Victor parcourait les couloirs du manoir, un vieux livre sous le bras, le regard fuyant vers le grand portrait familial accroché dans le hall. La toile était déchirée là où aurait dû figurer le visage de son père. Il ne savait rien de cet homme, rien que ce vide douloureux et silencieux, creusé dans l'histoire de sa famille.
Il descendit lentement l'escalier en bois, ses longs cheveux noirs attachés en une queue basse qui balançait doucement dans son dos. Les murs du manoir étaient froids et oppressants, chargés de souvenirs qu'il n'avait pas choisis.
À travers la grande porte, la lande s'étendait, vaste et sauvage. Le brouillard matinal enveloppait l'air humide d'une brume légère, et malgré la fraîcheur, cet extérieur paraissait mille fois plus vivant que les murs de pierre. La lande, avec ses herbes basses et ses chemins incertains, était le seul lieu où Victor se sentait libre.
En contrebas, la petite ville de Dunleigh s'étendait sous un ciel bas. Elle n'était pas prospère, loin de là, mais elle avait ce charme rude des lieux qui traversaient des tempêtes sans jamais plier. C'était là que Victor vivait, entre la lande et le manoir, entre une mère absente et un père dont il ne connaissait rien.
Il ne se souvenait pas de cet homme. Tout ce qu'il savait, c'était que celui-ci était parti bien avant qu'il ne puisse garder un souvenir de lui. Comme ça, volatilisé. Sa mère, fragile et distante, s'était enfermée dans un silence que la maladie rendait encore plus profond. Victor avait toujours pensé que c'était le départ de son père qui l'avait brisée ainsi, qu'elle avait sombré dans cette souffrance depuis ce jour-là.
Il posa la main sur la rambarde de pierre, sentant sous ses doigts la froideur du granit. Le poids du silence l'enveloppait, plus lourd que n'importe quel secret.
***
Victor n'avait pas eu l'intention d'entrer dans la ville. Il était descendu comme on fuit, l'esprit ailleurs. Il avait franchi les grilles du domaine, puis longé les murets couverts de mousse qui bordaient la route menant à Dunleigh. Il s'était arrêté là, à l'orée, comme toujours. La ville l'oppressait. Ou plutôt : les regards, les murmures, l'air un peu plus lourd qu'on y respirait.
C'est un bruit discret qui avait troublé l'immobilité - un sanglot étouffé. En contrebas du chemin, à demi dissimulé derrière une charrette à l'arrêt, un petit garçon se tenait là, environ quatre ans, les mains sales, les joues mouillées de larmes mais le dos droit. Il ne criait pas. Il semblait seulement perdu, les yeux fixés dans le vide comme s'il attendait que quelque chose le ramène.
Victor l'observa un instant, hésitant. Il n'avait jamais su quoi faire avec les enfants. Il approcha malgré tout, le pas mesuré, et se pencha légèrement, sans oser le toucher.
- Tu es perdu ?
Le garçon leva vers lui un visage pâle, mais ne répondit pas. Il cessa pourtant de pleurer. Un long moment passa. Puis il tendit la main, sans un mot, et Victor, pris de court, la saisit.
Ils descendirent ensemble la ruelle pavée. L'enfant ne parlait pas, ne regardait même pas Victor. Il avançait, simplement, comme s'il savait où il allait - et Victor, sans bien comprendre, le suivait, espérait qu'il savait où il allait.
Ils avaient atteint une petite place quand une silhouette surgit au coin de la rue, le souffle court. Une jeune fille rousse, aux traits fins et un peu maigres, avec des taches de rousseur qui parsemaient son visage pâle. Ses yeux bruns brillaient d'un éclat vif. Elle portait des habits d'homme, un peu trop grands pour elle, qui faisaient ressortir sa silhouette frêle. Dans ses bras, un seul pain, serré contre elle comme un trésor fragile.
Elle s'arrêta net en apercevant le petit garçon, et fondit sur lui.
- Dennis ! Mais qu'est-ce que tu fichais, bon sang ?!
Elle se pencha, posa le pain sur le sol, attrapa le garçon et le serra brièvement contre elle avant de se redresser, essoufflée, méfiante, face à Victor. Elle le dévisagea - lui, grand, sombre, inconnu. Il ouvrit la bouche pour parler mais un bruit de course les coupa.
Des pas. Un homme, massif, rouge de colère, déboula à l'angle.
- Voleuse ! Tu crois que j't'ai pas vue, sale petite peste ?
La jeune fille pâlit. Elle ramassa le pain d'un geste sec, agrippa le bras de Dennis, et recula d'un pas. Son regard alla chercher un recoin - une alcôve creusée dans le vieux mur de l'église, à peine assez large. Sans réfléchir, elle tira l'enfant avec elle, se plaqua dans l'ombre. Victor resta seul dans la ruelle.
Le boulanger approchait. Il haletait. Ses bottes claquaient fort.
Victor se redressa.
- Par là, fit-il en désignant la ruelle opposée, le ton calme.
Le boulanger le regarda, hésita. L'accent aristocratique, la silhouette bien droite, la chevalière et l'air froid de ce garçon à l'allure étrange suffirent à semer le doute. Il grommela quelque chose d'inaudible, repartit en maugréant.
Quand tout redevint silencieux, la jeune fille sortit de la cachette, les bras toujours autour de Dennis.
- T'es complètement dingue, dit-elle en chuchotant, un sourire soulagé aux lèvres. Il t'aurait flanqué une rouste, même à toi.
- C'était rien, murmura Victor, évitant son regard.
Elle le scruta un instant, méfiante, comme si elle attendait qu'il dise autre chose. Puis elle souffla doucement.
- Merci, quand même. Ce n'est pas tous les jours qu'on peut compter sur quelqu'un ici.
Elle tendit la main
-Je m'appelle Emma.
Victor la serra, peu habitué à ce genre d'échanges.
- Victor, répondit il. J'ai trouvé Dennis... à l'entrée du village. Tout seul.
Emma fronça les sourcils, surprise.
-Qu'est-ce qu'il fichait là bas ?
Victor haussa les épaules, mal à l'aise.
- Il ne parlait pas beaucoup, il pleurait...
Elle hocha lentement la tête, sans que son expression ne change vraiment.
- Oui, il est un peu... réservé.
Un silence s'installa. Victor s'attendait à une réaction plus marquée, quelque chose de plus grandiose, peut-être. Mais Emma resta là, calme, et continua de lui parler sans que rien dans sa voix ne montre qu'elle s'adressait à un membre de la noblesse.
- Tu viens souvent par ici ? demanda-t-elle, comme si de rien n'était.
Victor ne sut quoi répondre tout de suite. Elle savait qui il était, autant être honnête.
- Non... Pas vraiment. Je préfère rester à l'entrée, justement.
Elle haussa les épaules.
- Je comprends. Ici, on est rarement bien vu quand on vient de là-haut.
Victor baissa la tête.
- Oui.
Emma lui lança un petit sourire.
- Eh bien, si jamais tu te risques à nouveau en ville, fait signe.
Victor sentit un mélange d'étonnement et de gêne.
- D'accord.
Elle prit le pain sous son bras, Dennis par la main, puis tourna les talons sans autre cérémonie, laissant Victor seul.