Chapitre 3 - Une journée pas du tout comme les autres

Le claquement sec d’une porte brisa le silence oppressant de la pièce plongée dans l’obscurité. Il ouvrit les yeux, son souffle encore lent, alourdi par le sommeil. Un instant de flottement. Son corps était éveillé, mais son esprit errait encore entre cauchemar et réalité. Il resta immobile, tendant l’oreille. Des voix basses, un échange de mots feutrés, étouffés par les murs. Il n’avait pas besoin d’entendre distinctement pour comprendre. Antoine parlait avec ses parents.

Un soupir discret lui échappa tandis qu’il se redressa, s’asseyant sur le bord du lit. Le sol glacé sous ses pieds le fit frissonner légèrement, comme si toute la pièce s’était imprégnée de cette lourdeur qui flottait dans l’air. D’un geste lent, il passa ses mains sur son visage, effaçant les derniers vestiges du sommeil. Son esprit se clarifia. Il se leva sans bruit, chaque mouvement précis, mesuré, et se dirigea vers la porte. Il hésita une seconde, puis l’ouvrit légèrement, juste assez pour observer la scène qui se déroulait dans le couloir.

Antoine se tenait droit, figé dans son costume sombre, une raideur presque mécanique dans son maintien. Sa fatigue et sa douleur transpiraient dans chaque trait de son visage, creusé par des nuits sans sommeil et un chagrin qu’il ne pouvait exprimer autrement. Face à lui, ses parents affichaient cette tristesse résignée, celle qui s’accroche aux épaules comme un poids insupportable, celle qui ne laisse plus de place aux larmes. Il les avait déjà vus plusieurs fois, mais jamais ainsi. Jamais avec cette ombre dévorante dans le regard. Pourtant, en cet instant, il ressentait chaque once de leur souffrance, aussi tangible que l’air qu’il respirait.

Aujourd’hui était un jour particulier. Aujourd’hui, ils enterraient Adam. Un frisson désagréable lui remonta le long du corps, s’accrochant à sa nuque comme une brûlure froide. Il s’appuya contre l’encadrement de la porte, la gorge nouée, sentant un poids invisible s’écraser contre sa poitrine. Adam n’était pas seulement un collègue. Il était son frère d’armes. Et maintenant, il n’était plus là.

Il ferma les yeux un instant, tentant de repousser l’amertume brutale qui lui montait à la gorge. Il savait qu’aujourd’hui, il devrait jouer son rôle. Celui de l’homme fort. L’ami loyal, solide, qui partage la douleur des autres sans jamais montrer la sienne. Il devait faire semblant. Faire comme si la version officielle était vraie. Comme si Adam était mort dans une explosion de mine en Egypte, lors d’une mission militaire classique.

Mais il savait que c’était un mensonge. Adam était mort en Chine. Sur une mission bien plus sombre, bien plus dangereuse que ce que sa famille et ses proches pouvaient imaginer. Et pire encore… Adam était mort en lui sauvant la vie.

Un goût métallique lui envahit la bouche alors que cette vérité lui explosait dans l’esprit. Il baissa la tête et serra les poings. ‘’J’aurais dû être à sa place. C’était moi qui aurai dû mourir ce jour-là’’. Mais Adam avait pris cette décision pour lui, comme un ultime acte de fraternité, et maintenant, il devait porter ce poids jusqu’à la fin de sa vie. Il inspira profondément, refoulant ces pensées avant qu’elles ne le submergent. ‘’C’est pas le moment’’. Il devait se préparer.

Le trajet jusqu’au cimetière se fit dans un silence pesant. Il était assis sur le siège arrière, regardant la ville défiler à travers la vitre sans réellement la voir. Trois ans qu’il n’était pas rentré en France. Trois ans loin de ce pays, loin de cette vie qu’il avait laissée derrière lui.

Antoine, lui, tenait le volant avec une tension palpable, ses doigts crispés autour du cuir. Son visage fermé, les mâchoires serrées, tout en lui trahissait un effort pour contenir une douleur bien trop grande d’avoir perdu son petit frère. Personne ne parlait. Il n’y avait rien à dire. Le deuil avait imposé son voile sur eux, épaississant l’air, rendant chaque respiration plus lourde, chaque regard plus fragile.

Sur le siège passager, une femme qu’il connaissait peu fixant la route avec la même absence d’émotion apparente. Ishani. La copine d’Adam. Une Indienne à la peau mate, aux longs cheveux sombres qui cascadaient sur ses épaules, aux yeux marron voilés d’un chagrin muet. Jolie, sûrement, dans d’autres circonstances, mais aujourd’hui, elle n’était qu’une silhouette rongée par la douleur, une présence qui portait une souffrance qu’il ne pourrait jamais comprendre.

Il voulait parler, dire quelque chose pour alléger le poids écrasant de cette atmosphère suffocante, mais les mots lui manquaient. Qu’aurait-il pu dire ? ‘’Je suis désolé ?’’. Ce n’était pas suffisant. ‘’Je comprends ta douleur ?’’. Ce serait un mensonge. Il n’y avait rien à comprendre. Seuls ceux qui perdaient un frère savaient ce que cela faisait.

Et lui… n’était pas à sa place.

Il n’avait pas perdu un frère par le sang, mais un frère de cœur, un ami, un homme qui avait été là dans les pires moments… et qu’il n’avait pas su sauver.

Le cimetière apparut enfin au détour d’une rue bordée d’arbres dont les feuilles commençaient à pousser au gré du vent du printemps. Une foule sombre était déjà rassemblée autour d’une tombe fraîchement creusée, les visages tendus et marqués par la douleur. Le cercueil d’Adam était là, drapé du drapeau militaire, ultime hommage à un soldat tombé au combat. Il descendit de la voiture, son cœur battant plus lourdement à chaque pas qui le rapprochait de la cérémonie.

Il se fondit dans la foule, écoutant d’une oreille distraite les discours empreints de chagrin. Chaque mot lui semblait une lame s’enfonçant un peu plus dans son être. Il restait droit, impassible, mais à l’intérieur, il suffoquait. Le prêtre prononça des paroles solennelles, vantant le courage et le dévouement d’Adam. Il entendit à peine. Ses pensées tournaient en boucle, obsédées par ce moment en Chine, cette fraction de seconde où tout avait basculé.

La fusillade, la fumée, le chaos. Adam qui lui criait de courir. Adam qui le poussait hors de la ligne de tir. Adam qui ne s’était pas relevé. Un frisson le parcourut. Il ferma les yeux et serra les poings jusqu’à ce que ses ongles s’enfoncent dans sa paume. Il devait rester fort. Ne pas flancher. ‘’Pas ici, pas maintenant’’. Puis vint le moment où la famille s’approcha du cercueil pour un dernier adieu. Antoine tremblait légèrement, ses parents étaient en larmes. Il sentit son cœur se briser un peu plus lorsqu’Antoine posa une main sur le bois froid, un murmure à peine audible quittant ses lèvres.

— Tu vas me manquer, Adam… Mon frère, je suis désolé.

 

‘’Désolé de quoi ? D’être encore en vie ? De ne pas avoir pu l’empêcher de partir en mission ?’’. Il connaissait ce sentiment jusqu’à l’os. Il le portait lui aussi comme une chaîne insupportable autour du cou. 

Il avança à son tour, lentement. Son regard glissa sur le cercueil, sur les fleurs posées dessus. Il ne savait pas quoi dire, pas quoi faire. Il resta figé, incapable de bouger. Puis, il leva doucement la main et posa ses doigts sur le bois glacé. Les mots restèrent bloqués dans sa gorge, inaudibles, étouffés par un océan de culpabilité.

Il recula, laissant sa place aux autres, et se retira légèrement de la foule, cherchant de l’air, cherchant une échappatoire à cette douleur écrasante. Le vent soufflait, mais il n’apportait aucun réconfort. Il sentit son souffle devenir plus court, sa vision se troubler légèrement. L’atmosphère était lourde, le mensonge trop pesant. Il voulait partir, disparaître, hurler à s’en briser la voix. Mais il n’en fit rien. Il se contenta de se tenir là, droit, silencieux, un fantôme parmi les vivants. Car aujourd’hui, Adam était mort. Et lui, il devait vivre avec ça.

Son esprit englué dans une torpeur douloureuse, il n’entendait plus rien. Le poids du deuil, de cette contre-vérité, et des remords l’écrasait, le rendant sourd à tout ce qui l’entourait. Pourtant, une voix finit par percer cette bulle étouffante.

— Yuri… Yuri… Yuri ! Tu m’entends ?

 

La voix d’Antoine le ramena brusquement à la réalité. Il cligna des yeux et tourna lentement la tête vers lui. Il le regardait, son expression fatiguée et marquée par le chagrin.

— Je vais rentrer avec mes parents et Ishani. Ça te dérange pas de prendre ma voiture et de la ramener à l’appart ?

 

Yuri acquiesça d’un simple mouvement de tête. Il n’avait pas envie de parler. Antoine soupira, passa une main sur sa nuque avant d’ajouter.

— Tu peux rester dans mon appartement aussi longtemps que tu veux. Y’a pas de souci.

 

Yuri hésita une seconde avant de répondre d’une voix rauque.

— J’ai trois mois de permission. Après ça, je repars.

 

Antoine hocha la tête, compréhensif, puis se détourna pour rejoindre ses parents. Yuri les regarda s’éloigner, puis il baissa les yeux vers son pad qui avait reçus l’autorisation d’Antoine d’ouvrir la voiture. Il aurait préféré tout sauf ça. Rester seul avec ses pensées, enfermées dans le silence d’un appartement vide qui n’était pas le sien… Mais il n’avait pas d’autre choix.

Il s’approcha de la voiture et s’installa côté conducteur. Il prit une profonde inspiration, mais à peine avait-il posé ses mains sur le volant qu’il sentit son corps entier se raidir. Une vague incontrôlable de rage et de frustration menaçait de le submerger. Il voulait hurler. Fracasser quelque chose. ‘’Pleurer’’, peut-être. Mais il ne fit rien de tout ça. Il se contenta de démarrer et de s’engager sur la route. Le trajet se fit dans un silence de mort. Seul le vrombissement du moteur troublait l’atmosphère pesante. Son regard était fixé sur la route, mais son esprit, lui, était ailleurs. Perdu entre les souvenirs d’Adam, le poids du mensonge, et ‘’ce fichu sentiment de ne pas mériter d’être en vie’’.

Puis, un feu de circulation, il passa au vert. Machinalement, Yuri accéléra… et c’est à ce moment-là qu’il la vit. Une petite voiture surgissant de nulle part, traversant devant lui. Un éclair de panique le saisit alors qu’il appuyait de toutes ses forces sur la pédale de frein. Mais c’était trop tard.

