CHAPITRE 4

Le lendemain, Victor retourna à la rivière.

L’air était tiède, et l’herbe détrempée collait aux bords de ses bottes. Il connaissait désormais le chemin par cœur. La veille, il avait couru sans attendre Emma, jusqu'à l'échoppe du médecin. C'était la première fois depuis des années qu'il remettait les pieds en ville. Il avait posé sur le comptoir dépoli tout l'argent qu'il avait dans ses poches et avait demandé au médecin, essoufflé, d'aller à l'église y soigner un petit garçon. Il n'avait pas réussi à retrouver Emma après, et n'osa pas aller à l'église, de peur d'interrompre quelque chose. Alors ce matin-là, il espérait la voir.

Emma était déjà à la rivière. Assise sur un rocher plat, les pieds dans l’eau, une ligne à la main. Le filet posé plus loin. Lorsqu’elle leva les yeux vers lui, elle esquissa un mince sourire. Fatigué, mais sincère.

— Il dort, dit-elle sans attendre. Il… dort mieux. Il ne délire plus.

Victor s’approcha, posa son livre sur un tronc d’arbre, encore un peu hésitant.

— Le médecin… est passé ?

— Oui. Merci.

Il y eut un silence. Elle reposa sa ligne, puis, dans un geste presque instinctif, elle s’approcha et le prit dans ses bras.

Un vrai câlin. Sans gêne. Sans détour. Juste ce qu’elle avait, là, dans la poitrine : du soulagement. Du remerciement. Une fatigue immense. Victor resta figé une seconde, puis referma doucement ses bras autour d’elle. Elle sentait la rivière, le vent, la sueur et la peur encore accrochée à ses épaules. Il ne dit rien, il ne savait pas trop quoi dire. Mais il serra un peu plus fort.

Elle recula la première. Reprit sa canne à pêche. S’assit à nouveau.

— Il a donné des médicaments, le médecin. Il a pas dit ce qu’il avait. Juste que ça arrive. Des coups de fièvre comme ça, chez les petits. Y’en a qu’on peut pas expliquer.

Victor s’assit à son tour sur le rocher d’en face, là où ils s’installaient d’habitude. Il l’observa relever son filet, y récupèrer deux poissons. Emma semblait tendue, mais plus calme. Comme si la panique était passée et qu’il ne restait qu’un souffle de vigilance.

— Tu veux qu’on aille relever tes collets après ? proposa-t-il.

Elle haussa les épaules.

— Si tu veux.

Alors ils passèrent la journée ensemble. Elle marchait devant lui, souple, rapide, Victor peinait à suivre son rythme mais ne s’en plaignait pas. Il aimait la regarder faire, voir son attention aux traces, sa précision dans les gestes.Parfois elle lui montrait des empreintes, parfois elle restait silencieuse. Il n’osa pas lui poser trop de questions sur Dennis, de peur de rouvrir la peur. Mais elle, par moments, parlait quand même. Des jours où Dennis courait partout, posait cent questions à la minute. Du fait qu’il aimait inventer des chansons absurdes avec deux notes et des paroles sur la pluie ou les patates.

Plusieurs fois elle adressa un sourire à Victor.

Ils rentrèrent chacun de leur côté à la fin de l’après-midi. Victor resta longtemps à la porte du manoir.

Le lendemain matin, elle n’était pas là.

Pas sur le rocher, pas sur le sentier. Le filet pendait, vide, battant doucement contre la rive. Il attendit une dizaine de minutes, assis, le regard perdu sur l’eau. Quelque chose le tirait à l’intérieur, une sorte de pressentiment flou. Il finit par se lever.

Il marcha vite vers la ville.

Il alla d’abord à l’église.

La sœur qui ouvrit la porte le reconnut, sûrement à sa chevalière, et lui lança un sourire poli mais las. Il posa sa question à voix basse, un peu gauche, comme si les mots pesaient :

— Emma. Est-ce qu’elle est là ?

La sœur le dévisagea. Son sourire s’effaça.

— La petite? Non. Elle est repartie hier soir. Après… après que c’était fini.

Le cœur de Victor s’arrêta une seconde.

— Fini ?

La sœur eut un regard doux, presque trop doux.

— Le petit. Il est parti dans la nuit. Elle est restée un moment. Puis elle l’a enveloppé elle-même. Et elle est partie sans rien dire.

Le silence tomba. Le vide aussi.

— Vous… savez où elle vit ? demanda-t-il.

Elle hocha la tête et lui indiqua un petit chemin de traverse, à la lisière du quartier ouvrier, tout près des grilles du vieux moulin.

Victor s'y mit en route sans réfléchir. Il avait mal au ventre. Il était à la fois triste, inquiet, et déchiré. Et Emma? Elle était toute seule, elle venait de perdre sa dernière famille. Il refusait de la laisser vivre ça toute seule dans une maison vide.

La maison était minuscule. Pas plus large qu’une remise. Un toit en tôle, une porte entrouverte, de la terre battue pour sol. Une fumée maigre s’échappait du tuyau noirci qui servait de cheminée.

Victor frappa. Pas de réponse.

La porte était ouverte. Il entra lentement.

Emma était là, assise devant le feu. Les bras autour des genoux, les yeux rouges, les paupières gonflées. Ses cernes étaient profonds, ses mains serrées sur ses jambes comme pour ne pas se disloquer.

Elle leva les yeux vers lui. Aucune surprise. Elle avait dû sentir ses pas dans la terre.

Il resta figé une seconde, puis s’avança doucement. Il ne savait pas s’il devait s’asseoir. S’il devait parler. Le silence entre eux était si lourd qu’il aurait pu les étouffer.

Emma prit la parole la première. D’une voix rauque. Cassée.

— Il allait mieux. J’te jure.

Victor ne bougea pas.

— Il a dormi toute la journée, hier. Il ne délirait plus. Il a mangé un peu. M’a même demandé si on allait à la rivière.

Sa voix tremblait. Elle s’interrompit, les yeux pleins, mais ne pleura pas. Elle regarda les flammes, comme si la vérité s’y cachait.

— Et puis la nuit… d’un coup… il a recommencé à brûler. Je comprenais pas. J’ai fait tout ce que j’ai pu. J’ai mouillé son front, je lui ai donné les gouttes… Il respirait bizarre. Et puis il s’est arrêté.

Elle marqua un silence. Un vrai, un dur. Victor sentit sa gorge se serrer.

— Il avait même pas six ans, murmura-t-elle. J’sais pas pourquoi. Y’avait pas de signe avant. Il toussait même pas.

Elle se remit à pleurer, cette fois, en silence. Des larmes lentes, sans sanglot. C'était au-delà. Il n’y avait pas de cri. Pas de colère. Juste la cassure.

Victor finit par s’agenouiller près d’elle. Il tendit une main. Elle la prit.