Chapitre 2 - Le premier jour du reste de sa vie

Charlie ouvrit les yeux au son d’une voix douce et d’une main tiède effleurant son bras. Elle grogna légèrement avant de se retourner dans ses draps, espérant retarder l’inévitable. Mais la voix insista, un murmure tendre et affectueux.

— Charlie… Réveille-toi.

 

Elle sentit un léger baiser se poser sur sa tempe et ouvrit lentement les paupières. Eliott était penché au-dessus d’elle, un sourire tendre étirant ses lèvres. Dans ses mains, un petit écrin de velours noir qu’il lui tendait avec enthousiasme.

— Joyeux anniversaire en retard. Murmura-t-il en déposant le coffret sur son oreiller.

 

Charlie redressa légèrement la tête, étouffant un soupir derrière un sourire poli. Elle attrapa le cadeau, l’ouvrit, et découvrit un collier en or délicat, avec un pendentif en forme de cœur. ‘’Évidemment’’. Il ne pouvait pas savoir qu’elle détestait les colliers. Encore moins ceux en forme de cœur. C’était trop romantique, trop intime, ‘’trop… forcé’’. Elle prit une profonde inspiration et afficha son plus beau sourire de façade. Elle tendit la main pour caresser doucement la joue d’Eliott avant de lui faire un câlin.

— Il est magnifique, vraiment, merci. Souffla-t-elle.

 

Elle ne le pensait pas une seconde. Mais Eliott n’y vit que du feu. Il serra un peu plus son étreinte et lui déposa un baiser sur la clavicule avant de reculer légèrement.

— Je suis content que ça te plaise. Je me suis dit que ça t’irait bien.

 

Charlie hocha la tête, évitant soigneusement de croiser son regard trop lumineux. Elle reposa la boîte sur sa table de nuit et se leva pour enfiler un pull léger. Mais à peine eut-elle le temps de passer la tête à travers le tissu qu’elle sentit des mains chaudes glisser sur ses hanches. Eliott s’était approché en silence, collant son torse contre son dos, ses lèvres venant effleurer la peau nue de sa nuque.

— Tu m’as manqué hier... Murmura-t-il d’une voix douce, presque suppliante.

 

Ses mains remontèrent légèrement, s’agrippant à sa poitrine comme s’il voulait l’empêcher de s’habiller, ses doigts effleurant sa peau dans une caresse qu’il espérait tentatrice. Elle sentit son souffle tiède contre son cou, l’évidence de son désir se pressant doucement contre elle.

Charlie ferma les yeux. ‘’Non’’. L’idée seule lui tordit l’estomac.

Elle savait déjà ce qui allait suivre. Ces baisers humides qui la laissaient indifférente, ces caresses qu’elle subissait plus qu’elle ne les accueillait. Faire semblant. ‘’Encore et toujours’’. Simuler une excitation qui ne venait jamais, se forcer à lâcher des soupirs feints au bon moment, prétendre que tout ça était plaisant alors que son esprit vagabondait ailleurs. Le sexe n’avait jamais été une source de plaisir. Juste une performance sociale. Un échange de gestes appris, une attente qu’elle devait combler sans jamais en tirer quoi que ce soit.

Elle avait toujours fait semblant. Mais pas aujourd’hui. ‘’Pas ce matin’’. Elle posa doucement sa main sur celle d’Eliott, stoppant son mouvement avant qu’il ne devienne plus insistant.

— Pas maintenant… je suis sale.

 

Elle s’efforça d’adoucir sa voix, lui offrant un sourire léger en se tournant vers lui. Un mensonge poli, un refus enrobé de douceur. Eliott la fixa une seconde, la déception traversant son regard trop vite pour qu’il puisse la cacher. Mais il se força à sourire, hochant lentement la tête.

— D’accord… Une autre fois.

 

Il se recula à contrecœur, mais Charlie vit bien son corps encore tendu sous le désir refoulé, son boxer gonflé et frémissant. Il voulait plus. Mais elle, elle ne voulait pas faire l’effort maintenant. Elle détourna les yeux et enfila son pull d’un geste rapide, comme pour effacer la scène.

— Où tu étais hier soir ? Demanda Eliott d’un ton léger, mais elle sentit une pointe de reproche cachée derrière ses mots.

— Chez mes parents. Ils avaient organisé un dîner d’anniversaire.

 

Eliott haussa un rictus. Il n’avait pas été invité. Elle le vit comprendre en une seconde et il détourna légèrement le regard. Sa mâchoire se contracta une fraction de seconde avant qu’il ne se force à sourire.

— La prochaine fois, tu pourrais m’inviter. Tu sais à quel point j’adore ta famille. Et eux aussi m’aiment bien.

 

Il n’avait pas tort. Sa famille l’adorait. Il était l’homme idéal à leurs yeux. Un futur médecin brillant, bien portant, intelligent, respectueux. Tout ce qu’elle aurait dû vouloir. Elle acquiesça sans répondre, se contentant d’un petit sourire vague. Elle savait qu’elle ne l’inviterait pas la prochaine fois non plus. Eliott attrapa sa montre sur la commode et l’enfila avant de se tourner à nouveau vers elle avec un air enthousiaste.

— Ça te dit qu’on aille promener Lucky ensemble ce matin ? J’ai une annonce à te faire.

 

Charlie releva brusquement la tête. ‘’Une annonce ?’’. Son instinct lui souffla qu’elle ne voulait pas l’entendre. L’idée d’un moment en tête-à-tête avec Eliott, dans ce matin ensoleillé, lui donna instantanément envie de fuir. Sans même y réfléchir, elle secoua la tête, presque trop vite, ses mots jaillissant avec une brusquerie qu’elle ne chercha même pas à masquer.

— Non… Non, je préfère y aller seule. C’est mon petit rituel du matin.

 

Un rituel. Une excuse qu’elle venait d’inventer, mais qui sonnait assez vraie pour qu’il n’insiste pas. Eliott fronça légèrement les sourcils, intrigué. Il pencha légèrement la tête, détaillant son visage comme s’il tentait de comprendre une chose qui lui échappait.