Le choc fut violent. L’avant de la voiture s’écrasa contre le flanc droit de l’autre véhicule dans un fracas assourdissant. Son corps bascula en avant, sa tête heurtant légèrement le volant. Un filet de sang coula de son front. Yuri grogna, portant une main à sa blessure. ‘’Putain’’. Il essuya distraitement le sang qui perlait sur sa peau. Et ‘’comme si cette journée de merde ne suffisait pas’’, il venait d’encastrer la voiture du frère de son ami. Sa colère explosa en un instant. C’était trop. Trop de douleur, trop de frustration, trop de regrets accumulés dans une seule journée. Il sentit une rage sourde lui broyer la poitrine alors qu’il serrait les poings. Ce n’était pas seulement cet accident. C’était tout ce qu’il portait depuis la mort d’Adam. ‘’Toute cette foutue injustice’’. Il ouvrit violemment la portière et sortit en furie.

— Putain de merde ! Pesta-t-il en voyant l’état de la voiture.

 

Il fit quelques pas, puis son regard se posa sur l’autre véhicule. Une femme en descendait. Rouquine, mal habillée, l’air furieuse.

— T’es sérieux là ?! Lança-t-elle en levant les bras.

 

Sa voix. Son ton accusateur. Chaque mot, chaque intonation résonna en lui comme une provocation de trop. Tout chez elle l’exaspéra instantanément. Son regard brûlant de reproches, sa posture tendue, cette façon de le regarder. C’était la goutte de trop.

— Je suis sérieux ?! Il éclata d’un rire sans humour. Tu sais comment fonctionne un feu de circulation, au moins ?!

 

La femme le fusilla du regard, visiblement furieuse elle aussi.

— Tu crois que j’ai foncé dans ta foutue voiture pour le plaisir ?!

— Je crois surtout que t’as besoin d’un rappel du code de la route ! Il haussa la voix, sarcastique, sa seule arme de défense pour ne pas s’écrouler de tristesse. Rouge, on s’arrête. Vert, on avance. C’est pas compliqué !

 

La dispute faisait rage, un véritable duel verbal où Yuri et cette femme s’envoyaient des mots aussi tranchants que des lames. Les insultes fusaient, les reproches s’entrechoquaient, alimentant une tension qui montait en flèche. Autour d’eux, les passants ralentissaient, intrigués, observant la scène d’un œil curieux. Yuri voulait fuir ou l’étrangler, il ne savait pas exactement à cet instant.

Elle était insupportable, une boule de colère vivante qui crachait ses reproches sans lui laisser une seconde de répit. Elle le poussait à bout, encore et encore, alors qu’il était déjà au bord de l’explosion. Et puis, dans cette tempête de rage, il sentit quelque chose sous ses doigts. Son regard baissa légèrement. ‘’Un chien ?’’. Une sorte de berger blanc et gris, trottinant près de lui, frottant doucement sa tête contre sa jambe. Un contraste saisissant avec le chaos du moment. Son pelage était doux, apaisant, presque réconfortant. Sans y penser, Yuri passa ses doigts dans sa fourrure. ‘’Pourquoi je le caresse ? J’aime pas les chiens…’’. Le geste était instinctif, absurde, mais étrangement, il lui apporta une brève accalmie. Une bouffée d’air au milieu d’une tempête. Mais la femme, elle, continuait. Toujours plus. Toujours trop.

Son sarcasme naturel refit alors surface. Sans même s’en rendre compte, les mots franchirent ses lèvres, et aussitôt, il en fut lui-même surpris. Il n’avait jamais vraiment fait attention à l’apparence des gens, jamais jugé quelqu’un sur son style ou son allure. Ce n’était pas son genre, ‘’Je m’en fou habituellement’’. Mais là, dans cet instant où ses émotions débordaient, où la colère et l’épuisement s’entremêlaient dans un chaos brûlant, il s’accrochait à tout ce qui pouvait le détourner de ce qu’il refusait d’affronter, il essayait juste d’attraper n’importe quoi pour oublier son propre chagrin.

— Putain, mais… c’est quoi cette tenue ? Lâcha-t-il avec un sourire moqueur, balayant son regard sur elle.

 

Ce sourire, ce n’était pas seulement de l’amusement ou du mépris. C’était un réflexe. Son corps s’était tendu sous la pression, et sourire était plus facile que de laisser une larme couler. Plus facile que d’admettre qu’il était à bout. Alors il s’accrochait à ce qu’il savait faire de mieux : provoquer, s’énerver. Il savait que c’était injuste. Mais il n’avait que ça. Son seul moyen de défense était d’attaquer. De détourner la douleur en la reportant sur elle. ‘’Elle est jolie, pourtant’’. Mais sa colère le poussa à pointer du doigt le jogging difforme, le bonnet informe, l’apparence négligée.

— Non, parce que franchement, t’as fait un effort pour être aussi négligée, c’est un style que j’ignore ? Ajouta-t-il, le regard pétillant de provocation.

 

Tout en continuant de s’insulter comme si c’était leur unique moyen de communication, il n’en revenait pas. Il avait vraiment dit ça à une inconnue, sans même sourciller : « T’as une imagination débordante, princesse des poubelles. ». D’un côté, ça le faisait rire. De l’autre, une vague de honte le submergea. ‘’Comment je peux parler comme ça à une femme ?’’. Et surtout, comment cette femme pouvait lui répondre de cette manière. Toute la situation était absurde, chaque mot échangé dépassait le cadre du ridicule, mais ni l’un ni l’autre n’étaient capables de s’arrêter.

Et puis soudain, un frisson d’alerte. Elle bougea. Sa main s’approchait.

Son instinct prit le dessus avant même qu’il ne réfléchisse. Son corps réagit plus vite que son cerveau. Il attrapa violemment son poignet. ‘’Merde. Trop fort’’. Il sentit la tension sous sa peau, vit la douleur tordre brièvement ses traits. Son esprit lui hurlait de lâcher, mais son corps restait figé, crispé dans un réflexe ancré depuis longtemps.

Il détestait qu’on le touche. Ça réveillait des souvenirs qu’il préférait ignorer, des blessures enfouies, une habitude de fuir, d’éviter, de refuser tout contact physique avec quiconque. Et pourtant… cette fois, c’était différent. Sous ses doigts, sa peau était chaude, vivante. ‘’Agréable ?’’. Ce n’était pas une agression. Pas une menace. Juste une fille qui avait avancé sa main. Et lui, il avait réagi comme un ‘’imbécile’’.

Puis, une voix retentit.

— Bon, c’est quoi ce bordel ?!

 

Un policier venait d’arriver, l’arme à la ceinture. Yuri sentit immédiatement le danger. Il connaissait bien ce genre de situation, ce moment où tout pouvait basculer en une fraction de seconde. Il capta la tension dans le regard de l’agent, une alerte silencieuse qui lui ordonnait de minimiser les dégâts. Il lâcha brusquement son emprise, presque honteux. Sans un mot, il recula d’un pas et leva les mains, adoptant une posture calme, maîtrisée.

Son regard glissa vers la femme qui venait d’attraper son chien. ‘’Bordel … Elle ne voulait même pas me toucher, juste récupérer son chien’’. Il détourna la tête et passa une main nerveuse sur sa nuque, cherchant un moyen d’effacer ce moment gênant. ‘’Stupide. Paranoïaque. Débile. J’ai réagi comme un con, encore une fois’’. Mais elle… ‘’elle est insupportable aussi’’.

Alors il se raccrocha à ça. À son exaspération. À sa colère. Ne s’excusa pas. Les secondes s’étirèrent, un flottement pesant avant que tout ne dégénère trop vite. Des insultes. Des accusations. ‘’Et bordel… elle n’arrêtait pas de parler’’. Et avant même qu’il ne comprenne comment, il se retrouva menotté. Le métal froid claqua autour de ses poignets, et instantanément, une vague de nausée lui monta à la gorge.

Le simple fait qu’on le touche lui donnait envie de vomir. Pire encore, il sentait cette rage animale monter, brutale, instinctive. Son corps tout entier hurlait de frapper, de repousser l’emprise, de ne pas se laisser faire.

Il dut se faire violence. Ses mains se crispèrent à s’en faire blanchir les jointures, son souffle se coupa un instant alors qu’il serrait les dents et fermait les yeux, étouffant l’impulsion dévastatrice qui menaçait d’exploser. ‘’Ne pas cogner. Ne pas exploser. Pas ici. Pas maintenant. Il fait juste son job’’.

Comme si la situation ne pouvait pas être pire, il se retrouvait assis juste à côté d’elle à l’arrière de la voiture de police. ‘’Entre cette foutue femme et son chien. Trop près. Beaucoup trop près’’. Et bien sûr, ils continuaient de se disputer. Cette femme le rendait fou. Impossible de rester silencieux, impossible de simplement ignorer sa présence. Chaque mot, chaque regard, chaque soupir moqueur alimentaient un brasier qu’il n’arrivait pas à éteindre.

Il n’arrivait même plus à contrôler ses mots, son ton, ses expressions tout lui échappait. Ses émotions jaillissaient sans retenue, brutes, incontrôlables. Lui, toujours maître de lui-même, n’avait plus aucune prise. Avec elle, il ne contrôlait rien.

Le commissariat, il connaissait ça par cœur. Les dépositions, les formalités administratives, l’interrogatoire de routine… ‘’Ne pas faire de vague. Rester calme. Répondre aux questions. Sortir de là le plus vite possible’’. C’était une mécanique bien huilée qu’il maîtrisait à la perfection. ‘’Mais bordel, pourquoi aujourd’hui’’, alors qu’il aurait dû jouer ce rôle parfaitement, il n’arrivait pas à s’écouter lui-même.

Le rire s’échappa de ses lèvres sans prévenir. Au début, ce n’était qu’un rictus, un sourire nerveux qu’il tenta d’étouffer. Mais très vite, il explosa de rire. Un vrai fou rire, incontrôlable, qui secoua ses épaules et s’amplifia à mesure qu’il repensait à ce qu’il venait d’entendre. ‘’Musorny. Le nom de famille de cette mégère hystérique est littéralement une insulte’’ dans sa deuxième langue maternelle. En russe, ce mot signifiait ordure, poubelle. Et elle, ‘’cette emmerdeuse insupportable, cette princesse des poubelles’’ proclamée plus tôt, s’appelait Musorny.

L’ironie était trop parfaite. Il rit franchement, incapable de se contrôler. Cela faisait combien de temps qu’il n’avait pas ri comme ça. Un vrai rire, pas un sourire moqueur ou une expression sarcastique. Un rire qui venait de loin, de quelque chose d’enfoui sous des couches d’acier et de sang. Face à lui, la femme le fusillait du regard, visiblement hors d’elle, mais ça ne faisait qu’amplifier son hilarité.

— Un problème ? Lâcha-t-elle, les sourcils froncés, sa colère vibrante dans sa voix.

 

Yuri renifla, tentant de se calmer, mais son regard s’attarda de nouveau sur son visage furieux et il éclata de rire une fois de plus.

