ÉPISODE 1: MAMIE ARRIVE !

Le matin s’élevait lentement au-dessus de Chinon, comme s’il hésitait à commencer une nouvelle journée chez les Nova. Et on pouvait le comprendre.

Dans la maison à un étage, coincée entre une pâtisserie bio et un garagiste en dépression, le chaos avait déjà commencé. Et dans la famille Nova, le chaos, c’était une tradition. Une religion. Une forme d’art.

Bob, le père, quarante ans, cheveux en bataille et expression de détresse existentielle, courait dans la cuisine avec une chaussette sur une seule jambe, une tasse de café dans l’autre main et un pot de dentifrice ouvert dans la bouche.

— Sofia ! hurla-t-il, la voix étouffée. Où sont mes slips normaux ?! Ceux qui ne grattent pas, ceux qui respirent avec moi !

— Dans le panier à linge, Bob, répondit Sofia depuis le couloir, d’un ton qui mêlait lassitude et menace. Comme chaque matin depuis la naissance de Léo. C’est-à-dire depuis onze ans.

Bob ouvrit le lave-linge, qui n’avait pas été lancé, et contempla les vêtements trempés avec le regard de quelqu’un qui vient de comprendre qu’il ne gagnerait pas aujourd’hui non plus.

Dans l’escalier, Léo, onze ans, descendait avec la posture de quelqu’un qui méprise la gravité. Il portait une chemise impeccable, une cravate, et lisait Le Petit Prince à l’envers — pour la forme.

— J’ai préparé un discours pour Mamie, annonça-t-il sans lever les yeux. Elle doit comprendre que je suis le cerveau de cette famille. Et que je mérite une chambre individuelle avec Wi-Fi renforcé.

— Dans tes rêves, Einstein, lança Xavier, douze ans, qui descendait en trottinette, torse nu, avec un casque de vélo décoré de stickers « Je suis invincible ». Il freina juste devant le frigo, ouvrit la porte et avala un yaourt entier sans cuillère, à l’ancienne.

— Si Mamie me voit en train de tenter mon saut arrière depuis le toit, elle sera fière de moi, dit-il, en hochant la tête.

— Elle sera fière quand tu seras à l’hôpital, et moi, je rigolerai, ajouta Timothée, sept ans, déjà habillé en cow-boy version ninja, avec une flûte à bec accrochée dans le dos comme une arme secrète.

— J’ai piégé sa chambre, déclara-t-il. Dès qu’elle ouvrira l’armoire, “La Cucaracha” se déclenchera en boucle. Et j’ai mis du Vicks dans ses pantoufles.

Sofia entra dans la cuisine avec la posture d’un général romain. Robe repassée, brushing parfait, talons impeccables, sourire crispé.

— Les enfants. Levez vos fesses. Aujourd’hui, c’est le Jour Zéro. Votre grand-mère, ma mère, arrive. Je veux une maison propre, des enfants propres, et zéro débordement. Si elle croit que je suis une mère ratée, elle m’enterre vivante.

— Mais… elle te critique tout le temps, non ?, demanda Léo, intéressé.

— Pas aujourd’hui. Aujourd’hui, on joue la comédie. On est la famille modèle. Sourires, politesse, civilité. Même si ça vous tue.

— Chouette ! s’écria Xavier. On fait semblant d’être normaux ! C’est comme Halloween, mais avec du stress !

— Tu crois qu’elle va m’aimer ?, demanda Bob, apparaissant avec deux chaussettes différentes et un t-shirt trop petit marqué « King du barbecue ».

Sofia le regarda longuement, puis soupira.

— Essaye juste de ne pas parler de ton opération des hémorroïdes à table.

14h00.

Le repas était prêt. Le poulet rôti avait été cuit avec un soin religieux, les pommes de terre parfaitement dorées. La table brillait. Les enfants portaient des chemises propres. Bob portait un pantalon. Léo récitait des citations de Confucius. Timothée faisait semblant d’aimer les légumes.

Et la sonnette retentit.

DING DONG.

Un frisson traversa la maison. Le genre de frisson qu’on ressent juste avant une avalanche.

Sofia ouvrit.

Mamie Lucia, 75 ans, haute, droite comme un balai, avec un regard capable de faire reculer un CRS, entra avec son chihuahua empaillé sous le bras et une valise qui semblait contenir l’Ancien Testament.

— Bonjour, mes pauvres petits adorateurs de l’échec, dit-elle.

Elle balaya la maison du regard. Puis les enfants. Puis Bob.

— Je vois que tu as encore réussi à ne pas épouser un adulte, Sofia. Félicitations.

Bob sourit.

— C’est un talent.

17h00.

Le repas battait son plein. Mamie commentait chaque bouchée.

— Ce poulet est… comestible. Presque.

Timothée faillit s’étouffer de rire. Xavier tenta de faire tourner sa fourchette comme un hélicoptère. Léo, lui, attendait son moment.

— Grand-mère, dit-il, se levant. J’aimerais vous présenter mon projet : dominer le marché européen de la bande dessinée philosophique. J’ai déjà trois abonnés sur mon blog. Dont moi, deux fois.

Mamie haussa un sourcil.

— Tu ressembles à ton oncle Bernard. Il voulait vendre des savons bio à des singes. Il est toujours en prison.

Silence.

Puis Bob, pour détendre l’atmosphère, raconta son rêve de la nuit passée impliquant un flamant rose, une chèvre et un food truck.

— Et le flamant, il parlait espagnol !

Mamie termina son vin d’un trait.

— Je suis ici pour deux semaines. J’ai apporté des feuilles d’exercices. Xavier fera du latin, Léo de l’algèbre avancée. Et Timothée… du silence.

23h00.

Les enfants étaient planqués dans la salle de bain, leur « quartier général ». Brosses à dents en main, stratèges de l’ombre.

— Elle va nous tuer, chuchota Xavier. Léo, fais quelque chose de génial ! Invente une potion ! Un piège ! Un plan !

— Je suis en burn-out, répondit Léo. Elle m’a fait corriger ses sudoku. EN ROMAIN.

Timothée remonta la manche de son pyjama.

— J’ai encore un tour en réserve. J’ai enduit son coussin de ketchup. Demain matin, elle pensera avoir saigné du nez. Et paniquera.

Xavier leva la main pour un high five. Ils rirent. Puis écoutèrent le silence de la maison.

Un silence lourd.

Chargé de tension.

Et d’un seul coup, on entendit la voix de Mamie, dans le noir :

— Je vous entends, mes petits démons. Et je suis ravie d’être là.

Les trois enfants se figèrent. Puis :

— AU SECOURS !