— Ah. Je ne savais pas que c’était si important pour toi.

 

Charlie sentit une vague de tension sourde lui nouer l’estomac. Elle n’aimait pas son regard, cette façon douce et prudente qu’il avait de poser ses questions, comme si elle était une équation à résoudre, une patiente à diagnostiquer. Elle croisa les bras, signe qu’elle fermait la discussion avant même qu’elle ne prenne trop d’ampleur.

— Et puis, je retrouve mes copines là-bas. Ça serait bizarre si tu venais.

 

Un silence, à peine perceptible, s’installa. Eliott haussa un sourcil, intrigué.

— Tes copines ?

 

Charlie sentit une pointe d’agacement la traverser. Comme s’il était surpris qu’elle ait des amis. Elle se redressa légèrement, soutenant son regard.

— Oui, Ika et Miko. Elles sont géniales.

 

C’était faux. Ce n’étaient pas vraiment ses amies. Juste des visages familiers, des présences routinières qu’elle croisait chaque matin. Mais elle n’aimait pas l’idée qu’Eliott puisse la croire seule. Comme s’il sous-entendait qu’elle avait besoin de lui pour ne pas l’être.

Fidèle à lui-même, Eliott tempéra aussitôt la situation. Il hocha la tête lentement, son sourire rassurant revenant automatiquement sur ses lèvres, comme une habitude bien rodée. Un sourire poli. Prévisible.

— Évidemment que tu as des amies, je n’en ai jamais douté.

 

Charlie pinça ses lèvres, mal à l’aise. Il s’approcha et déposa un baiser léger sur son front avant de s’éloigner.

— Je vais me préparer. Passe une bonne balade. Ho Charlie ! Heum… l’annonce, c’est pas grand-chose mais je me suis porté volontaire, je pars à Tokyo, ce matin, mon vol est à 10h. Je suis pas sur de quand je reviens.

— D’accord, c’est super. Elle ne savait pas pourquoi il voulait être volontaire et puis ça ne l’intéressait pas. Bien le volontariat, je te dis à plus tard alors, amuse-toi bien.

— Je vais pas m’amuser… je vais aider les blessés… Murmura Eliott.

— Super, bisous.

 

Charlie souffla doucement et se tourna vers Lucky qui, allongé près de la porte, attendait sagement son petit-déjeuner. Elle s’agenouilla pour remplir sa gamelle de croquettes, puis lui ébouriffa les oreilles alors qu’il mangeait avec enthousiasme. Elle jeta un coup d’œil à la fenêtre. Il faisait beau, un ciel dégagé, et le soleil pointait déjà entre les immeubles. Mais elle n’avait plus de voiture. ‘’Pas question de payer un Auto-Uber pour aller au parc’’. Elle attrapa ses baskets, enfila une veste légère et, après une dernière caresse sur la tête de Lucky, elle ouvrit la porte de l’appartement sans même prêter attention à Eliott dans la salle de bain.

L’air frais du matin la saisis alors qu’elle sortait. Elle n’avait pas d’autre choix que d’y aller à pied. ‘’Un mal pour un bien’’.

Le parc baignait dans une lumière dorée, les rayons du soleil filtrant à travers les branches des arbres, dessinant des ombres mouvantes sur l’herbe fraîche. L’air était chaud, chargé d’une odeur agréable de terre chauffée et de verdure, mais une brise délicate apportait juste ce qu’il fallait de fraîcheur pour éviter l’étouffement. Lucky s’élança aussitôt, bondissant avec enthousiasme pour rejoindre les autres chiens qui jouaient déjà à se poursuivre, aboyant joyeusement. Charlie inspira profondément, savourant cet instant de calme. Pour une fois, elle se sentait bien. Pas de stress, pas de tension, juste un moment où tout semblait paisible et harmonieux.

Comme d’habitude, Ika et Miko étaient assises sur leur banc, observant leurs chiens avec des sourires complices. Charlie s’assit à côté d’elles, croisant les jambes et écoutant d’une oreille distraite leur conversation.

— Tu as vu les vidéos ? c’est fou non ! Les boules rondes comme ça.

— C’est n’importe quoi, encore des montages vidéo pour le sensationnel, comme si des sphères lumineuses pouvaient faire disparaître des gens…

 

Comme toujours, elles parlaient de banalités, une nouvelle boutique de vêtements, un voisin bruyant, un film vu récemment, les coupures de courant. Rien qui ne l’intéressait vraiment, mais elle ne disait rien, profitant simplement de leur présence. Puis, une phrase attira son attention.

— …oui, j’avais appris un peu de Russe. Raconta Ika. J’avais fait un échange à Moscou, c’était sympa, tu te souviens ?

 

Charlie tourna immédiatement la tête vers elles, un mélange de curiosité et d’urgence dans son regard.

— Tu connais un peu de Russe ?

 

Ika haussa les épaules, son éternel sourire au coin des lèvres, celui qui la rendait toujours un peu plus avenante que nécessaire.

— Un peu, ouais. J’ai oublié pas mal de trucs, mais j’arrive encore à comprendre quelques mots. Pourquoi, ça t’intéresse ?

 

Charlie hésita à peine une seconde. La question lui brûlait les lèvres.

— Tu saurais me traduire mon nom de famille ? Elle marqua une brève pause, avant d’ajouter, un peu plus bas. Musorny ?

 

Ika fronça légèrement les sourcils, réfléchissant, tapotant son index contre sa lèvre comme pour faire remonter un souvenir lointain. Puis, soudain, ses yeux s’illuminèrent d’un éclat malicieux et un éclat de rire lui échappa.

— Mmmh… Oh mais oui, je connais ce mot ! Elle se redressa légèrement, amusée, son regard pétillant de malice. L’accent est un peu différent, mais quand tu le dis vite… ça me fait penser au mot "poubelle" ou "ordure".