— Non, non… Il essuya une larme au coin de son œil. C’est juste que… t’as déjà regardé la traduction de ton nom en russe, Princesse des poubelles ?

 

Elle devint écarlate. Yuri ne savait pas si c’était de l’humiliation ou de la rage pure, mais c’était absolument cocasse. C’était nerveux. Il le savait. C’était son cerveau qui s’accrochait au moindre fragment de dérision pour ne pas sombrer dans la noirceur qui l’avait poursuivi toute la journée. ‘’Mais bordel, ça fait du bien’’. Le moment passa finalement. Il reprit contenance, mais l’amusement ne le quitta pas complètement.

Puis vint l’autre choc. Il entendit la Charlie donner sa profession, et son sourire s’éteignit aussitôt. ‘’Médecin. Non. Impossible’’. Il la fixa, incrédule. ‘’Elle ?! Cette furie incontrôlable ? Cette fille qui s’énerve pour un rien, qui explose dès qu’on la contrarie, qui n’avait aucun sang-froid ? Elle, sauver des vies ?’’. Il eut envie de rire à nouveau, mais cette fois, il n’y arriva pas. ‘’Comment une fille aussi instable émotionnellement, peut-elle être médecin ? Comment peut-elle gérer des urgences, des opérations, des situations critiques sans exploser sur place ?’’. La pensée le perturba plus qu’il ne voulait l’admettre. Mais il garda ses réflexions pour lui. ‘’Peu importe’’. Elle n’avait aucune importance.

L’interrogatoire se termina enfin. Il dut échanger ses coordonnées avec elle, ce qui l’agaça au plus haut point, mais il le fit.

— Génial. Comme si ma journée n’était pas déjà assez merdique… Lâcha-t-elle en activant son pad.

 

Yuri afficha un sourire moqueur et répondit du tac-au-tac, sachant pertinemment que sa journée à lui était un calvaire.

— Crois-moi, c’est encore pire pour moi.

 

Il récupéra ses affaires et sortit du commissariat sans demander son reste. Il n’avait pas le temps pour ‘’ces conneries’’. Retour à la réalité, pas le luxe de traîner. Il devait retrouver la voiture et surtout, ‘’finir cette foutue journée’’. Même si cette femme continuait de parler derrière lui, Yuri était déjà ailleurs. Son esprit était focalisé sur ses obligations, sur les conséquences de cet accident, sur Antoine, sur la voiture abîmée, sur son départ dans trois mois.

Il n’appartenait pas à cette vie. Les petits tracas du quotidien, ce n’était pas pour lui. Il n’avait pas la chance de s’attarder sur des disputes de la circulation ou sur des histoires insignifiantes avec une femme qui ne ferait plus jamais partie de son existence après ça. Il finit par marcher loin d’elle puis appela un Auto-Uber et rentra directement à l’appartement d’Antoine.

Le silence l’accueillit lorsqu’il referma la porte derrière lui. Le vide. Le calme. Il se laissa tomber sur le canapé, laissant sa tête retomber en arrière, fixant le plafond. La fatigue pesait lourd. Il sentait chaque muscle de son corps protester contre l’épuisement. Il ferma les yeux. Il n’avait pas l’énergie de repenser à cette journée. À l’enterrement. À Adam. À la culpabilité. ‘’Cette femme… Charlie’’. Le temps sembla s’étirer et se distordre. Une seconde, il était allongé, le corps lourd… La suivante, il entendit une porte s’ouvrir.

Antoine était rentré. Yuri se redressa légèrement alors qu’il pénétrait dans l’appartement. Le voir ainsi, son visage fermé, son expression terne, le fit se raidir. Il hésita, puis lâcha d’une voix neutre et grave.

— J’ai abîmé ta voiture.

 

Antoine ne répondit rien. ‘’Pas un mot’’. Il resta figé, les épaules tendues, puis il tourna simplement les talons et disparut dans sa chambre sans un bruit. Yuri resta figé sur le canapé, son regard le suivant jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière la porte close. Pas de colère. Pas d’accusation. Juste du silence. ‘’Et putain… c’est encore pire’’. Un soupir long et rauque s’échappa de sa gorge. ‘’Quelle journée de merde’’.

Sans plus d’effort, il s’allongea à nouveau sur le canapé. Le sommeil ne tarda pas à l’emporter. Et pour la première fois, depuis longtemps, il ne rêva de rien.

Le matin arriva bien vite. Yuri s’était réveillé avant même que le soleil ne soit totalement levé, une habitude ancrée par des années d’une vie stricte. Antoine, lui, n’était pas là, mais il avait laissé un mot sur la table avec les coordonnées de l’assurance.

« Rappelle l’assurance et règle ça. Merci. Je suis allé chez mes parents faits comme chez toi. »

Yuri soupira en prenant le bout de papier entre ses doigts. ‘’Charlie’’. Il devait l’appeler. L’idée seule l’exaspérait déjà. Entendre sa voix, ses reproches, ses piques incessantes… ça allait encore lui donner envie de l’étrangler. Il fixa son pad un instant, hésitant. ‘’Et si je repoussais ça encore un peu ?’’. Il avait trois mois avant son retour à la base. Trois mois avant de replonger dans l’ombre d’une nouvelle mission. Il voulait juste… profiter du calme.

Cependant, un silence pesant régnait dans l’appartement. ‘’Trop calme’’. Il avait besoin d’air. De mouvement peut-être. Il enfila une veste et sortit, sans but précis. Ses pas l’emmenèrent au hasard dans les rues de Paris, le vent frais du matin apaisant sa fatigue accumulée. Il ne savait pas vraiment pourquoi, mais il voulait marcher. Voir la ville qu’il ne prenait jamais le temps d’observer.

Et puis, au loin, la silhouette de la Tour Eiffel. ‘’Pourquoi pas ?’’. Il n’y était jamais monté. Paris lui était encore étrangère, lui qui avait grandi à la campagne toute son enfance. Cette tour, qui fascinait tant de touristes, n’avait jamais éveillé chez lui le moindre intérêt. Pourtant, cette fin de matinée-là, il se dirigea vers le métro, une légère curiosité en tête pour ce monument, sans trop savoir pourquoi.

Mais alors qu’il descendait les marches de la station, son pad vibra brusquement. Il fronça les sourcils et baissa instinctivement les yeux vers l’écran, son rythme ralentissant.

« URGENT : Ordre de mobilisation avancé. Retour à la base dans 3 jours. Mission confidentielle en attente de briefing. »

Un frisson le parcourut. ‘’Merde. Sérieux ? Déjà ?’’. Son regard se durcit alors qu’il lisait et relisait le message. Quelque chose clochait. Pourquoi ne lui donnaient-ils pas les grandes lignes de la mission ? Même sur un pad sécurisé, il y avait toujours une indication. Un pays, un objectif vague, un contexte minimal. ‘’Mais là ? Rien. Juste un « Mission confidentielle », absurde’’. Ses mâchoires se crispèrent. Il ne voulait pas repartir. Pas maintenant. Il venait de passer trois ans sous couverture, trois ans à jouer un rôle, à vivre dans l’ombre, ‘’à risquer ma vie chaque putain de jour’’. Il avait gagné son droit de souffler un peu. ‘’Et là, trois jours seulement ?’’. Le message lui donnait envie de tout balancer contre un mur.

Il se figea un instant, la tension dans son corps visible. Puis, un bruit sourd retentit. Un fracas violent. Son instinct s’activa immédiatement. Son regard balaya la gare en une fraction de seconde. ‘’Danger ? Bombe ? Attaque ?’’. Son corps était déjà prêt à réagir, son sang pulsant dans ses veines avec une montée d’adrénaline instinctive. Et là… il la vit. ‘’Charlie ?’’. À plat ventre sur le sol. L’expression de panique sur son visage était à mourir de rire pour lui. ‘’Qu’est-ce qu’elle fou encore ?!’’. Elle se redressa d’un coup et se précipita derrière un pot de fleurs.

Yuri cligna des yeux, abasourdi. ‘’C’est pas vrai… Non seulement elle s’est ramassée comme une idiote, mais elle s’est cachée avec l’élégance d’un éléphant derrière un pot de fleurs’’. Ses pieds dépassaient, son dos n’était pas complètement couvert ‘’c’est hilarant’’. Un sourire naquit sur ses lèvres. Puis un rire. Un vrai, comme l’autre fois. Pas nerveux, pas cynique. Juste un rire pur, sincère. ‘’Cette femme est incroyable ou pitoyable’’. Il réalisa soudain quelque chose de troublant. ‘’Elle m’a vu en premier… et elle s’est cachée ?’’. Elle voulait l’éviter. Yuri arqua un sourcil, mi-amusé, mi-vexé. ‘’Vraiment ?’’.

Alors il s’approcha lentement, son sourire s’élargissant à chaque pas.

— Tu as voulu te cacher… Sérieusement ?

 

Charlie sursauta et rouvrit les yeux, son visage passant de la panique à l’horreur. Yuri, lui, capta immédiatement chaque nuance de son expression. Cette colère brûlante dans son regard, ce défi silencieux qu’elle lui lançait à chaque seconde, cette façon de le fixer comme si elle était prête à se battre jusqu’au bout.

Et contre toute attente, ça lui fit quelque chose. Il sentit une décharge de chaleur, un frisson d’excitation pure. ‘’Jusqu’où elle est prête à aller ?’’. Il ne savait pas, mais il avait envie de le découvrir. ‘’Et bordel, ça m’amuse’’, bien plus qu’il ne l’aurait cru.

— Merde… Murmura-t-elle.

 

Yuri croisa les bras, un sourire moqueur aux lèvres, près à la pousser dans ses retranchements.

— Tu as voulu te cacher… C’est ça ? Et tu t’es juste éclatée la gueule ?

 

Il éclata de rire, incapable de s’arrêter. Cette fille était une mine d’or d’absurdité. Charlie, elle, semblait sur le point de s’enterrer vivante.

— Espèce d’abruti prétentieux ! Cracha-t-elle en se relevant.

— Non mais regarde-toi ! Continua Yuri, peinant à reprendre son souffle. Tu voulais éviter d’être vue et tu as fait le plus gros boucan de la gare !

 

Elle serra les poings, visiblement prête à exploser. Yuri le remarqua aussitôt. Il ne savait pas pourquoi, mais il comprenait ses réactions avec une facilité déconcertante. Comme si lire en elle était instinctif, évident. Et plus il réalisait à quel point il pouvait anticiper ses pensées, ses émotions, plus ça l’amusait.

— C’est bon, t’as fini, oui ?!

 

Mais Yuri n’avait pas fini. Son regard dériva un peu plus loin. Et là… il vit la cerise sur le gâteau. Elle était cachée… à côté d’une poubelle. Il explosa littéralement de rire. ‘’T’es la princesse des poubelles jusqu’au bout, hein ?’’, pensa-t-il. L’ironie était trop parfaite, presque irréelle. Le destin était clairement de son côté. Comme si l’univers lui-même s’amusait à lui offrir ce moment sur un plateau d’argent. C’était trop beau. Trop amusant. ‘’Et bordel, j’adore ça’’.

