient identiques.

Il était un dieu enfermé dans le corps d'un enfant de six ans.

Et il attendait... son heure.

Son premier test arriva bien plus tôt que prévu.

Un soir, alors qu'il lisait en cachette un vieux grimoire volé dans la bibliothèque secondaire, il fut surpris par sa demi-sœur Layla, accompagné de deux jeunes nobles de leur âge.

— Qu'est-ce qu'un bâtard fait avec un livre d'arcanes, hein ?

— Tu crois que tu peux devenir magicien ? Même ta mère n'est qu'une servante.

— Tu veux peut-être nous jeter un sort, petit monstre ?

Ils rirent. Harth ne répondit pas. Il ferma le livre, leva les yeux... et observa.

Chacun de leurs mouvements. Leur posture. Le poids de leur pas. Le flux d'Æther autour de leurs corps.

Puis il parla calmement :

— Layla, ta jambe droite est blessée depuis la chute d'hier. Tu as un mauvais appui. Tu tentes de le masquer en avançant l'épaule gauche. Tu es déséquilibré.

— Toi, Velian, tu es nerveux. Tu respires vite. Tu caches ta peur derrière ta voix forte.

— Et toi, Anne... ton Æther est instable. Tu as déjà utilisé ta magie aujourd'hui. Tu es à sec.

Silence.

— Approchez, si vous osez.

Ils n'osèrent pas.

Ce fut la première fois qu'on regarda Harth Von Barry avec crainte.

Et ce ne serait pas la dernière.

Quatorze ans.

Un âge d'ambition pour les fils de nobles. L'âge des premiers duels, des premiers contrats, des premiers pas dans le monde réel.

Mais pour Harth Von Barry, c'était déjà l'âge de la terreur silencieuse.

Il avait quatre cercles magiques gravés dans son âme, chacun d'un éclat si pur, si stable, qu'on aurait cru qu'ils avaient été forgés par les anciens dieux eux-mêmes.

Impossible, disaient les érudits.

Inhumain, murmuraient les mages.

Hérétique, crachaient les jaloux.

Et pourtant... c'était vrai.

— Tu es sûr ?

— Je les ai vus de mes propres yeux, Maître Eltor. Quatre cercles. Aucun flux corrompu. Parfaitement tissés. Le garçon est... un prodige.

Le vieux mage hocha lentement la tête, le regard voilé.

— Non. Pas un prodige. Un cataclysme en devenir.

Dans les jardins arrière du domaine, loin des regards, Harth s'entraînait seul. Ou plutôt... avec son esprit.

Grâce à Omni-Brain, il avait reconstruit dans son esprit un espace d'entraînement mental : une arène dans laquelle il pouvait simuler des combats, des rituels, des invocations, répéter des incantations, calculer des réactions, et les optimiser jusqu'à la perfection.

Une journée dans le monde réel...

C'était des années d'entraînement dans sa tête.

Et ce soir-là, il sortit enfin de l'ombre.

Le Tournoi des Héritiers était un événement annuel, organisé pour les jeunes nobles de la région du Duc Barry. Les enfants des maisons ducaliennes y participaient pour démontrer leur niveau, leur courage, leur potentiel.

Harth n'avait jamais été invité officiellement.

Il ne portait pas l'uniforme doré des fils légitimes.

Il n'était qu'un bâtard. Le fils d'une servante.

Mais cette année... il s'était présenté de lui-même.

— Tu n'as rien à faire ici, lui dit Chris, l'aîné, en armure rutilante.

— Les chiens n'entrent pas dans l'arène, renchérit Layla, moqueur.

Mais Harth ignora les piques. Il marcha jusqu'au centre du cercle de combat, ses cheveux noirs flottant au vent, ses yeux rouge profond calme, symbole des Van Barry, presque endormis... mais d'une intensité terrifiante.

— Je viens réclamer mon droit.

— Quel droit ?! s'écria un noble outré.

— Celui de montrer ce que je vaux, répondit-il simplement.

Un silence glacé suivit.

Et puis... le duc Kalzar lui-même, assis sur son trône de pierre au sommet des gradins, leva une main.

— Qu'on le laisse faire.

Son adversaire fut choisi parmi les plus prometteurs : Mirel Kaelstone, héritière de la Maison Kaelstone, lieutenante d'un cercle d'élite, mage de troisième cercle déjà reconnue pour sa maîtrise du feu céleste.

Elle n'avait jamais perdu un duel.

— Je ne te ménagerai pas, bâtard, lui lança-t-elle.

— Parfait, répondit Harth.

Le combat commença.

Mirel lança une incantation rapide, tissant des flammes dorées dans l'air. Des lances de feu jaillirent à une vitesse ahurissante.

Mais Harth ne bougea pas. Il leva une main.

Et murmura :

— Déconstruction du vecteur élémentaire. Inversion de polarité. Flux inversé.

Ses cercles tournèrent en lui. Le sol vibra.

Les lances de feu... s'éteignirent en vol.

L'Æther qui les formait lui obéissait.

— Impossible… balbutia Mirel.

Harth s'élança.

Un pas. Deux.

Et il était devant elle, poing serré.

Une incantation ? Non. Une frappe brute. Mais amplifiée par un cercle renforcé, guidé par la précision divine d'Omni-Brain.

Il ne tua pas. Il ne blessa pas. Il frappa au plexus. Assez pour couper le souffle, et briser la volonté.

Mirel tomba à genoux.

— Tu… n'es pas humain…

— Je ne l'ai jamais été, répondit-il calmement.

Le silence qui suivit fut plus bruyant que mille applaudissements.

Dans les gradins, certains se levèrent. D'autres baissèrent les yeux. Et le duc, pour la première fois, s'intéressa vraiment à ce fils dont il n'avait jamais prononcé le nom.

Et dans l'ombre… plusieurs yeux s'ouvrirent.

Plus tard, cette nuit-là, Delina le serra fort contre elle.

— Tu leur as montré… mais tu dois faire attention. Tu les déranges, Harth. Tu es trop brillant. Trop différent.

— Je sais, Mère. Mais je n'ai pas le choix.

Il leva les yeux vers la lune.

— Ce monde est rempli d'ennemis, visibles ou masqués. Pour te protéger, pour me hisser là où je dois être… je dois devenir intouchable.

Un frisson parcourut l'air.

C'est ce soir-là que naquit, dans les cœurs des puissants, une nouvelle légende.

Le murmure d'un nom.

Harth Von Barry.

Le dieu silencieux.

Le bâtard aux quatre cercle.