 

Charlie laissa échapper un rire nerveux, bref, presque mécanique, mais il s’éteignit aussi vite qu’il était venu. Son sourire se figea, son estomac se noua violemment. Une décharge électrique parcourut son corps alors que son cerveau fit immédiatement le lien. Une chaleur désagréable lui monta aux joues. ‘’Mon nom… une putain de poubelle ?’’. Elle ouvrit la bouche, prête à répondre, mais aucun mot ne vint. Un goût amer sur la langue, une sensation d’humiliation insidieuse qui s’insinuait lentement dans son esprit. ‘’Yuri. « Princesse des poubelles »’’. Il l’avait appelée comme ça par pur sarcasme, sans même connaître son nom. Juste une pique balancée au hasard, un moyen de l’agacer, rien de plus. Mais l’ironie du sort était accablante. Il ne savait pas. Mais quand il l’a su, il en a ri. Et ça… ça l’énervait. Son esprit s’emballa, ravivant le souvenir précis de son sourire railleur, de ‘’ce foutu regard moqueur’’ qui lançait toujours des défis silencieux. C’était comme une blague cruelle de l’univers, une coïncidence si absurde qu’elle semblait écrite à l’avance.

Sa mâchoire se contracta, ses doigts se crispèrent sur son jean, et une vague de colère brûlante lui monta à la poitrine, cognant contre ses côtes. ‘’Non. Non ! Impossible’’. Elle refusait d’accepter que ‘’cet abruti ait pu, même par accident’’, trouver la meilleure insulte possible pour elle. C’était insensé. ‘’Injuste’’. Comme si, d’une manière tordue et vicieuse, il était destiné à se moquer d’elle.

Ika et Miko cessèrent immédiatement de parler en la voyant se raidir, son regard assombri, ses traits tirés par une frustration qu’elle n’arrivait plus à contenir.

— Charlie ? Ça va ? Demanda Miko en fronçant les sourcils.

 

Sans même y réfléchir, Charlie se lança dans un récit enflammé, portée par une colère trop vive pour être contenue. Les mots jaillirent, tranchants, chargés d’irritation. Elle leur raconta tout. L’accident avec Yuri, leur dispute sous la pluie, son arrestation ridicule, chaque échange acerbe, chaque insulte lancée comme une grenade. Et plus elle parlait, plus elle réalisait à quel point cette histoire l’animait.

Ses mains s’agitaient dans l’air, accompagnant son discours de gestes nerveux. Elle n’avait jamais autant gesticulé en racontant quelque chose. Chaque détail était souligné par un mouvement brusque, un regard furieux, une exaspération palpable. Quand elle acheva son récit, un silence suspendu s’installa une fraction de seconde. Puis, Ika et Miko échangèrent un regard complice… avant d’éclater de rire.

— Mais c’est complètement dingue. S’exclama Miko.

— Et ton nom, sérieux… c’est pas un signe du destin, ça ? Plaisanta Ika.

 

Charlie tiqua, mais au fond, elle savait qu’elles ne se moquaient pas d’elle.

— Non mais vraiment, continua Miko en secouant la tête, c’est la première fois qu’on t’entend parler comme ça.

— Ouais, d’habitude, on a l’impression que tu te fiches de tout, que tu ne nous aime pas. Ajouta Ika. Mais là… franchement, t’as une énergie qu’on ne t’avait jamais vue, c’est agréable.

 

Charlie resta bouche bée. Elle n’avait jamais réfléchi à ce que les autres pensaient d’elle. Elle se voyait comme quelqu’un de solitaire, c’était tout. Mais entendre qu’elles avaient cru qu’elle les détestait ou qu’elle était indifférente… ça la troublait.

Elle repensa à la conversation qu’elle avait eue avec son frère la veille. À sa façon de décrire l’amour passionné, ce feu qui consume et qui fait vibrer. Et même si ça n’avait rien à voir avec de l’amour, elle venait de le ressentir, ce feu. Une colère brûlante, une frustration vive, une énergie qu’elle n’avait jamais connue.

— Charlie, t’es bizarrement silencieuse. Fit remarquer Miko.

 

Elle cligna des yeux et secoua la tête, un léger sourire aux lèvres.

— C’est juste… rien.

 

Mais ce n’était pas rien. Elle venait de comprendre qu’elle n’était pas aussi indifférente qu’elle le croyait.

Elles continuèrent à parler, la conversation dérivant naturellement vers Yuri et la situation absurde dans laquelle Charlie s’était retrouvée. Puis, presque sans s’en rendre compte, Charlie se mit à parler de son anniversaire, de sa famille, de son frère Laurent. C’était la première fois qu’elle partageait autant sur sa vie personnelle.

Le temps fila sans qu’elles ne s’en aperçoivent.

— Merde. S’exclama soudain Ika en regardant l’heure sur son pad. Ça fait deux heures qu’on parle, je vais être en retard au boulot !

 

Charlie sursauta.

— Attends… Quelle heure ?

— Presque onze heure. Son cœur loupa un battement. Putain ! Mes cours !

 

Elle bondit sur ses pieds, attrapa la laisse de Lucky et partit en courant.

— À demain ! Cria-t-elle derrière elle.

 

Pour la première fois, elle se dit que ces filles n’étaient peut-être pas juste des connaissances. Peut-être qu’elles pouvaient être des amies si elle faisait l’effort de s’intéresser aux autres. ‘’Pourquoi pas’’.

Elle rentra chez elle en vitesse, laissa Lucky, attrapa ses affaires et fonça en cours, le cœur battant encore de tout ce qu’elle venait de vivre. Charlie courait à en perdre haleine, ses pieds frappant le sol à un rythme effréné. ‘’En retard, encore une fois’’. Elle aurait dû anticiper, partir plus tôt, mais non, comme d’habitude, elle s’était laissé emporter par son inattention. Et maintenant, elle fonçait dans la rue en direction du métro, qu’elle n’avait pas pris depuis des années.

