Le parquet du couloir craqua doucement sous ses pas, un long soupir de bois fatigué qui semblait porter le poids des années. Victor referma lentement la porte d’entrée derrière lui, comme pour ne pas déranger la maison dans son silence épais. La brume humide de la lande s’accrochait encore à ses vêtements, une fine pellicule froide qui contrastait avec l’atmosphère glaciale et figée du manoir.
Il prit l’escalier en colimaçon, ses bottes étouffant à peine les grincements du bois ancien. À mi-chemin, il croisa un domestique, un vieil homme courbé dont les yeux se baissèrent aussitôt qu’ils croisèrent les siens. Le murmure indistinct d’un salut n’eut pas réponse. Victor ne s’y attarda pas. La maison semblait peuplée d’ombres silencieuses. Personne ne cherchait à lui parler, ni même à le regarder vraiment.
À son passage, la lourde porte de la cuisine s’entrouvrit sur une lumière jaune et une chaleur qui n’avaient rien à voir avec le reste du manoir. L’odeur âcre du chou, mêlée à celle du pain rassis et d’un fumet indéfinissable, emplit ses narines. Sur la planche en bois usée, une miche entamée attendait. Sans hésitation, il saisit un couteau et coupa une tranche qu’il enveloppa dans un torchon. L’écho sourd de la porte refermée résonna dans le couloir désert.
Le premier étage avait la froideur d’un mausolée. Le couloir, plus étroit ici, semblait retenir la poussière et le temps. Victor longea la galerie aux rideaux tirés, dont les plis assombris laissaient à peine filtrer la lumière de la lune. Les portraits anciens accrochés aux murs semblaient le suivre du regard, silencieux témoins de générations disparues. Il s’arrêta devant une porte, hésita un instant, puis frappa doucement.
Aucune réponse.
Il ouvrit lentement.
Sa mère était là, immobile dans son fauteuil, figée comme une statue. Le châle déposé sur ses épaules était resté au même endroit, son tissu fin semblait presque fragile dans l’obscurité de la pièce. Ses yeux, fixés à travers la fenêtre, n’avaient plus la lumière de la vie. Elle vivait dans un monde où Victor ne pouvait plus la rejoindre, même en lui parlant.
Sur une petite table, une assiette portait une tranche de pain semblant abandonnée. Il posa délicatement celle qu’il avait prise sur la planchette, puis se dirigea vers l’âtre où le feu s’était presque éteint. Une bûche craqua entre ses doigts quand il la posa pour rallumer les braises.
— Mère, murmura-t-il, hésitant.
Elle cligna des paupières lentement, comme si elle percevait un son lointain. Mais aucune réponse ne vint, aucun signe de conscience. Juste ce silence lourd, cette présence absente.
Il resta là, immobile, les mains enfoncées dans les poches, à la regarder sans savoir quoi dire ni faire. Il aurait voulu lui parler de Dennis, ce petit garçon qu’il avait croisé à l’orée de la ville, ou d’Emma, cette fille au pain, rousse et vive. Mais cela aurait été futile.
Alors, sans bruit, il fit demi-tour, referma doucement la porte derrière lui.
De retour dans sa chambre, il s’assit sur le bord du lit défait, contemplant le plafond austère. L’air était épais, saturé du silence. Il observa ses mains, où quelques miettes de pain s’égrainaient encore, qu’il balaya d’un revers distrait.
Une rafale de vent fit claquer les volets, faisant danser les ombres sur les murs. Dehors, le ciel demeurait d’un gris obstiné, comme si le soleil lui-même avait abandonné cette lande battue par le froid et la brume.
---
La soirée s’était épaissie d’un vent plus vif, battant les vitres avec une insistance presque agressive, rappelant à tous que dehors, la nature ne dormait jamais vraiment.
Le souper, froid et intact, reposait sur l’assiette de Victor. Il n’avait pas faim.
Allongé sur le ventre, le livre de géographie, aux pages jaunies, s’ouvrait à moitié sous son poids. Pourtant, les mots glissaient sans jamais s’ancrer dans son esprit. Ce volume était obsolète, la guerre à laquelle il faisait référence s'était terminée voilà presque un an, et la page portant sur le comté (son futur comté, pensa-t-il en grimaçant) auquel appartenait Dunleigh, portait encore fièrement sur ses blasons le chêne des Ashcombe, la maison de sa mère. Rien sur le nom Neri, celui de son père italien, qui était venu remplacer Ashcombe, déranger l’ordre des choses. Ce nom était devenu pour lui un mystère lourd et distant, un héritage fragile qu’il portait sans vraiment savoir pourquoi.
Peu à peu, ses paupières s’alourdissaient. Il s’endormit, le visage posé contre les pages, tandis que les ombres dansaient sur les murs.
---
Dans le rêve, la lande n’était plus un simple décor mais une présence envahissante. Elle encerclait le manoir, la brume montant jusqu’aux colonnes du perron, glissant sur les pierres et infiltrant les couloirs sombres. Victor marchait pieds nus, les herbes détrempées lui collant à la peau, incapable de discerner où finissait l’intérieur et où commençait l’extérieur.
Le ciel était une masse uniforme de gris sans fin, une toile sans profondeur ni lumière.
Un homme se tenait devant lui, immobile, enveloppé d’un manteau trop long, son visage flou, sans traits. Une tache blanche indistincte là où ses yeux auraient dû être. Pourtant, dans ce rêve étrange, Victor savait que cet homme le connaissait, qu’il l’attendait.
Il tenta de parler, de demander qui il était, mais aucun son ne sortit. Le vent se leva, glacial et violent, faisant voler la brume autour d’eux. L’homme fit un pas vers lui, puis un autre.
Pris de panique, Victor recula, mais ses pieds s’enfoncèrent soudain dans une eau glacée. Il était piégé dans une vaste mare boueuse et trouble. Il trébucha, glissant vers l’abîme invisible.
Quand il releva les yeux, la silhouette avait disparu.
---
Victor s’éveilla en sursaut, le souffle court, le cœur battant. Le livre avait glissé du lit et reposait sur le parquet froid. Dehors, la lande s'étendait sous la lune blafarde, immobile et silencieuse.
Il se redressa lentement, les muscles tendus par la tension du rêve. Ses doigts retrouvèrent le cuir usé du volume, qu’il referma d’un geste sec. Il alla replacer le volume sur l'étagère, entre deux autres, avant de revenir vers son lit.
Doucement, il retira la chevalière des Neri de son annulaire. Le métal froid laissa une empreinte pâle sur sa peau, trace muette de ce lien qu’il portait sans vraiment comprendre. Le lion sur les armoiries lui paru narquois, moqueur. Des fois, il avait l'impression qu'il le narguait. Il posa le bijou sur la table de nuit, près de la bougie éteinte, dans un petit tintement métallique.
Il resta assis un long moment, les coudes posés sur les genoux, les deux mains dans les cheveux . Ses pensées tournaient en rond, sans issue.
Puis il se rallongea. Les draps tièdes l’enveloppèrent, et il ferma les yeux, laissant la lande et la maison à leur sommeil brumeux.
Demain, il retournerait en ville.