— Non mais sérieux, c’est trop beau ! Il secoua la tête, hilare. C’est quoi le pire ? Que tu sois tombée comme une abrutie ou… que tu sois cachée juste à côté d’une poubelle ?

 

Charlie devint écarlate. Mais cette fois, elle ne riposta pas vraiment. Yuri haussa un sourcil. Elle ne semblait pas aussi mordante que la veille. Sa répartie n’était pas au rendez-vous. Elle évitait même son regard. ‘’Tiens donc…’’. Un sourire en coin étira ses lèvres. Elle fuyait la conversation. ‘’Intéressant’’. Mais ce fut quand il vit son expression légèrement troublée qu’il comprit. Elle savait. Elle avait regardé la signification de son nom de famille. ‘’C’est trop’’. Il se mit à rire à nouveau. Deux fois en deux jours. Ça ne lui était pas arrivé depuis des décennies.

Mais rapidement, Charlie s’éloigna. Elle n’était pas d’humeur à jouer. Yuri la regarda partir, quelque chose d’étrange flottant en lui. Peut-être que la prochaine fois, elle le ferait encore rire. ‘’Et peut-être que… ça ne serait pas si mal’’. Il haussa les épaules, laissant un dernier mot flotter dans l’air avant qu’elle ne disparaisse de son champ de vision.

— À la prochaine, Princesse Musorny.

 

Charlie ne se retourna pas. Yuri resta immobile un instant, observant les passants reprendre leur routine comme si cette scène absurde n’avait jamais existé. Son regard balaya la foule, mais son esprit était ailleurs. Puis, un léger sourire en coin étira ses lèvres. Il jeta un coup d’œil au message du travail… et l’ignora sans hésiter. Aujourd’hui, il allait visiter Paris. ‘’Après tout, cette journée pouvait être pas si mal. Pas comme les autres’’.

Yuri marcha tranquillement dans les rues de Paris, profitant de l’air frais qui caressait son visage. La ville avait cette ambiance particulière, un mélange d’agitation et de quiétudes. Les passants défilaient, pressés ou flânant sans but, les lumières des cafés s’allumaient doucement, et l’odeur du pain chaud des boulangeries encore ouvertes flottait dans l’air. Il inspira profondément, laissant ses pensées s’apaiser sous le ciel dégradé de bleu et d’or. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas pris le temps de simplement exister sans objectif précis. ‘’Pas d’ordres. Pas d’instructions’’. Juste lui, le bruit de ses pas sur le pavé et cette étrange sensation de liberté.

La Tour Eiffel se dressait devant lui, imposante, majestueuse. Il s’arrêta un instant pour l’observer sous cet angle. Elle paraissait différente aujourd’hui, comme s’il la voyait réellement pour la première fois. Lorsqu’il arriva aux ascenseurs, ils étaient bondés. ‘’Trop de monde, trop de proximité’’. Il détestait ça. Plutôt que d’attendre, il opta pour les escaliers.

Gravir chaque marche lui donnait un étrange sentiment d’accomplissement, un effort physique qui calmait son esprit. L’ascension lui prit un moment, mais une fois en haut, il fut récompensé par une vue à couper le souffle. Il se posa contre un poteau métallique, croisant les bras en observant la ville s’étendre sous lui. Les toits haussmanniens, la Seine qui serpentait paisiblement… C’était comme observer un tableau vivant. Le vent soufflait doucement, apportant avec lui cette fraîcheur agréable qui allégeait son esprit déjà trop chargé. Ici, à cette hauteur, tout semblait insignifiant. Les obligations. Les missions. Les guerres secrètes. Tout cela disparaissait, englouti par l’immensité du paysage.

Il resta là un long moment, immobile, perdu dans une bulle de sérénité rare. Mais alors qu’il s’apprêtait à redescendre avant la tombée de la nuit, il fit le tour de la plateforme et son regard se figea. ‘’Elle ? Charlie. Le destin a un sens de l’humour vraiment spécial’’.

Son premier réflexe fut de faire demi-tour. ‘’Hors de question d’avoir une autre conversation avec cette folle’’. Deux fois, c’était déjà trop. Mais… ‘’non’’, l’envie de l’embêter le titilla aussitôt. C’était plus fort que lui. La tentation de la taquiner, de la voir exploser, de s’amuser à la provoquer, de rire de nouveau…

Il fit un pas en avant, prêt à l’approcher. Mais il s’arrêta net. Elle ne l’avait pas vu. Et elle était magnifique. Pas magnifique dans le sens conventionnel d’une beauté imparfaite. Mais magnifique d’authenticité. Elle était totalement absorbée par le paysage, comme si c’était la plus belle chose qu’elle ait jamais vue. Ses yeux brillaient d’une lueur presque enfantine, une pureté rare. Elle ne jouait pas un rôle. C’était sincère.

Yuri sentit son souffle ralentir. Son expression, si captivée, lui donna l’impression de regarder quelqu’un découvrir un rêve pour la première fois. La lumière dorée du soleil couchant illuminait ses cheveux roux, leur donnant des reflets de feu, et son visage, baigné de cette clarté douce, semblait paisible, complètement détaché du monde. Il resta figé un instant, troublé. ‘’Pourquoi ça me fait ça ? Pourquoi cette vision me touche autant ?’’. Il secoua la tête, essayant de chasser cette pensée absurde. Elle n’était pas différente. ‘’Elle reste cette emmerdeuse insupportable’’ qui lui hurlait dessus à la moindre occasion. Et pourtant… il n’arrivait pas à détourner les yeux.

Un frisson étrange le parcourut. ‘’Non’’. Il ne voulait pas se poser ce genre de questions. ‘’Et merde, j’ai l’air d’un stalker à l’observer comme ça’’. La réalisation le fit grincer des dents. Il pivota immédiatement et quitta la plateforme, descendant plus vite qu’il était monté.

Il avait besoin d’un verre.

Il poussa la porte d’un petit bar à l’ambiance feutrée, trouva une place au comptoir et commanda un whisky sans glace. L’alcool lui brûla la gorge, lui rappelant qu’il était bien là, dans ce monde, et pas coincé dans une bulle de pensées étranges sur une femme qui n’avait aucune importance. Mais son calme fut de courte durée.

L’agitation soudaine qui électrisa la salle attira aussitôt son attention. Autour de lui, des murmures fébriles s’élevaient, entrecoupés de regards inquiets que les clients échangeaient au-dessus de leurs verres. Les écrans accrochés aux murs diffusaient des images troublantes, des fragments d’un monde vacillant. Yuri fronça les sourcils, ses prunelles acérées se rivant à l’un des moniteurs les plus proches.

La Tour de Tokyo, réduite à un amas de gravats fumants. Un blackout total plongeant l’Amérique du Sud dans l’obscurité. Des systèmes nucléaires mystérieusement mis en veille, sans alerte préalable. La colonie lunaire, silencieuse depuis plusieurs jours, comme si elle s’était évaporée dans le néant.

Une alarme froide résonna dans son esprit, le tirant brutalement de sa torpeur. Une accumulation de coïncidences. Une avalanche d’événements inexplicables en si peu de temps. Son estomac se contracta sous le poids de l’évidence. Il y avait un lien. Un fil invisible reliant ces catastrophes, une logique souterraine qui n’attendait que d’être mise au jour. Et il comprit, avec une certitude glaciale.

Sa mission à venir… C’était pour ça.

Une mission classée top secret, sans brief détaillé, assigné à lui juste après cette série d’anomalies mondiales. Ce n’était pas un hasard. Ce n’était jamais un hasard. L’adrénaline coula dans ses veines, mais il l’ignora, serrant le verre dans sa main jusqu’à blanchir ses phalanges. Il connaissait cette sensation. Ce vertige particulier avant que le chaos ne l’engloutisse. Il ne voulait pas replonger. Pas encore. Pas dans ces abysses où chaque mission effaçait un peu plus ce qu’il était. Mais au fond, il savait. Il n’aurait pas le choix.

Yuri soupira, son esprit trop embrumé pour organiser une pensée cohérente sur ce qui allait suivre. ‘’Trois jours’’. Il lui restait trois jours avant de disparaître à nouveau, avant que son existence ne soit avalée par l’ombre des missions qu’il n’avait jamais choisies. Son regard dériva machinalement sur la foule qui l’entourait. Des rires éclataient, des conversations fusaient, des verres s’entrechoquaient dans un tintement insouciant. Ils ne savaient rien. Eux vivaient dans une illusion confortable, dans un monde où l’effondrement restait une théorie lointaine, une histoire qui ne les concernait pas.

Depuis combien de temps, lui, n’avait-il pas simplement vécu ?

Une pensée enfouie, qu’il s’était toujours interdite, refit surface avec une brutalité sourde. ‘’Depuis combien de temps je n’ai pas couché avec quelqu’un ?’’. Pas dans le cadre d’une couverture, pas sous un faux nom, pas dans le calcul froid d’une mission. ‘’Juste Yuri’’. Juste lui, sans alias, sans rôle à jouer. Un besoin primal, humain, qu’il avait ignoré excessivement longtemps.

Ses yeux se mirent à scanner la pièce, non plus avec cet instinct programmé pour analyser une menace en quelques secondes, mais pour chercher autre chose. ‘’Quelqu’un’’. Et puis, il la vit.

Une blonde, assise seule au bar. Jolie, sans être renversante. Mais il y avait ce quelque chose, une aura discrète qui la rendait intrigante. Son regard flottait entre son verre et son pad, une lassitude élégante dans sa posture, une pointe d’ennui au coin de ses lèvres. Elle était parfaite. Suffisamment distante pour ne pas chercher à s’accrocher, assez attirante pour lui faire oublier, quelques heures, ce qu’il était devenu.

Yuri termina son whisky d’une traite et se leva. Pas de place pour l’hésitation. Il s’approcha avec cette confiance naturelle, celle d’un homme qui savait ce qu’il voulait, et qui avait appris à tout contrôler, y compris lui-même.

— Seule un jeudi soir ?

 

Elle releva les yeux, d’abord méfiante, puis intriguée.

— J’attends quelqu’un.

 

‘’Un mensonge’’. Elle aurait eu un regard plus agité si c’était vrai.

— Alors il est sacrément en retard.

 

Elle esquissa un sourire en coin. ‘’Gagné’’. Ils échangèrent quelques banalités, le jeu était simple. Quelques compliments bien placés. Une plaisanterie légère. Un regard appuyé au bon moment. Il savait exactement comment jouer cette partition. Et bientôt, elle lui souffla.

— On va chez moi ?

 

Il hocha la tête. C’était ce qu’il voulait entendre.