Dès qu’elle descendit dans la station, l’air changea brutalement. Une vague de chaleur stagnante, imprégnée d’odeurs de métal, de sueur et de nourriture bon marché lui assaillit les narines. Un mélange écœurant de trop de monde, de trop de vies entassées dans un espace confiné. La foule grouillait autour d’elle, des visages fermés, fatigués, chacun perdu dans son propre monde, rivé à son pad ou avançant mécaniquement. Charlie zigzagua entre les gens, manquant de percuter un homme trop absorbé par son écran pour regarder devant lui. Elle entendit le bruit caractéristique du métro qui arrivait à quai et accéléra, son cœur cognant dans sa poitrine. ‘’Merde, merde, merde !’’. Elle sauta sur le quai juste au moment où les portes commençaient à se refermer et s’engouffra in extremis à l’intérieur. Un soulagement brutal la traversa tandis qu’elle reprenait son souffle, appuyée contre une barre métallique.

Le trajet fut une épreuve. Coincée entre une femme qui parlait bien trop fort et un ado mâchant son chewing-gum comme si c’était la dernière chose qu’il ferait de sa vie, Charlie serra les dents. L’odeur de renfermé mélangée aux effluves de parfum lui donnait la nausée. Elle détestait le métro.

Enfin arrivée, elle bondit hors de la rame et se précipita dans la gare. L’endroit était immense, bruyant, une fourmilière de gens pressés, courant dans toutes les directions. Elle tenta de se repérer mais réalisa qu’elle n’avait aucune idée d’où aller. ‘’Merde’’. Elle sortit son pad en courant, suivant les indications du GPS. Son regard était fixé sur l’écran quand une sensation étrange la fit ralentir. Une impression d’irréalité, comme si le destin lui jouait un mauvais tour. Elle releva les yeux… et s’arrêta net.

À dix mètres devant elle, immobile, Yuri. Debout, absorbé par son propre pad, il ne l’avait pas encore vue. Charlie sentit son sang se glacer. ‘’C’est une blague… C’est pas possible !’’. En deux jours, elle n’avait jamais autant pensé et parlé d’un homme, de quiconque même. Il hantait ses paroles, ses pensées, et maintenant… sa vie quotidienne. Elle le détestait. Et pourtant, il était là. Pire encore, il était sur son chemin. L’unique chemin qu’elle devait prendre pour aller en cours. ‘’Non, non, non, il faut que je trouve un autre moyen’’. Elle tourna la tête, cherchant une échappatoire.

Son regard tomba sur une grande plante décorative, un pot de fleurs assez large pour qu’elle puisse s’y cacher. ‘’Tant pis’’. Elle bifurqua soudainement et courut vers la plante, espérant disparaître derrière elle. Mais dans sa précipitation, son pied accrocha un bord irrégulier du carrelage et elle trébucha de tout son poids. Le bruit de son corps s’écrasant lourdement contre le sol résonna dans toute la gare. Un énorme fracas, suivi d’un silence autour d’elle.

Charlie, sonnée, se releva aussi vite que possible sans même vérifier si quelqu’un l’avait vue. Elle fila directement derrière la plante, se baissant sur un genou en pestant.

— Putain de journée de merde… Marmonna-t-elle entre ses dents. Elle ferma les yeux, priant pour que Yuri ne l’ait pas remarquée.

— Tu as voulu te cacher… Sérieusement ?

 

Charlie rouvrit les yeux et sentit son cœur se figer. Yuri était là, debout face à elle, les bras croisés, un sourire goguenard sur les lèvres. Mais ce qui la frappa le plus, ce fut son rire. Un vrai, un éclat de rire incontrôlé, profond, moqueur.

— Et tu t’es juste éclatée la gueule !

 

Il se marrait franchement maintenant, une main sur le ventre, plié en deux, incapable de se calmer. Charlie sentit son sang bouillir.

— Espèce d’abruti prétentieux, t’es pas le centre du monde ! Cracha-t-elle en se redressant.

— Non mais regarde-toi ! Continua Yuri, peinant à reprendre son souffle. Tu voulais éviter d’être vue et tu as fait le plus gros boucan de la gare !

 

Charlie serra les poings, une tension brûlante lui crispant les muscles. Le rire de Yuri résonna dans l’air, insupportable, un éclat sec et moqueur qui lui vrilla les nerfs. Chaque note contenait cette arrogance insidieuse, cette certitude agaçante d’avoir le dessus. Elle détestait ce son.

— C’est bon, t’as fini, oui ?!

 

Mais Yuri n’avait pas fini.

— Non, attends… Il la scruta, amusé. C’est quoi le pire ? Que tu sois tombée comme une abrutie ou… que tu sois cachée juste à côté d’une poubelle ?

 

Charlie cligna des yeux, interloquée. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle… et son estomac se tordit. À côté de la plante, contre laquelle elle s’était précipitée en catastrophe, trônait une énorme poubelle. Yuri explosa littéralement de rire.

— Non, mais sérieux, c’est trop beau ! Il secoua la tête, hilare. T’es la princesse Musorny jusqu’au bout, hein ?

 

Charlie sentit sa colère atteindre son paroxysme, une vague brûlante lui dévorant la poitrine. Et comme pour l’attiser encore plus, Yuri laissa échapper un ricanement, ‘’ce foutu rire plein de mépris’’ qui lui donnait envie d’exploser. Chaque nuance de moquerie dans sa voix résonnait comme une provocation calculée, un défi silencieux qui la poussait à bout. Elle bouillonnait.

— Espèce de connard ! Fallait que tu sois russe putain. Siffla-t-elle, furieuse.

— Attends, attends… Il essuya une larme au coin de son œil. Tu réalises vraiment l’ironie du truc ?!

 

Charlie blêmit. Elle venait de se trahir. Elle ouvrit la bouche, cherchant une réplique, mais il était trop tard. Yuri la regardait, triomphant, avec ce sourire insupportable.

— Bordel… Il secoua la tête, repartant dans un fou rire. Tu le savais. Tu sais que ton nom veut dire ça ! Tu l’a cherché sur ton pad alors ! Je rêve, tu as vraiment pensé à moi depuis hier !

 

Charlie ne supportait plus cette situation.

— Va te faire voir, abruti !

 

Elle se retourna brusquement et partit d’un pas lourd, fulminante, serrant les poings pour ne pas exploser davantage. Derrière elle, Yuri riait encore, incapable de se contenir.

— À la prochaine, Princesse ! Lança-t-il en écho à travers la gare.

 

Charlie accéléra le pas, luttant contre l’envie irrépressible de lui balancer quelque chose en pleine figure. ‘’Respire’’. Se calmer. Elle avait des cours à rattraper, elle ne pouvait pas perdre son énergie pour un ‘’abruti’’ pareil. ‘’Mais putain…’’. Elle le haïssait. Ce sourire moqueur, ce ton arrogant, cette façon insupportable de toujours avoir le dernier mot.

Elle avançait d’un pas rapide, toujours bouillonnante, son esprit bloqué sur lui, sur ‘’ce foutu Yuri’’. Puis, d’un coup, comme une illumination, une rafale de répliques fusa dans son esprit, des mots qu’elle aurait dû lui dire.

« C’est toi qui as pensé à moi en premier. Regarde, tu m’as vue et t’es venu direct. T’as retenu mon nom. T’es tellement un connard obnubilé par ta propre personne que tu peux pas t’empêcher d’emmerder la fille dans laquelle t’as encastré la voiture de ton pote. »

Elle aurait dû lui dire ça. Lui lancer ces mots avec ce même sourire suffisant qu’il affichait en permanence. Lui rendre la pareille, lui faire ravaler son arrogance. Et pourtant, elle ne l’avait pas fait. Les mots étaient restés coincés, avalés par sa colère mal dirigée. Elle sentit la rage lui nouer l’estomac… jusqu’à ce qu’elle réalise quelque chose d’inexplicable. Elle souriait. ‘’Quoi ?!’’. Ses sourcils se froncèrent instinctivement, troublés par sa propre réaction.

Son cœur battait vite, trop vite. Son corps vibrait encore de l’adrénaline, une tension électrique parcourant chaque muscle, chaque fibre. Elle était en ébullition. C’était la deuxième fois en deux jours qu’elle ressentait une telle explosion d’émotions. ‘’J’aime ça ? Je déteste ça ?’’. Elle n’en savait rien. Tout ce qu’elle savait, c’était que ça tranchait violemment avec son quotidien soporifique.

‘’Avant, c’était quoi, ma vie ?’’. Un enchaînement de journées identiques. Des cours de médecine, où elle excellait sans passion. Des repas familiaux, où elle jouait la fille modèle, parfaite, silencieuse, sans vague. Des conversations vides avec Eliott, où elle se contentait d’acquiescer à des paroles qui ne l’intéressaient même pas. Elle ne vivait pas. Elle existait, tout simplement. Et maintenant, en l’espace de deux jours, elle avait ressenti plus d’émotions que durant les cinq dernières années.

Elle s’arrêta brusquement, inspira profondément avant de se donner une gifle légère sur les joues. ‘’Non mais sérieux, c’est ridicule’’. Elle ne pouvait pas donner autant d’importance à un ‘’crétin pareil’’. Elle refusait que Yuri soit la seule source de cette sensation de vie intense. ‘’Intense, vraiment ?’’. Un frisson d’agacement lui parcourut l’échine. Elle devait se l’offrir elle-même.

Alors qu’elle arrivait devant son université, elle s’arrêta, leva les yeux vers le bâtiment imposant. Les grandes vitres réfléchissaient la lumière du soleil, et l’architecture sobre et moderne contrastait avec le tumulte des étudiants qui entraient et sortaient, absorbés dans leur habitude. Charlie resta là, figée, observant cette vie qu’elle avait menée jusqu’ici.

Une vie tracée, sécurisée, mais terriblement vide de sens. Un sourire lui échappa. ‘’Pas aujourd’hui’’. Aujourd’hui, elle vivrait pour elle. Elle pivota sur ses talons et fit demi-tour. Elle voulait voir quelque chose de nouveau, faire quelque chose qu’elle n’avait jamais fait. Et soudain, ça lui apparut comme une évidence. ‘’La Tour Eiffel’’. Elle vivait à Paris depuis toujours, et pourtant, elle n’était jamais allée au sommet. Comme si elle avait ignoré cette merveille qui trônait sous ses yeux depuis des années. Elle se mit en route, déterminée.

Arrivée au pied de la tour, elle leva la tête, impressionnée par la structure métallique qui se dressait devant elle. L’acier illuminé par le soleil du matin donnant des reflets dorés, et le sommet paraissait si loin. Autour d’elle, des touristes faisaient la queue pour prendre l’ascenseur. Mais pas elle. ‘’Non’’. Elle voulait monter à pied. C’était peut-être stupide, mais elle voulait ressentir chaque marche sous ses pieds, gravir cet édifice avec ses propres forces. À l’époque, les gens le faisaient bien avant que tout ne devienne automatisé. Et puis, il y avait moins de queues. Elle commença l’ascension, les premières marches furent faciles. Mais rapidement, ses jambes commencèrent à brûler. Elle respirait plus fort, sentait son cœur s’accélérer. Et pourtant, elle adorait ça. Chaque étage gravi était une victoire, chaque pas la rapprochant du sommet.

Elle voyait Paris s’étendre sous elle à mesure qu’elle montait, les immeubles devenant de plus en plus petits, le bourdonnement de la ville s’estompant peu à peu. Elle arriva enfin au sommet, haletante, mais exaltée.

Elle s’approcha lentement de la rambarde et posa ses mains sur le métal froid. Et là, son cœur rata un battement. Devant elle, Paris s’étendait à perte de vue, un tableau vivant illuminé par les rayons du soleil. La Seine serpentait entre les bâtiments, les toits haussmanniens s’étendaient à l’infini, et les monuments emblématiques de la ville semblaient à portée de main. ‘’Magnifique’’. Elle sentit une vague d’émotions la submerger. Elle s’était toujours crue indifférente au monde. Mais là, en voyant cette vue époustouflante, elle comprit à quel point elle s’était trompée. Elle sourit, un vrai sourire cette fois. ‘’C’est ça ! C’est ça que je veux faire. Voir des paysages incroyables, découvrir le monde sous ses différentes lumières’’. Elle ne voulait plus être enfermée dans une routine fade et prévisible. Elle voulait vivre. Et aujourd’hui, serai le premier jour du reste de sa vie.