L’appartement était… ‘’Girly. Trop.’’ Des murs rose pâle, des coussins en fourrure synthétique, des guirlandes LED en forme de cœurs autour d’un miroir encombré de photos. Une décoration enfantine, figée dans une adolescence désespérément prolongée. Pas l’appartement d’une femme. Celui d’une fille qui n’avait pas encore appris à être mature. Yuri jeta un coup d’œil rapide. ‘’Une célibataire en quête de validation’’. Il connaissait ce profil par cœur. Mais il s’en fichait. Il n’était pas là pour la connaître. Juste pour passer le temps. 

Dès que la porte claqua derrière elle, elle se précipita sur lui. Aucune attente, aucune tendresse, seulement une fièvre brutale, un besoin presque désespéré. Son baiser était violent, avide, comme une tentative frénétique d’ancrer une réalité qui lui échappait déjà, une illusion à laquelle elle s’accrochait de toutes ses forces.

Un frisson de dégoût parcourut Yuri, une réaction instinctive qu’il réprima aussitôt. Il devait maintenir le rôle, celui qu’il avait lui-même provoqué. Alors, il répondit à cette ardeur, répliquant avec la même intensité, feignant une envie qui ne lui appartenait pas. Son corps suivait le mouvement, réagissant avec l’automatisme de l’habitude… mais son esprit, lui, s’égarait ailleurs. ‘’Cette foutue rouquine’’ hantait encore ses pensées, s’imposant là où elle n’avait rien à faire. Il s’agita intérieurement, chassant cette image avec agacement, refusant de laisser une simple présence parasite s’infiltrer dans ce moment.

Il était là pour une seule chose. ‘’Rien d’autre’’. Une échappatoire charnelle, une preuve tangible qu’il était encore un homme, pas uniquement une machine forgée pour obéir et combattre. Mais l’empressement de cette femme, sa fébrilité presque suppliante, brisait le simulacre qu’il voulait s’imposer. Elle l’embrassait comme si chaque seconde comptait, comme si elle craignait qu’il se rétracte à la moindre hésitation.

Alors, dans un geste contrôlé, il enserra son visage, ses paumes cernant ses traits, ses pouces effleurant ses pommettes. Un contact ferme, mesuré, imposant un tempo plus lent, plus calculé, réinstaurant le contrôle qu’elle tentait d’accaparer.

— La chambre. Murmura-t-il.

 

Il ne voulait pas faire ça contre une porte. Elle acquiesça et l’entraîna plus loin, l’attirant à l’intérieur. La chambre était à l’image du reste : un décor saturé de rose, des peluches éparpillées, une coiffeuse croulant sous le maquillage flashy. Yuri détourna les yeux, refusant de s’attarder sur ces détails.

Il l’allongea sur le lit, son corps agissant par automatisme alors qu’une tension sourde s’enroulait autour de sa gorge. Un malaise diffus, rampant, qui s’insinuait jusque dans ses muscles, dans chaque parcelle de sa peau. Son instinct lui hurlait de partir. Un rejet viscéral, primitif. Mais il ne bougea pas. Il ne devait pas bouger.

Sa main s’enfonça dans ses cheveux, les caressant avec une douceur qu’il ne ressentait pas, une tendresse factice, calculée. Il sentit les mèches glisser entre ses doigts et une vague de nausée lui retourna l’estomac, comme si chaque contact trahissait quelque chose en lui. Sa paume poursuivit sa descente, effleurant sa joue, puis la ligne de sa mâchoire, son cou, son épaule. Chaque centimètre de peau qu’il touchait lui donnait envie de reculer. Une aversion qu’il maîtrisa à grand-peine, son corps tendu sous l’effort de ne pas s’arracher à cette situation.

Lorsqu’il atteignit sa poitrine, puis son ventre, il sentit son propre souffle s’alourdir, non pas sous l’effet du désir, mais sous celui d’une crispation qu’il ne parvenait plus à masquer. C’était mécanique. Une pantomime creuse. Et pourtant, elle frissonnait sous ses doigts, inconsciente du combat qui se jouaient sous sa peau. Son propre corps lui criait de fuir. Mais il resta là, figé dans cette mascarade qu’il s’était imposée, étranglé par cette sensation insupportable d’être enfermé dans une peau qui n’était plus la sienne.

Yuri déposa un baiser dans son cou, sa main glissant sous le tissu fin de son t-shirt pour le remonter avec une délicatesse feinte. Lorsqu’il le lui retira, son regard parcourut machinalement son corps. Elle était belle. ‘’Parfaitement désirable’’. Mais il ne la désirait pas. Tout en lui criait le contraire. C’était mécanique. Un acte vidé de tout plaisir, une nécessité plus qu’une envie. Alors, il fit ce qu’il savait faire de mieux : il força son corps à avancer.

En dessous de lui, elle haletait, fébrile, impatiente, son souffle erratique trahissant son excitation. Il fit glisser sa jupe le long de ses cuisses, la laissa tomber au sol, puis, sans empressement, il se redressa pour retirer son propre t-shirt.

À peine eut-il exposé sa peau qu’elle leva les mains vers lui, effleurant son torse du bout des doigts, traçant les lignes marquées de ses muscles avant d’y poser ses lèvres. Il sentit sa bouche chaude sur sa peau, ses caresses légères explorant chaque relief sculpté par des années d’entraînement acharné. Son corps, une machine. Forgé dans la douleur, taillée dans la discipline, un amas de muscles ciselés par le combat, les sacrifices, les blessures. Et pourtant, en cet instant, rien de tout cela ne fonctionnait.

Il ne ressentait rien. Pas le moindre frisson, pas la moindre tension. ‘’Merde… Rien’’. Son corps restait inerte, froid, refusant obstinément de réagir. Un mur invisible l’empêchait d’accéder à ce qu’il était venu chercher. Un simple signal nerveux. Un instinct de vie qu’il n’arrivait pas à déclencher.

Alors, il ferma les yeux. Chercha quelque chose. N’importe quoi. Un souvenir, une image capable de provoquer cette réaction biologique qu’il était censé ressentir. Il fouilla dans sa mémoire, tentant de forcer un frisson, une montée de désir artificielle comme il avait appris à le faire. Et c’est là qu’elle apparut.

Fugace. Imprévue. ‘’Charlie’’.

Un flash brûlant, une image volée : des mèches rousses en bataille, des yeux verts lançant des éclairs, une moue provocante. Un éclat de défi dans un sourire qu’elle n’aurait jamais dû lui adresser. Juste ça. Un fragment d’instant.

Ses paupières se rouvrirent brutalement, trahies par son propre corps. Contre toute attente, une tension nouvelle s’installa dans son bas-ventre. Ce n’était pas une érection brutale. Rien d’incontrôlable. Juste suffisante. Juste assez pour faire ce qu’il avait à faire.

Elle déboutonna son jean, le tissu glissant lentement le long de ses hanches alors qu’il restait figé, absorbé par ses propres pensées. ‘’Peut-être que c’est une erreur. Peut-être que je devrais partir ?’’. Mais c’était lui qui l’avait voulu, c’était lui qui avait commencé tout ça. ‘’Maintenant, autant aller jusqu’au bout…’’.

Elle s’agenouilla, sa bouche effleurant le tissu tendu de son boxer tandis que ses doigts s’aventuraient avec une hésitation presque prudente. Ça l’agaça immédiatement. Une crispation lui remonta le long du dos alors qu’elle explorait l’intérieur du vêtement, cherchant quelque chose qu’il ne voulait pas lui donner. Il serra la mâchoire. Puis, lorsqu’elle sortit son membre, visiblement prête à l’accueillir entre ses lèvres, un rejet viscéral explosa en lui. ‘’Non’’. L’idée même de ce contact le répugnait. Déjà, chaque caresse qu’il subissait lui donnait envie de reculer, ‘’mais ça…’’. C’était trop. Il avait déjà fait un effort monumental en entrant dans cet appartement, en acceptant cette mascarade, en la laissant envahir son espace personnel. Mais il y avait une limite. Et elle venait de la franchir. D’un geste sec, il attrapa ses poignets et les tira au-dessus de sa tête, la stoppant net. Elle sursauta légèrement, ses yeux brillants de surprise. Elle ne comprenait pas. Et il n’avait pas envie d’expliquer.

Sans un mot, il la retourna brusquement, ses mains glissant sur ses hanches pour la forcer à se positionner à plat ventre contre le matelas. Cette fois, plus de calcul, plus de douceur forcée. Ses doigts descendirent le long de ses cuisses, agrippèrent sa culotte et la retirèrent sans ménagement. D’un mouvement rapide, il fouilla dans la poche de son jean et en sortit un préservatif. Il n’enleva même pas complètement ses vêtements. ‘’Pas besoin’’. Son pantalon était toujours à moitié descendu sur ses hanches, son boxer à peine baissé. Il écarta simplement ce qu’il fallait. D’un geste précis, il installa la protection, son corps tendu au-dessus d’elle. Puis, il se pencha contre son oreille, sentant ses frissons se propager sous lui.

— Je vais commencer.

 

Elle frissonna légèrement, son corps vibrant sous l’effet de la domination qu’elle semblait découvrir. Comme si c’était la première fois qu’un homme imposait ainsi son rythme, son contrôle. Une excitation teintée de soumission.

Yuri la pénétra lentement, jusqu’au bout, et un gémissement aigu s’échappa aussitôt de ses lèvres. Trop parfait. Trop maîtrisé. ‘’Faux’’. Une mise en scène. Il reconnut immédiatement le mensonge, cette illusion rodée qu’elle servait avec habileté, comme tant d’autres avant elle. Le sexe était une pièce de théâtre. Une chorégraphie de soupirs feints, de gémissements calculés pour nourrir l’ego de l’autre. Elle récitait son texte avec une aisance irréprochable. Mais il s’en fichait, il n’était pas là pour de l’authenticité.

Sans le moindre avertissement, il se retira à moitié… puis revint brutalement, plus profondément, fracassant l’équilibre de son jeu. Son corps réagit instinctivement. Cette fois, elle ne pouvait plus tricher. Plus d’artifice, plus de contrôle. Que ce soit de la douleur ou du plaisir, ça ne signifiait plus rien pour Yuri. Ce qu’elle ressentait maintenant était réel. Brutal. Agressif.

Son souffle devint erratique, son dos se cambrant sous lui, son corps cherchant un appui, une prise, une manière d’échapper à l’emprise qu’il exerçait sur elle. Mais c’était trop tard. Elle n’était plus maîtresse du moment.

Yuri, lui, ressentait quelque chose. Un plaisir diffus, sans éclat. ‘’Rien de transcendant’’, rien de comparable à cette ferveur brute que certains décrivaient avec tant de passion, ni à l’ardeur insatiable que les films exagéraient. ‘’Non. C’est juste une baise’’. Une mécanique bien huilée, une façon de soulager son corps, de lui rappeler qu’il existait encore.