Charlie n’avait aucune idée du temps qu’elle avait passé là, accoudée à la rambarde, le regard perdu sur l’horizon. Elle était montée alors que le jour battait son plein, mais à présent, le ciel s’était assombri, laissant place aux lumières artificielles de la ville. Paris, sous la nuit, s’illuminait d’une myriade de points scintillants.

D’en bas, ces lumières avaient quelque chose de froid. Les néons agressifs, les lampadaires blafards, les enseignes publicitaires clignotant sans répit. Mais d’ici, perchée au sommet, elles formaient une mosaïque fascinante, un tableau mouvant de chaleur et d’énergie, une mer lumineuse vibrante, presque vivante. Chaque rue, chaque bâtiment, chaque axe illuminés semblaient dessiner un réseau palpitant, comme si la ville elle-même respirait.

Elle aurait pu rester là encore des heures, suspendue dans cette contemplation hypnotique. Mais quelque chose troubla son moment de grâce. Un mouvement inhabituel dans la foule. Une tension diffuse. Des murmures, d’abords à peine perceptibles, puis des éclats de voix plus pressants. Charlie fronça les sourcils et se retourna.

L’atmosphère avait changé. Les visiteurs se précipitaient vers les ascenseurs, se bousculant dans une nervosité grandissante. L’ascenseur, d’ordinaire un simple moyen de descente, était devenu un refuge

— Mais qu’est-ce qui se passe ? Marmonna-t-elle.

 

Elle attrapa une femme qui courait avec ses enfants, la stoppant juste assez longtemps pour lui poser la question.

— Vous ne regardez jamais votre pad ?! Siffla la mère, l’air paniqué. Regardez les nouvelles !

 

Puis elle s’arracha à son emprise et reprit sa fuite vers l’ascenseur, ses enfants serrés contre elle. Charlie sentit une boule d’inquiétude se former dans sa gorge. Quelque chose clochait. Elle activa immédiatement son pad, et ce qu’elle vit la glaça. Les écrans de la plateforme de nouvelles affichaient des images chaotiques, floues, tremblantes. ‘’Tokyo…’’. Des immeubles effondrés, des rues plongées dans l’obscurité, des brasiers éclatant ici et là dans la ville. Plus d’électricité, plus de communication, une catastrophe totale. Mais aucun tremblement de terre n’avait été signalé. Aucune explication officielle.

Et pourtant, une semaine plus tôt, un violent séisme avait déjà causé d’importants dégâts au Japon, semant la panique et laissant derrière lui un paysage ravagé. ‘’Eliott’’. L’image de son copain s’imposa à son esprit. Il était parti aider les victimes, s’était envolé pour le Japon avec une équipe médicale, prêt à apporter son aide dans les zones sinistrées.

Mais ce qu’elle voyait sur son pad n’avait rien à voir avec un tremblement de terre. Les autorités japonaises gardaient le silence, tandis que les réseaux sociaux explosaient de théories. « Attaque terroriste ! ». « Un sabotage ? ». « Quelque chose a détruit la Tour de Tokyo ! ».

Charlie agrandit une des vidéos filmées par un habitant. La Tour n’était plus là. Seul, restait un amas de métal tordu et de cendres fumantes. Un courant glacé grimpa le long de sa colonne, lui arrachant un frisson. Ici, en France, on ne savait encore presque rien. Mais l’événement avait suffi à déclencher une vague de panique. La Tour Eiffel était l’un des symboles les plus emblématiques du monde. Et si Tokyo avait perdu la sienne, qui disait que Paris ne serait pas la prochaine cible. Les autorités, par précaution, venaient d’annoncer la fermeture immédiate de la Tour. ‘’Ridicule’’, pensa Charlie. Comme si ça allait empêcher quoi que ce soit. Mais elle n’avait pas le choix. Elle devait partir.

Une fois rentrée chez elle, une agitation étrange s’installa en elle. Habituellement, ce genre d’actualités lui passait au-dessus de la tête. Les catastrophes, les crises économiques, les scandales politiques… tout cela n’avait jamais été qu’un bruit de fond, un flot incessant d’informations qu’elle ignorait sans difficulté. Mais cette fois, c’était différent. Elle ouvrit plusieurs sites d’actualité, plongea dans les discussions en ligne, et très vite, un schéma inquiétant se dessina sous ses yeux. Ce qui s’était passé à Tokyo n’était qu’une pièce d’un puzzle bien plus vaste.

Depuis plusieurs jours, des pannes inexpliquées secouaient le monde entier. Les infrastructures technologiques majeures s’effondraient les unes après les autres. Aux États-Unis, plusieurs satellites de communication avaient cessé de répondre pendant plusieurs heures, avant de redémarrer sans aucune explication. En Europe, deux réacteurs nucléaires avaient été brutalement mis à l’arrêt, après une défaillance soudaine de leurs systèmes de refroidissement, et ce, simultanément. En Amérique du Sud, des trains à sustentation magnétique s’étaient figés en plein trajet, bloquant des milliers de passagers au milieu des voies, sans qu’aucun ingénieur ne parvienne à expliquer pourquoi. En Afrique, des stations de recyclage d’eau avaient cessé de fonctionner au même moment, plongeant plusieurs régions pourtant stables dans une crise d’approvisionnement sans précédent. En Chine, un immense complexe industriel spécialisé dans la fabrication de circuits intégrés avait été paralysé par une mystérieuse surcharge électrique, stoppant net la production et menaçant des chaînes d’approvisionnement mondiales entières. ‘’Mais le pire’’. La colonie lunaire Artemis-2 était silencieuse depuis trois jours. Aucune transmission. Aucune explication. Les agences spatiales du monde entier prétendaient que tout était sous contrôle, mais personne n’y croyait. Le silence en disait bien plus long que leurs déclarations officielles.