Mais son esprit, lui, n’était pas là. Il restait enfermé ailleurs, dans un espace où il ne risquait pas d’être trahi par ce moment, où il pouvait maintenir cette tension nécessaire, cette rigidité obligatoire pour mener l’acte jusqu’au bout. Parce que son corps devait suivre. Il devait être dur. Fonctionnel. Rien de plus. C’était une danse apprise, une partition qu’il connaissait par cœur. Et il jouait son rôle sans faillir.

Elle criait son prénom, mais ça sonnait creux. Un script bien répété, un écho sans substance. ‘’Rien de vrai’’. Yuri n’éprouva rien en l’entendant. Son corps était encore agité de tremblements, son souffle bruyant, précipité. Mais il n’aimait pas ces mouvements trop étudiés, ces déhanchements forcés, ce besoin qu’elle avait d’en faire à l’excès. Rien ne sonnait juste, tout trahissait une dissonance.

L’acte se poursuivit jusqu’à la jouissance. La sienne, il n’en doutait pas. Celle de l’autre… ‘’peu importe’’. Il n’avait ni l’envie ni l’intérêt d’y réfléchir. Ça n’avait jamais compté.

Dès que tout fut terminé, il se retira sans un mot, lâchant sa prise sur elle comme on se défait d’un fardeau devenu inutile. Le préservatif disparut entre ses doigts dans un geste automatique. Son boxer et son jean remontés, il se pencha pour attraper son t-shirt abandonné au sol. Il était déjà ailleurs.

— Merci. Lâcha-t-il simplement, avant de se tourner vers la porte. Il allait partir. Mais elle le stoppa.

— Attends…

 

Il s’immobilisa, déjà lassé.

— J’ai adoré… Souffla-t-elle, un sourire aguicheur aux lèvres. Ça serait dommage d’en rester là. Elle se redressa sur le lit, visiblement accrochée à l’idée d’une seconde fois. Elle tendit la main. Donne-moi ton contact.

— Non.

 

Elle sembla perplexe, même vexée.

— Quoi ! Pourquoi ?

 

Il ne prit même pas la peine de répondre et reprit sa marche vers la porte. Elle se redressa complètement, visiblement frustrée, et attrapa son bras. Mauvaise idée. Son corps réagit avant même qu’il ne réfléchisse. D’un geste rapide, il la colla contre le mur, son poignet emprisonné dans sa main. Elle poussa un petit cri de surprise, ses yeux larmoyant sous le choc. Yuri se pencha, son regard froid ancré dans le sien.

— Ne me touche pas.

 

Sa voix était calme. Aiguisée. Un détachement glacial y transperçait chaque syllabe. Elle frissonna, mais cette fois, ce n’était pas de plaisir. Il la relâcha. Elle recula aussitôt, le souffle erratique, une lueur d’incertitude flottant dans ses yeux. Elle ne comprenait pas, mais juste assez pour sentir que quelque chose clochait.

Sans un mot, Yuri enfila son t-shirt, traversa la pièce et ouvrit la porte. Aucune hésitation. Aucune dernière parole. Il quitta l’appartement sans un regard en arrière. ‘’Son prénom ?’’. Déjà effacé. Il n’avait pas cherché à le retenir. Et il n’avait aucune raison de le faire. Il savait que ce n’était pas bien, qu’elle en voudrait sans doute à l’ensemble de la gente masculine. Mais à cet instant, Yuri n’y attachait aucune importance.

La nuit était fraîche lorsqu’il atteignit l’appartement d’Antoine. Un vide pesant l’habitait. Était-ce vraiment mieux que de se masturber ? ‘’Je crois pas’’. Il referma la porte derrière lui, balança ses affaires au sol sans y prêter attention. L’odeur persistait. Son parfum. Ça l’écœurait. Une empreinte invisible, accrochée à sa peau comme une souillure. Sans attendre, il se dirigea vers la salle de bain, ouvrit l’eau chaude à son maximum et se glissa sous le jet brûlant. Il frotta. Encore et encore, jusqu’à sentir sa peau rougir sous la pression de ses propres doigts. Effacer chaque trace. Chaque contact. Chaque sensation.

Mais son esprit, lui, refusait de se taire. Il ferma les yeux, cherchant à plonger dans le néant. Une obscurité où rien n’existait, où il pourrait cesser d’être. Mais à la place, une image jaillit. Un regard brillant, figé dans une fascination silencieuse. Un paysage illuminé. Des cheveux roux enflammés par le soleil couchant. ‘’Charlie’’.

Yuri rouvrit brutalement les yeux. ‘’Bordel’’. Il passa une main sur son visage, irrité par lui-même. Pourquoi est-ce qu’elle revenait sans cesse dans sa tête ? Il n’y avait aucune raison pour ça. ‘’Aucune’’. Et pourtant, son esprit refusait de lâcher prise.

Un autre souvenir surgit, précis, trop net. ‘’Sa main’’. Lorsqu’il l’avait attrapée. Ce geste particulièrement brusque. Son instinct qui l’avait poussé à réagir avant même de réfléchir. À ce moment, il avait cru détester ça. Détester ce contact soudain, cette proximité imposée. Il aurait dû ressentir la même aversion, la même crispation, le même dégoût viscéral qui le prenait à chaque fois que quelqu’un osait franchir son espace. ‘’Mais alors pourquoi…’’. Pourquoi sa peau ne l’avait-elle pas écœuré ? Pourquoi ce contact avait-il été différent ? D’ordinaire, le toucher humain l’insupportait. Une réaction instinctive, presque animale, un rejet brut qui le poussait à reculer ou à frapper avant même de comprendre pourquoi. Mais avec elle… il y avait eu autre chose. De la douceur. De la chaleur. Pas cette sensation suffocante qui le forçait habituellement à s’éloigner, à repousser avec violence. ‘’Non’’. Avec elle, c’était autre chose. Quelque chose qu’il refusait d’analyser.

Il expira lentement, exaspéré par la tournure ridicule que prenaient ses pensées. Mais le pire… le plus troublant, le plus risible, c’était cette érection. Venue seulement quand son image était apparue, fugace mais brutale, aussi agressive qu’inattendue. Il avait passé des minutes à essayer de provoquer cette réaction avec une autre, et il avait suffi d’une fraction de seconde avec elle. Il voulut en rire. C’était inattendu. ‘’Putain de pathétique’’.

Yuri soupira lourdement et retourna dans son lit, frustré. Dans trois jours, tout ça ne compterait plus. Il roula sur le côté, ruminant sa frustration. Il devait dormir. ‘’Et puis merde’’. Il avait excessivement pensé à elle. Trop de souvenirs parasites, trop d’images qui restaient coincées dans un coin de sa tête sans qu’il ne puisse les chasser. Il avait besoin d’entendre sa voix, ‘’va savoir pourquoi’’. Il voulait juste qu’elle peste, qu’elle crie, qu’elle soit insupportable comme d’habitude, se rappeler quelle femme hystérique il pensait qu’elle était.

Sans même regarder l’heure, il attrapa son pad et appela Charlie. L’excuse était toute trouvée : l’assurance qu’il avait contactée plus tôt. Mais elle ne répondit pas. Il fronça les sourcils. ‘’J’la rappelle ? Non.’’. Il allait passer pour quoi ? ‘’Un harceleur ? Moi, Yuri, harceler une femme ? Jamais. Bordel…’’ Même quand elle n’était pas là, ‘’elle arrive à m’emmerder’’. Il soupira bruyamment, agacé par lui-même. ‘’Bon’’. Il allait envoyer un message. Il tapa rapidement quelques mots, prétextant l’assurance.

« Message envoyé ».

Il se laissa tomber sur son oreiller et fixa le plafond. ‘’Bordel... Une excuse’’. Il lui fallait une excuse pour lui parler. ‘’Pathétique’’. Qu’est-ce qui lui prenait ? Cette fille était agaçante et il la détestait. Il ferma les yeux, grogna intérieurement, et s’endormit enfin.

La nuit fut brutale. Son sommeil ne fut qu’une boucle infernale, un enchaînement de scènes qu’il connaissait par cœur, mais qu’il ne pouvait pas arrêter. Adam. Son regard, cette fraction de seconde où il avait compris. Son corps disparaissant dans la fusillade. Son cri étouffé par le souffle des détonations. Encore. Et encore.

Yuri se réveilla en sursaut, son corps parcouru de tremblements incontrôlables, recouvert d’une sueur glacée. Son souffle rauque brisa le silence de la pièce tandis que ses doigts se crispaient contre les draps, comme s’il cherchait un ancrage dans la réalité. Il cligna plusieurs fois des yeux, tentant de se détacher des images du cauchemar, encore imprimées dans son esprit.

Son regard se posa sur l’horloge murale : 6h.

Un soupir rauque lui échappa tandis qu’il basculait en avant, le dos courbé, les coudes sur les genoux, laissant ses pensées le rattraper. Agacé. Frustré. L’oppression ne disparaissait pas. Son cœur battait encore vite, son souffle était haché, le poids de la nuit lui écrasant la poitrine.

Il se leva sans bruit. Antoine dormait toujours dans la chambre voisine. Paris dormait encore aussi. Derrière les fenêtres, la ville s’étendait en un océan noir, seulement troublé par les lumières artificielles qui pulsaient comme un réseau nerveux sous la brume nocturne. Un silence étrange. Ce moment suspendu où la nuit et le jour s’entremêlent encore, sans qu’aucun des deux n’ait totalement gagné.

Yuri se dirigea vers la cuisine, prépara un café qu’il avala sans y prêter attention, mâcha distraitement quelques morceaux de pain. Ses gestes étaient mécaniques, vides. Il fixa un instant le mur en face de lui, cherchant quoi faire. ‘’Rien’’. Rien qui puisse chasser cette oppression. L’étouffement ne passait pas. Il avait besoin de bouger. Sans réfléchir, il attrapa son jogging, un haut chaud, et quitta l’appartement.

Dehors, le soleil commençait à poindre timidement, peignant le ciel d’un bleu pâle, fatigué, comme s’il hésitait à chasser la nuit. Yuri courait depuis deux heures. Son souffle était puissant, régulier, son corps avait encaissé l’effort. Mais son esprit, lui, restait plombé. L’oppression ne s’était pas allégée.

Puis, une vibration. Son pad venait de s’allumer. Il ralentit légèrement, regardant l’écran d’un œil distrait. « Commissariat de Police ». Il décrocha.

— Monsieur Andreev, vous êtes convoqué ce matin à 10h au commissariat pour finaliser l'affaire de votre accident.

— Reçu.

 

Pas de protestation, pas de question. Il raccrocha, puis remis son attention sur sa course.

Quelques minutes plus tard, un second appel, en visio cette fois. Il haussa un sourcil. ‘’C’est dingue. C’est elle, Charlie’’. Un petit sourire en coin naquit sur ses lèvres.