Les médias traditionnels tentaient de calmer la situation, mais les rumeurs enflaient, alimentées par l’absence de réponses. Quelque chose se passait. Quelque chose de trop grand, trop précis pour être une simple coïncidence. Et pour la première fois, Charlie ne pouvait pas détourner le regard.

« Quelque chose se passe. »

« Ce n’est pas juste des coïncidences. »

« Quelque chose est en train de s’effondrer, et personne ne veut nous dire quoi. »

Charlie sentit une onde glaciale serpenter le long de son dos. Un événement isolé, on pouvait l’expliquer. ‘’Mais autant de problèmes technologiques, sur autant de fronts différents ?’’. Il se passait un phénomène inhabituel. Et tout le monde sentait que c’était grave.

En pleine recherche frénétique sur les nouvelles du monde, le vrombissement familier de son pad la fit sursauter. Elle baissa les yeux et son estomac se serra instantanément. « Le connard » s’affichait en grosses lettres lumineuses. Charlie soupira bruyamment et leva les yeux au ciel.

— Non mais c’est pas vrai…

 

Elle avait réussi à ne pas penser à lui depuis l’après-midi, et voilà qu’il refaisait surface à plus de 20h passées. ‘’Quelle plaie’’. Elle refusa l’appel sans hésiter et retourna à ses lectures. Mais son pad vibra à nouveau. ‘’Un message’’. Elle hésita une seconde, puis jeta un coup d'œil rapide.

« Le connard : Tu comptes répondre ou t’es occupée à faire les poubelles ce soir ? »

Elle grinça des dents. ‘’Ce type est incapable d’envoyer un message normal, c’est plus fort que lui’’.

« Le connard : Mon assurance veut un rendez-vous avec la tienne. J’ai pas que ça à faire, alors bouge-toi et appelle-les. Donne le mail de mon assurance à la tienne qu’ils règle ça : contact@assurance-autosecur.fr »

Charlie serra les dents. ‘’Et voilà. Il suffit qu’il réapparaisse pour ruiner ma soirée… Non’’. Pas cette fois. Ce qu’il disait ou faisait ne l’atteindrait plus. Il avait peut-être déclenché des émotions nouvelles en elle, mais elles étaient néfastes. Des vagues de colère, de frustration, d’irritation constante… Elle ne voulait plus de ça. Elle ferma la messagerie sans répondre, éteignit son pad et se leva brusquement. Elle avait mieux à faire. Elle mit un film au hasard et s’installa sur son canapé, déterminée à penser à autre chose. À vivre autre chose. Demain sera une nouvelle journée. Et cette fois, elle déciderait de ce qu’elle voulait en faire.

Charlie dormait profondément lorsqu’un bruit insupportable la tira brusquement de ses rêves. Son pad vibrait sur son poignet, illuminant la pièce encore sombre. Elle grogna, roula sur le côté et jeta un œil à l’écran. Appel entrant : « Commissariat de Police ». Elle soupira bruyamment et décrocha à contrecœur.

— Allô… ? Marmonna-t-elle, la voix encore pâteuse de sommeil.

 

De l’autre côté de la ligne, une voix, posée, presque robotique, résonna immédiatement.

— Mademoiselle Musorny, nous avons des nouvelles concernant votre affaire. Vous êtes convoquée aujourd’hui à 11h au commissariat. Monsieur Andreev doit également être présent.

 

‘’Andreev… Yuri…’’. Le simple fait d’entendre son nom suffit à lui arracher une grimace agacée. Un froncement de sourcils instinctif, une tension immédiate qui lui serra la gorge avant même qu’elle n’ait complètement émergé du sommeil. ‘’Évidemment. Il fallait que cet abruti soit impliqué aussi’’.

Elle soupira lourdement et se redressa enfin dans son lit, passant une main sur son visage fatigué.

— Attendez, quoi ? Pourquoi ?

 

Sa voix, encore rauque du réveil, trahissait déjà son irritation grandissante.

— On vous expliquera sur place. Présentez-vous à l’heure.

 

La réponse sèche et expéditive du lieutenant Moreau n’arrangea en rien son humeur. Un soupir frustré lui échappa, alors qu’elle se laissa retomber contre son oreiller.

— D’accord, j’y serai.

 

D’un geste brusque, elle raccrocha et fixa le plafond d’un regard vide, sa mâchoire se crispant légèrement. ‘’Super. Comme si ma journée n’était pas déjà fichue d’avance’’. Non seulement, elle devait revoir Yuri, mais en plus, elle devait l’appeler avant pour cette ‘’foutue histoire d’assurance de la veille’’.

Elle grogna en attrapant sa tête, puis un sourire mauvais se dessina sur ses lèvres. Si elle devait l’appeler, ‘’autant le faire chier au passage’’. Elle espérait fortement qu’il dormait encore et qu’elle allait le réveiller en sursaut. Mieux encore, elle était prête à l’appeler en boucle, jusqu’à ce qu’il décroche, ‘’quitte à passer pour une psychopathe’’. D’un air satisfait, elle lança l’appel en visio.

Le signal sonna une fois. Deux fois. Puis l’image apparut. Et Charlie sentit son sourire s’éteindre sur place. ‘’Merde…Ce mec ne dormait pas du tout’’. Il était dehors, en plein footing. La caméra montrait un parc urbain, encore désert à cette heure, baigné d’une lumière matinale dorée. Yuri courait d’un pas régulier, l’air concentré, avant d’apercevoir son écran et de lever un sourcil amusé. Son t-shirt noir était trempé de sueur, collant à son torse, et son front brillait légèrement sous l’effort. Ses cheveux sombres étaient humides, quelques mèches collées à ses tempes. Il respirait fort, mais sans être essoufflé, comme si courir à 8h du matin sous un froid encore mordant était une simple formalité. Charlie sentit un petit vent de déception lui traverser l’esprit.

— Merde… Murmura-t-elle sans réfléchir.

— Charmant. Lança Yuri, un sourire moqueur aux lèvres. Donc… Son regard balaya l’écran. C’est quoi cette tenue négligée ? T’es littéralement en train de sortir du lit. Tu me tends une perche exprès, c’est pas possible.