Sans ralentir sa course, il décrocha. L’image de Charlie apparut à l’écran, ses cheveux en bataille, encore marquée par le sommeil. Et bien sûr, il ne put s’empêcher de l’embêter. Elle n’était clairement pas préparée pour un appel en visio. Son t-shirt trop large, ses yeux légèrement gonflés, l’expression agacée dès qu’elle le vit. Il ne résista pas, il la provoqua.

— C’est quoi cette tenue négligée ? T’es littéralement en train de sortir du lit. Tu me tends une perche exprès, c’est pas possible.

 

Son ton était moqueur, léger, teinté d’amusement. Mais il y avait autre chose. Quelque chose d’étrange, d’inattendu, qu’il ne s’expliquait pas tout de suite. Ce qu’il venait de lui dire n’était qu’une remarque banale, une phrase anodine sur une femme qui se réveille. Pourtant, ça lui plaisait de la voir ainsi. Avant que le masque ne se remette en place. Avant qu’elle ne s’arme de son attitude habituelle, qu’elle ne joue un rôle, qu’elle ne se drape de méfiance face au monde. Là, elle était brute. Naturelle. Sans défense. Et, sans qu’il comprenne pourquoi, il aimait ça.

Son sourire s’élargit lorsqu’il vit la rougeur agacée monter sur son visage, ‘’Mignonne’’.

— Tu fais vraiment chier, Andreev.

 

Il rit, franchement. Ce qu’elle lui offrait à cet instant, il ne voulait pas l’admettre, mais il l’appréciait. Cet échange aussi fluide que tranchant, aussi naturel que tendu. Le ton sarcastique, moqueur, ce jeu qu’ils avaient instauré et qui, bizarrement, le remplissait d’une joie cachée. Un sentiment étrange. Comme si ce simple échange faisait disparaître l’ombre oppressante qui pesait sur lui depuis son réveil.

Mais alors qu’il continuait à la taquiner, quelque chose se renversa, cette fois, elle ne le prit pas bien. Son ton changea. Elle était vraiment agacée, énervée. Il le sentit immédiatement. Charlie explosa à l’écran, sa voix claqua comme une gifle.

— Mais ferme ta gueule ! Chauffard aveugle !

 

Yuri s’arrêta net, ancrant fermement ses pieds au sol avant de lever les bras dans un geste exagéré d’exaspération feinte. Cette situation l’amusait, un plaisir coupable qu’il savourait sans se l’avouer. La voir réagir ainsi, s’emporter, c’était presque trop facile. Mais quelque chose n’allait pas. Elle n’était pas comme les autres jours, il voyait bien qu’elle était différente, ce petit jeu ne l’amusait pas. Et c’était presque… ‘’dommage’’. Alors, son expression changea, son amusement s’estompa légèrement.

Il laissa place à un sérieux inattendu, comme s’il cherchait à percer ce qui n’allait pas chez elle ce matin. ‘’Bordel, elle est fatigante à suivre’’. Elle l’appelait, elle s’énervait, et maintenant, c’était lui le problème ? Charlie le fusilla du regard, ses yeux verts lançant des éclairs.

— Non mais sérieusement, tu veux quoi ?!

— C’est TOI qui as appelé en premier !

 

Un sourire narquois étira lentement les lèvres de Yuri. ‘’Sérieusement, elle a des soucis de mémoire, elle attend quoi de cet appel ?’’.

— Je t’ai déjà tout dit par message. Il marqua une pause, la regarda avec attention. J’ai pas besoin de te répéter mille fois les mêmes choses… ou pour ça aussi t’as un problème ?

 

Il vit son expression se figer. Un silence lourd s’abattit entre eux. Charlie ouvrit la bouche, mais aucun mot n’en sortit. Son regard dériva un instant sur le côté, un tic nerveux. Un doute. Une hésitation. Yuri plissa les yeux, devinant immédiatement.

— Non… attends… Son sourire s’agrandit vicieusement. Prince-clic-sse, tu voulais me faire chier de bon matin ?! Mais t’as pas appelé ton assurance, pas vrai ?

 

Elle raccrocha avant même qu’il ne finisse sa phrase. ‘’Bordel’’. L’écran devint noir. Le silence s’abattit brutalement sur lui. Yuri reprit sa course, puis s’arrêta finalement encore. Il fixa le vide devant lui, un frisson désagréable lui parcourant le corps. ‘’J’ai merdé’’. Et il détestait cette sensation. Pourquoi ça le touchait ? C’était Charlie. Elle l’agaçait. ‘’Elle est insupportable’’. Elle n’était qu’un passe-temps ridicule, un jeu d’aiguillons et de sarcasmes. Alors pourquoi ce pincement au creux de l’estomac ? Il passa une main sur sa nuque, agacé. ‘’Bordel’’. Il soupira, frustré, puis reprit sa course en essayant encore et encore de la rappeler, mais sans réponses.

Yuri arriva au commissariat à dix heures pile, comme convenu. Il passa l’entrée, s’annonça à l’accueil et fut dirigé vers le même bureau que la dernière fois. Le policier qui s’était occupé d’eux jeta un regard blasé dès qu’il le vit entrer.

— Monsieur Andreev, qu’est-ce que vous faites là ?

 

Yuri fronça les sourcils. Le ton du policier ne lui plaisait pas et surtout la question n’avait aucun sens.

— Comment ça, qu’est-ce que je fais là ? Vous m’avez convoqué à 10h.

 

Le lieutenant pinça ses lèvres, jetant un regard agacé à l’écran de son pad. Ses yeux parcoururent les lignes de texte avant qu’un grognement frustré ne lui échappe.

— Zut…

 

Yuri haussa un sourcil, décelant immédiatement un cafouillage.

— Un problème, lieutenant ? Demanda-t-il, son ton teinté d’une ironie à peine masquée.

 

Le policier secoua la tête, l’agacement se lisant dans chacun de ses traits avant de lâcher d’un ton sec.

— J’ai pas donné le même horaire à Musorny.

 

Un silence. Un de ces silences lourds où l’erreur devient évidente.

— Attendez… Elle vient plus tard, c’est ça ?

 

Le lieutenant lui lança un regard noir, confirmant ses soupçons. Yuri ricana discrètement, incapable de retenir son amusement.

— Vous avez un sacré sens de l’organisation ici. Il croisa les bras, son sourire s’élargissant. Et ça va beaucoup lui plaire à elle, de toute évidence !

— Taisez-vous.

 

Yuri leva les mains dans un faux geste d’innocence, comme s’il n’avait jamais eu l’intention de se moquer.

— Écoutez, je peux attendre.

 

Le policier se massa les tempes, visiblement fatigué d’avance. La journée allait être longue.

— Non, ce n’est pas nécessaire.

— Elle est pas indispensable ? Demanda Yuri, croisant les bras.

— Non. Alors autant commencer tout de suite.

 

Yuri ressentit une pointe de déception, mais ‘’peu importe’’. Il n’avait jamais attendu grand-chose de cette convocation de toute façon.

Le lieutenant expira longuement, un soupir lourd de lassitude, avant de lui faire signe de s’asseoir. Sans un mot superflu, il activa les vidéos de surveillance, projetant les enregistrements sur l’écran devant eux.

La séquence défila, capturée depuis un angle surplombant le carrefour. Images granuleuses. Un éclairage froid. Yuri plissa les yeux, absorbé par chaque détail, décortiquant chaque mouvement, chaque ombre, chaque élément anodin qui aurait pu trahir quelque chose d’inhabituel. Puis, il vit. Les deux feux étaient verts. ‘’Les deux ?’’. Un battement. Son cerveau analysa, confirma l’impossible. ‘’Un dysfonctionnement des feux de circulation’’.

Ils avaient raison tous les deux. Il resta immobile une seconde, figé devant l’écran. Puis, d’un coup, le déclic. Son corps se détendit et un éclat de rire incontrôlable lui échappa. Un rire franc, libre, bruyant, presque trop fort pour l’endroit. Le policier lui lança un regard de travers, visiblement agacé par sa réaction. Mais Yuri était hilare.

— Attendez… Vous voulez dire que tout ça… Il reprit son souffle, mais il n’arrivait pas à s’arrêter. Toute cette merde, ces disputes, ces insultes… On avait tous les deux raison et tort en même temps ? Il tapota sur la table, incapable de se contenir. C’est génial...

— Ouais, super drôle. Grommela le lieutenant, visiblement moins amusé.

 

Yuri se frotta le menton, réfléchissant à une idée qui venait de germer dans sa tête.

— Dites… Il se pencha légèrement vers le policier. Je peux lui annoncer moi-même ?

 

Le policier le fixa longuement, incrédule, sentant venir l’idiotie avant même qu’elle ne sorte. Il connaissait ce genre de type, et il voyait déjà l’agacement monter en lui. Son regard s’assombrit légèrement, prêt à être exaspéré par ce qui allait suivre.

— Vous voulez quoi, lui balancer ça en pleine face pour la faire enrager encore plus ?

— Exactement. Yuri était honnête. Trop honnête pour la situation.

— Non. Le ton du policier était sans appel. Vous allez signer la déposition, et après ça, vous repartez.

— Pas de dernier mot pour elle ? Yuri haussa un sourcil, feignant l’innocence.

 

Le policier se pencha légèrement, son regard sévère.

— Vous n’allez plus prendre contact avec Madame Musorny.

 

Yuri cilla, visiblement peu enchanté par la tournure que prenaient les choses. Son regard se durcit légèrement, une ombre de contrariété passant dans ses yeux.

— C’est clair ? Le ton du policier ne laissait aucune place à la discussion.

 

Yuri n’avait pas le choix. Il recula légèrement, haussa les épaules avec détachement et attrapa le stylo tendu. ‘’Un stylo ? Pourquoi un stylo ? Les pads ne suffisent pas ?’’. Il trouvait ça archaïque, absurde, vieux jeu. Mais d’un geste ferme et silencieux, il signa la déposition. Comme s’il clôturait un dossier qui ne l’avait jamais vraiment concerné. Le policier lui tendit son exemplaire, indiquant que l’affaire était classée.

C’était fini. ‘’Juste comme ça ?’’. Yuri resta assis une seconde de plus, fixant le document devant lui. Une sensation étrange s’installa en lui, un poids diffus sur la poitrine, une lourdeur sourde qu’il ne parvenait pas à expliquer. Il ne comprenait pas pourquoi. Il se leva, hocha simplement la tête au lieutenant et sortit sans un mot. L’air frais du dehors ne lui fit aucun bien. ‘’C’est fini’’. Et pourtant, ça ne sonnait pas comme une fin satisfaisante, pourquoi une pointe d’amertume ? ‘’Pourquoi ce foutu sentiment de vide ?’’.

Il traversa la rue, le regard perdu dans ses pensées. Tout était revenu à la normale autour de lui. La ville grouillait, toujours aussi vibrante, aussi indifférente. Des drones publicitaires flottaient dans l’air, projetant des hologrammes géants vantant les dernières innovations technologiques. Des Uber autonomes glissaient silencieusement sur la chaussée, tandis que les passants défilaient, absorbés par leurs pads, enfermés dans leurs bulles numériques. Et lui, au milieu de tout ça, sentait toujours ce vide inexplicable.

Et sans prévenir, tout bascula.

Un bruit sourd, violent, déchirant l’air comme un coup de tonnerre tombé en pleine ville. Une onde de choc foudroya la rue, projetant un vent brûlant dans chaque recoin. ‘’Boum ?!’’. Une explosion. Quelque chose venait de sauter. Le sol se souleva sous ses pieds. Une secousse brutale, un grondement terrifiant, profond, qui semblait venir des entrailles de la ville. Puis, le chaos. Des cris, des hurlements. Les égouts explosèrent sous la pression, déversant un enfer flamboyant à travers les bouches d’évacuation, des colonnes de feu jaillirent comme des geysers infernaux, illuminant la panique d’un éclat rougeoyant.

Les véhicules autonomes, privés de capteurs fonctionnels, devinrent des projectiles incontrôlables. Une voiture s’encastra brutalement dans un mur, son métal se tordant sous l’impact. Une moto dérapa violemment, écrasant son conducteur dans une glissade macabre. Des piétons furent projetés en arrière, balayés comme des feuilles mortes par la force du souffle. Mais le pire arriva quelques secondes plus tard.

Les gratte-ciel.

D’abord, ils oscillèrent. Un mouvement lent, irréel, comme des géants vacillant sur leurs fondations. Puis, l’inévitable. L’effondrement. Un immeuble s’écroula sous ses yeux, ses étages s’écrasant les uns sur les autres dans un fracas assourdissant. Une vague de poussière et de flammes avala la rue. Des silhouettes paniquées couraient dans tous les sens, se heurtant aux obstacles, tombant, se relevant, hurlant.

Une femme pointa du doigt une autre tour. Elle s’effondrait aussi, l’air se chargea de cendres, de débris. Un déluge mortel tombant du ciel. Mais Yuri ne bougea pas. Son cœur battait vite, trop vite. Mais son esprit, lui, était d’une clarté glaciale. Il se reprogramma immédiatement. ‘’Mission en cours. Survie. Évaluation. Réaction.’’. Les civils étaient en état de panique incontrôlable. Les véhicules accidentés bloquaient les routes. Les drones d’urgence flottaient en altitude, inactifs. ‘’Merde’’. Le réseau entier était mort.

Sans réfléchir, il hurla après un homme qui courait à l’aveugle, piégé dans la panique.

— Il faut quitter la rue, maintenant ! Les bâtiments ne tiendront pas !

 

Mais l’homme titubait sans vraiment écouter, complètement paniqué. Yuri ne perdit pas de temps. Il dévia immédiatement vers un homme hurlant à l’aide, sous les débris d’un véhicule retourné, coincé sous le poids du châssis. ‘’Putain’’. Il s’accroupit immédiatement, évaluant la pression exercée sur la jambe de l’homme.

— Ça va ? Vous pouvez respirer ? Demanda-t-il d’un ton sec, mais calme.

 

L’homme hocha difficilement la tête, mais il respirait.

Un autre immeuble gronda, menaçant de tomber à tout instant. Yuri n’avait pas le temps. Il serra les dents, plaça ses mains sous le métal déformé et poussa de toutes ses forces. Ses muscles se tendirent, son dos protesta sous la pression, mais il ne lâcha rien. Il souleva. Petit à petit, puis l’homme put dégager sa jambe. Yuri l’attrapa et le hissa sur son épaule malgré le dégoût et la nausée qui l’envahissait. Puis, sans réfléchir, il courut. Il courut à travers la rue dévastée, les cendres, les flammes, les corps qui gisaient. Son seul objectif : s’éloigner du danger immédiat.

Un nouveau grondement. Un craquement sinistre déchira l’air. D’un coup d’œil rapide, Yuri vit un autre gratte-ciel basculer, son ossature de verre et d’acier s’effondrant dans un fracas apocalyptique. Le sol trembla sous l’impact, des fissures béantes s’ouvrant sur son passage. Il accéléra encore, courant à s’en brûler les muscles. La chaleur de l’impact lui lécha le dos, une vague ardente qui sembla vouloir l’engloutir. Mais il n’arrêta pas. Parce que s’arrêter, c’était mourir.

Puis, l’inévitable. Une onde de choc. Un souffle infernal le faucha comme une vulgaire poupée de chiffon. Le sol disparut sous ses pieds. Il n’eut même pas le temps de comprendre ce qui se passait avant que son corps ne soit projeté violemment en avant. L’impact fut brutal. L’asphalte le cueillit sans ménagement. Son dos heurta le sol, la violence du choc lui arracha l’air des poumons. Sa vision se brouilla un instant, son corps tout entier secoué d’un électrochoc douloureux. Une douleur sourde pulsa dans son dos, un feu sous sa peau. Mais il l’ignora. Habitué à encaisser bien pire. ‘’Pas le temps pour ça’’.

Dès qu’il ouvrit les yeux, son premier réflexe fut de chercher l’homme qu’il portait quelques instants plus tôt. Son regard parcourut les débris, les flammes et la poussière qui envahissaient la rue. Puis il le vit, un peu plus loin, allongé sur le dos, immobile. Son cœur accéléra, l’homme ne bougeait plus. Yuri se redressa sur un coude, grimaçant sous la douleur qui irradiait son épaule. ‘’Hey !‘’ essaya-t-il de crier, sa voix rauque noyée dans le chaos ambiant ne sortit pas.

Il s’apprêta à se lever pour le rejoindre, mais un grondement assourdissant lui fit relever la tête juste à temps pour voir un bloc de béton, arraché du sommet d’un immeuble, chuter en plein sur le corps inerte de l’homme. Le fracas résonna comme un coup de tonnerre, soulevant une vague de poussière qui effaça la scène sous un voile grisâtre. L’estomac de Yuri se noua. ‘’Impossible qu’il ait survécu’’. L’espace d’un instant, une rage froide traversa son esprit, mais il la refoula aussitôt. ‘’Il n’y a rien à faire’’. Ce n’était pas sa mission.

Il ne pouvait pas rester là. Il devait bouger. Ignorant la douleur qui pulsait dans son corps, il se redressa d’un bond et se mit à courir à travers la rue dévastée, évitant les gravats, contournant les carcasses de voitures éventrées et les passants paniqués qui fuyaient dans toutes les directions. Il fallait un abri, ‘’vite’’. Ses yeux cherchèrent un endroit stable, un point sûr où se replier. Puis il aperçut un escalier menant à l’entrée du métro. Il s’y engouffra sans hésitation, dévalant les marches deux par deux jusqu’à atteindre une plateforme relativement intact. À bout de souffle, il s’arrêta un instant à l’entrée du tunnel. L’air y était plus froid, moins saturé de fumée et de particules, mais le silence pesant ne le rassurait pas pour autant. Ses sens restaient en alerte, attentifs au moindre bruit suspect.

C’est alors que son pad vibra violemment contre son poignet. Il baissa les yeux, surpris. ‘’Du réseau ? Ici ? La connexion devrait être totalement hors service après un tel désastre’’. Pourtant, une notification apparut sur son écran. Un appel entrant. Yuri fronça les sourcils et activa l’écran d’un geste rapide sans prêter attention à l’appelant.

Il s’attendait à voir s’afficher le visage d’Antoine, d’un contact du gouvernement ou d’une quelconque autorité cherchant à mobiliser des agents en urgence. Mais ce qu’il vit le figea sur place. L’image était brouillée, instable, ‘’glitchée’’ au point d’être presque méconnaissable. Un cadrage chaotique, un mouvement particulièrement lent pour être anodin, mais pourtant impossible à identifier clairement. L’écran se couvrait d’interférences lumineuses, des stries de distorsion traversant l’image comme si le signal était trop faible pour maintenir une connexion stable.

Yuri plissa les yeux, tentant de comprendre ce qu’il voyait. ‘’Un plafond ? Non, ça n’avait aucun sens. Ce n’est pas un plafond’’. Quelque chose semblait bouger dans le cadre, mais l’image était davantage déformée pour qu’il puisse en distinguer les détails. Un bruit statique s’éleva dans son implants-auditif, grésillant et irrégulier, comme si l’appareil avait du mal à transmettre correctement le son. Puis, il regarda en haut à droite le nom… ‘’non, sérieux ! « Princesse Musorny »’’, à travers les parasites, une voix saccadée parvint à percer. Il se redressa immédiatement. C’était une voix humaine. Il la connaissait. ‘’Charlie’’. Son rythme cardiaque s’accéléra. ‘’Qu’est-ce qu’elle fou ? Pourquoi elle m’appel, moi ?’’

— Princesse ! Lança-t-il d’une voix plus dure qu’il ne l’aurait voulu.

 

Aucune réponse. Juste des grésillements, des bruits incohérents, des parasites numériques déformant le son. Il serra les dents, ses doigts crispés sur le pad. Puis, au milieu du chaos sonore, il l’entendit. Une voix faible, brisée, à peine plus qu’un murmure perdu dans le tumulte.

— Au… secours…

 

Son souffle se bloqua net. Un frisson glacé remonta le long de sa colonne vertébrale. Tout semblait s’effacer autour de lui. Le grondement lointain des explosions, les cris paniqués, le crépitement des incendies… tout devint secondaire.

— Aidez-moi…

 

Le signal faiblissait, vacillant au bord de l’effondrement, distordu par des interférences parasites. Sa gorge se serra. Puis, un dernier mot. Un dernier souffle.

— Pitié…

 

Presque englouti par le néant, arraché à travers des ondes mourantes. Puis, plus rien. L’écran devint noir. L’appel coupa net. Yuri resta figé, son pad toujours en main. Un frisson parcourut son échine. Il regarda son écran, attendant une reconnexion, n’importe quoi qui pourrait lui donner une indication sur ce qui venait de se passer. Mais au lieu de ça, un message apparut. « Réseau indisponible. Connexion perdue. »

‘’Merde.’’

Il sentit son estomac se tordre. Qu’est-ce qu’il devait faire ? ‘’Qu’est-ce qui se passe, bordel ?’’. Pourquoi elle l’avait appelé lui ? Il fit quelques pas en arrière, son esprit tournant à toute vitesse. Le monde était en train de s’écrouler sous ses yeux… et Charlie était quelque part, en train de supplier à l’aide.

Yuri avait vécu des missions, il avait traversé des zones de guerre, vu des villes s’effondrer sous les bombardements. Mais cette fois… ‘’cette fois’’, il y avait quelque chose de plus. Et pour la première fois, depuis longtemps, il ressentit une peur qu’il ne connaissait pas. ‘’Je fais quoi bordel…’’