 

Charlie ouvrit la bouche. ‘’Mince’’. Dans sa précipitation à vouloir l’embêter, elle n’avait pas pensé à elle-même. Elle jeta un coup d’œil rapide à son reflet dans l’écran. Ses cheveux roux étaient en bataille, elle portait un vieux t-shirt démesurément large et son visage était marqué par le sommeil. Une chaleur désagréable lui monta aux joues. ‘’Et puis non, je n’ai pas à faire attention pour lui’’.

— Tu fais vraiment chier, Andreev.

 

Face à elle, Yuri éclata de rire. Un rire sec, moqueur, un éclat sonore chargé d’arrogance qui avait le don de la rendre folle. Il ne se contentait pas de sourire, il savourait l’instant, comme s’il prenait un malin plaisir à la voir perdre son sang-froid. Ses épaules tremblaient légèrement sous l’amusement, et ce regard bleu glacé se planta dans le sien, rempli d’un défi silencieux.

Elle détestait ça. Et pourtant, une chaleur lui nouait l’estomac.

— Ah, c’est marrant ça, c’est plus connard, ou joli visage ou encore gros tas de muscle ? Tu m’appelles pour m’embêter et au final, c’est toi qui es gênée.

— T’es insupportable ! Et c’était « gros tas de muscle sans cerveau ! Arrogant ! Pauvre con ! » je te rappelle. Siffla-t-elle, furieuse.

— Si tu le dis, mais tu devrais au moins te regarder avant d’appeler quelqu’un en visio.

— Et toi, t’es incapable de rester en place sans faire ton connard superficiel ?!

— Et toi, incapable d’accepter que t’as l’air d’un panda mal réveillé ?! Je peux continuer comme ça toute la journée, princesse Musorny.

 

Le ton provocateur, ce rictus amusé, tout en lui était une invitation au conflit. Charlie explosa.

— Mais ferme ta gueule ! Chauffard aveugle !

 

Elle sentit son sang bouillir, sa respiration s’accélérer sous l’effet de la rage. Elle ne supportait pas son arrogance, sa façon de tout tourner à la dérision, comme si rien ne l’atteignait jamais.

Yuri s’arrêta net de courir, planta ses pieds dans le sol avec une brusquerie agacée et leva les bras dans un geste d’exaspération théâtral.

— Non mais sérieusement, tu veux quoi ?!

 

Charlie le fusilla du regard, ses poings serrés à s’en faire blanchir les jointures.

— C’est TOI qui as appelé en premier !

 

Un sourire narquois étira aussitôt les lèvres de Yuri. Un sourire suffisant, lent, insupportable.

— Je t’ai déjà tout dit par message. J’ai pas besoin de te répéter mille fois les mêmes choses... ou pour ça aussi tu as un problème ?

 

Le ton était moqueur, piquant, vicieusement calculé pour l’énerver encore plus. Et ça marchait. Puis un silence. Un long blanc. Charlie ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Elle n’avait pas appelé son assurance. Yuri plissa légèrement les yeux, devinant tout de suite.

— Non… attends… Princes-

 

Mais avant qu’il ne puisse ajouter quoi que ce soit, Charlie raccrocha immédiatement. Elle se jeta sur son lit hurla dans l’oreiller puis se mit à faire les cent pas. ‘’Merde, merde, merde !’’. Elle avait tellement été occupée à vouloir l’embêter qu’elle avait oublié la seule chose qu’elle devait faire. Son pad vibra. Puis encore. Yuri rappelait en boucle. Elle serra les poings et décida de l’ignorer. Trop excédée par lui. Trop irritée par elle-même. Finalement, elle arracha son pad de son poignet, le posa sur la table et sortit en vitesse avec Lucky pour prendre l’air.

Le parc était désert. Il était tard dans le début de matinée, et Ika et Miko étaient déjà parties. Seule sur un banc, Charlie lançait mécaniquement la balle à Lucky, son regard perdu dans le vide, son esprit embrouillé par cette conversation qui continuait de tourner en boucle. Elle n’arrivait pas à s’en détacher. Finalement, elle poussa un long soupir et se leva. Il était temps de rentrer, de se préparer pour son rendez-vous au commissariat.

De retour chez elle, elle attrapa son pad et entra dans la salle de bain. L’écran s’illumina immédiatement, affichant une avalanche d’appels manqués. Des dizaines. Elle fronça les sourcils, roula des yeux et, sans même regarder de qui ils provenaient, ‘’Yuri évidement…’’, elle posa délibérément l’appareil sur le lavabo. Pas question de le remettre à son poignet. Elle refusait de voir ces messages ou ces appels insistants. Elle savait déjà qui c’était. ‘’Ce crétin est un harceleur’’. Et pourtant, elle avait deviné qu’il agirait ainsi. L’idée l’avait traversée plus tôt, et c’est bien ça qui l’agaçait le plus.

— Je suis pas comme lui… Si ? Non, non, c’est un abruti doublé d’un idiot avec tous les défauts du monde !

 

Elle avait besoin d’un moment de paix. Sa salle de bain, modeste mais fonctionnelle, offrait au moins cet espace de solitude dont elle avait cruellement besoin. La baignoire encastrée, faisant aussi office de douche, était bordée d’un rideau blanc légèrement usé, suspendu à une tringle métallique fixée au mur. Tout était simple, sans fioritures, comme elle.

Sur l’étagère à côté du lavabo, des produits de toilette s’alignaient sans réelle organisation, témoins de son manque d’intérêt pour ce genre de détails. Elle alluma l’eau chaude, retira ses vêtements et se glissa sous la douche, fermant les yeux dès que le jet brûlant heurta sa peau.

L’eau ruissela lentement, balayant la tension accumulée. La chaleur détendit ses muscles crispés, emportant peu à peu cette exaspération qui lui collait à la peau depuis le matin. Aujourd’hui, elle devait affronter Yuri une dernière fois. Après ça, il n’existerait plus dans sa vie. Rien que cette idée lui procura un soulagement incertain.